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Les Associations protestantes à Paris/01

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Les Associations protestantes à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 548-579).
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LES
ASSOCIATIONS PROTESTANTES
A PARIS

I.
L’ÉCOLE INDUSTRIELLE. — L’ASILE TEMPORAIRE.

Il est difficile de dire, d’une façon précise, combien de protestans vivent à Paris ; les statistiques officielles du recensement quinquennal ne fournissent à cet égard que des chiffres approximatifs ; je n’en pas douter lorsque j’eus à m’occuper des élémens divers qui composent la population parisienne. L’israélite ne dissimule point sa croyance, il la confesse et s’en fait gloire, car il appartient au peuple de Dieu et date des premiers jours de la création. Pour plus d’un protestant, il n’en est point ainsi : un souvenir redoutable pèse sur les églises de la réforme, et la révocation de l’édit de Nantes, qui fut une des fautes irréparables de la monarchie française, n’est point encore oubliée. Les feuilles de recensement peuvent si facilement devenir des listes de proscription, que bien des hommes timides ont répondu sans franchise aux questions qui leur étaient adressées. Crainte chimérique et défiance mal justifiée ; à moins, cependant, que ce que l’on nomme le progrès des lumières n’engage la libre pensée à dissoudre les associations protestantes, comme elle a déjà dispersé quelques associations catholiques. Cela est peu probable, mais l’attentat commis contre les manifestations d’un culte ne présage rien de bon pour la liberté des autres. En tenant compte de la réserve que je viens d’indiquer et en s’appuyant sur des évaluations recueillies auprès des pasteurs, on ne sera pas, je crois, loin de la vérité en disant que le nombre des protestans de Paris s’élève à 100,000, ce qui est peu pour une population de 2,500,000 habitans. Sont-ils tous de la même communion ? Non pas ; ils sont divisés par des nuances qui, au besoin, constitueraient des sectes, si l’apaisement religieux ne s’était fait depuis longtemps, après avoir ensanglanté l’Europe. Le principe du libre examen, — non sum liber ? a dit saint Paul, — autorise bien des dissidences et favorise les fractionnemens. Sous le nom générique de protestans qu’ils ont reçu aux heures des premières luttes, nous comprenons les calvinistes (église réformée), les luthériens (confession d’Augsbourg), et plusieurs autres groupes plus ou moins importans qui se rattachent par un lien quelconque aux dogmes de la réforme[1]. Chez les protestans, la foi a une tendance marquée à s’individualiser, elle veut ne relever que d’elle-même et se soustrait aux règles inflexibles ; mais dès qu’il s’agit de bienfaisance, elle se généralise et s’exerce indifféremment sur tous ceux dont l’acte de naissance date du 20 décembre 1520, de l’heure où Luther, se dressant contre Rome, jeta au bûcher la bulle qui le condamnait.

Les œuvres que le protestantisme entretient à Paris sont nombreuses : il n’est point difficile de constater que plusieurs ne sont que de propagande et visent à provoquer des conversions. Celles-là échappent nécessairement à notre étude et nous n’avons rien à en dire ; mais j’en compte une soixantaine qui sont d’assistance et de charité ; sans pouvoir rivaliser avec les œuvres catholiques, dont l’ampleur est extraordinaire, elles sont adjuvantes, bien dirigées et considérables, eu égard à la quantité restreinte d’individus auxquels elles s’adressent. Elles embrassent toutes les formes de la faiblesse et de la misère ; elles vont de l’enfance à la vieillesse, du criminel à l’impotent, de l’éducation morale à l’enseignement professionnel, et constituent, en quelque sorte, un cercle où toutes les défaillances de la même communion peuvent se réfugier et s’appuyer. On comprendra que je ne puis étudier successivement chacune de ces œuvres en détail ; ce serait une redite perpétuelle dont la monotonie fatiguerait le lecteur. J’en ai choisi quelques-unes dont l’action se manifeste sur l’enfant, sur l’adulte, sur le vieillard, et suit pas à pas la vie humaine dans ses phases principales. Elles s’engrènent pour ainsi dire l’une dans l’autre et font acte de charité en faveur d’êtres vicieux, malheureux et débiles, qui, sans elles, risqueraient d’être à jamais perdus. Elles enseignent à vivre, elles font continuer à vivre, elles aident à cesser de vivre. Elles font ainsi acte de salut individuel et de préservation sociale.


I. — L’ECOLE INDUSTRIELLE.

C’est une œuvre préventive qui a été conçue loin de Paris, au département de Lot-et-Garonne, dans la petite ville de Montilanquin. Là, M. E. Robin était pasteur protestant, il y a une trentaine d’années ; entraîné par son zèle, il ne se contentait pas de faire le culte pour ses coreligionnaires, il visitait les prisonniers et se rendait souvent à l’ancienne abbaye d’Eysses, située près de Villeneuve, et que l’administration pénitentiaire a convertie en maison centrale. Sur une population moyenne d’un millier de condamnés, M. Robin, trouva quarante protestans ; il devint leur aumônier, eut avec eux des rapports aussi fréquens que le permettait l’éloignement de sa résidence, et, s’efforçant de réveiller les bons sentimens qui s’étaient endormis dans leur cœur, il tenta de les ramener au bien, ou tout au moins de les éloigner du mal. Sa parole ne fut point inutile ; il put s’en convaincre en constatant qu’en l’espace de dix ans le nombre des récidivistes appartenant à la religion réformée avait diminué des deux tiers. Il attribua ce résultat à l’action morale qu’il avait exercée sur les détenus. Cette observation fit naître en lui une idée simple, dont l’application pouvait devenir féconde. Il se dit que, s’il est possible d’agir sur des coupables que la loi a frappés et que la société repousse, à plus forte raison il doit être facile d’expérimenter sur des natures encore jeunes, mais prédisposées aux actions mauvaises, une méthode préventive qui les éloignerait des délits et des crimes ; en un mot, il voulut traiter la maladie avant qu’elle ne fût déclarée, semblable à un médecin qui, reconnaissant certains symptômes morbides, les combattrait par un régime raisonné de prophylaxie. Un vieil axiome juridique dit : réprimer est bien, prévenir est mieux ; il s’en inspira : il résolut de saisir le mal au moment de l’éclosion et de le neutraliser autant qu’il se pourrait. Le milieu où il vivait, dans une petite ville de province, était peu propice à la réalisation de son projet ; les élémens lui faisaient défaut, et nul enfant pervers ou perverti ne lui offrait le moyen de commencer son expérience.

Après être resté quinze ans à Montilanquin, toujours théoriquement préoccupé de la pensée qui le hantait, le pasteur Robin fut appelé à Paris et chargé de la direction de la paroisse de Belleville. Le poste était de choix, et la pêche pouvait être abondante, car il était placé au milieu du vivier ; il était dans le pays même du vagabondage, là où l’enfant se perd presque naturellement, entraîné par l’exemple, peu surveillé par la famille, fuyant le travail contraire à ses instincts, et avide d’une liberté qui l’excite aux sottises avant de le pousser au méfait. Belleville, La Villette, Ménilmontant sont les lieux de prédilection où se recrute le personnel que « la correction paternelle » envoie achever de se perdre à cette prison dépravée de la Petite-Roquette, qui devrait disparaître, comme ont disparu les cloaques dont Paris était empoisonné jadis. Tout a été dit sur cette geôle, qui produit un résultat inverse de celui que l’on cherche ; il n’y a plus à y revenir ; l’expérimentation n’a que trop duré, il serait temps d’y mettre fin, car on peut affirmer que, sauf quelques très rares exceptions, cette maison d’amendement a détruit tous ceux qu’elle avait mission de sauver. L’uniformité même de la discipline, la brutalité de la cellule, sont une cause de perdition pour les natures ondoyantes et multiples de l’enfance. Seul avec lui-même, l’enfant se conseille mal ; la répression dont il est l’objet est le plus souvent disproportionnée avec la faute commise ; il le comprend, s’insurge contre l’injustice dont il est on dont il se croit la victime ; de là naissent en lui des sentimens de révolte qui mûrissent lentement, trouvent leur formule et s’exerceront plus tard sur une société pour laquelle il n’éprouve plus que de la haine. Les jeunes filles qui traversent la correction paternelle à Saint-Lazare en sortent pourries, les garçons qui la subissent à la Petite-Roquette en sortent prêts au crime. Tout cela est à changer, car ces deux léproseries morales sont indignes d’une nation civilisée.

Je n’ai jamais compris pourquoi, dans nos colonies en formation, — l’Algérie, le Sénégal, le Tonkin, bientôt Madagascar, — nous n’avons pas des établissemens, non pas de correction, mais d’éducation, où l’on enverrait les jeunes vagabonds qui pullulent en France. Tout en leur distribuant un bon enseignement primaire, il serait facile de développer leur adresse, leur force, leur agilité et d’en faire, pour les troupes d’outre-mer, des recrues acclimatées, déjà façonnées au maniement des armes et qui seraient redoutables aux heures de combat. On n’a qu’à se rappeler l’héroïsme dont la légion étrangère a fait preuve sur les rives du Fleuve-Rouge, pour comprendre que la plupart des hommes qui repoussent les conventions sociales sont de précieux auxiliaires dans les aventures lointaines. En tout cas, il vaut mieux exercer des conscrits que de garder des détenus.

Lorsque l’enfant est saisi par le vagabondage, à l’heure où il devrait recevoir les leçons de l’école, s’initier à l’apprentissage d’un métier, en un mot, se préparer à la vie, le pauvre petit est dévoyé ; il a pris, sans trop le savoir, la route qui aboutit à la porte des prisons ; il sera pernicieux aux autres, pernicieux à lui-même, et pour n’avoir pas été arrêté sur son chemin néfaste, il roulera jusqu’au fond des bourbiers. M. le pasteur Robin disait à des gens de bien réunis pour porter secours à l’enfance abandonnée : « Sur 6,765 enfans des colonies agricoles, 4,267 sont illettrés et 4,119 sont incapables d’exercer aucune profession. » Il en concluait que la question pénitentiaire est avant tout une question d’éducation ; soit, mais à la condition que l’éducation soit, autant que possible, préventive et qu’elle puisse faire son œuvre avant que les habitudes de vagabondage ne soient devenues invétérées ; car le vagabondage est une passion qui ne lâche plus celui dont elle s’est emparé. C’est pourquoi il faut agir de bonne heure sur l’enfant, si l’on veut essayer en sa faveur un acte de sauvetage sérieux, où il pourra trouver la sécurité de son avenir. Plus le vagabond est jeune, plus on a de chances de l’arracher au vice et à tout ce qui s’ensuit. Vers la quinzième année, il n’est déjà plus temps. Je puis, à cet égard, citer un fait qui m’est personnel.

En 1878, un jour que j’étais au greffe du dépôt près la préfecture de police, occupé à relever des notes pour un travail que je faisais alors, je vis arriver un gamin d’environ quinze ans, l’air penaud et la face intelligente ; il s’appelait Ernest B…, orphelin, sans domicile, trouvé endormi sur la voie publique, arrêté et conduit au poste. L’avant-veille, il avait été renvoyé d’une imprimerie où il était apprenti typographe, parce qu’il avait été impertinent avec un contremaître. Ne sachant où aller coucher, errant dans les rues, il avait été « ramassé » par un sergent de ville. Le cas n’était pas pendable, mais il pouvait motiver l’envoi à la Petite-Roquette. Je répondis de lui, j’évitai l’écrou, je le fis loger dans un garni et m’occupai de lui trouver un emploi. Les imprimeries auxquelles je m’adressai ne purent l’utiliser ; un de mes amis, le vicomte de C…, auquel j’en parlai, le prit comme domestique supplémentaire. Le garçon n’était pas bête, il sut rapidement se débrouiller et aurait bien fait son service, s’il n’eût trop prolongé les courses qu’on lui donnait à faire et s’il n’eût multiplié les sorties qu’il s’accordait de sa propre autorité. Il devint assez indiscipliné pour que l’on fût dans la nécessité de le congédier. Deux mois après, il était à Mazas en prévention : vol de livres à un étalage. J’allai le voir ; tout en affirmant son innocence, il me dit qu’il aimait mieux vivre au hasard, car l’existence régulière qu’il avait été contraint de mener ne lui convenait pas ; il fut condamné à un ou deux mois de prison. Quelque temps après avoir purgé sa peine, il vint chez moi ; il était vêtu d’une redingote en castorine qui n’était point faite pour sa taille ; il me dit qu’il travaillait et gagnait son pain. Je l’encourageai à ne pas faire trop de sottises et à s’engager dans un régiment d’Algérie, le plus tôt qu’il pourrait. Il me le promit, je ne le revis plus. En 1882, un vol avec effraction fut commis chez le vicomte de C… ; en 1883, un vol analogue fut commis dans les chambres de domestiques dépendant de mon appartement. La bande des « casseurs de portes et des cambrioleurs » fut arrêtée ; Ernest B… en faisait partie. Au cours de l’instruction, il fut convaincu d’avoir, avec un complice, assassiné un ébéniste brocanteur ; il fut condamné à mort ; la grâce du président de la république descendit sur lui, et il est actuellement forçat à perpétuité à la Nouvelle-Calédonie. C’est le vagabondage qui l’a conduit dans les pénitenciers d’outre-mer ; lorsque l’on est intervenu pour rectifier sa vie, il était trop tard, le pli était pris, rien n’a réussi à l’effacer. Si l’on avait pu agir sur lui entre l’âge de dix à douze ans, il est probable qu’on l’eût redressé et que l’on en eût fait un bon ouvrier, car il était d’intelligence ouverte ; au lieu de cela, il ne s’est laissé guider que par lui-même et il est devenu un assassin.

Celui-là avait, non pas une excuse, mais une atténuation aux goûts d’indépendance qui ont tué ses bons instincts et fertilisé ses mauvais penchans ; il était orphelin, ne relevant que de lui-même et contraint, dès l’enfance, à pourvoir à ses besoins ; mais combien en existe-t-il, plus coupables encore, qui désertent la maison paternelle et s’en vont courir les hasards pour fuir toute direction et échapper à toute surveillance ? Calcul décevant qui les entraîne au dépôt, puis sur la sellette des tribunaux correctionnels, et enfin dans les cellules de la Petite-Roquette. L’église a vu juste quand elle a fait de la paresse un péché capital : socialement, c’est une maladie mortelle. Elle frappe à coup sûr, mieux encore que la peste et le choléra. Bien des enfans, pour se soustraire à la besogne imposée dans la famille ou à l’atelier, prennent la vie errante sans se douter qu’ils vont se condamner à un labeur terrible, qui bien souvent aboutit aux travaux forcés. Du vagabondage au vol, il n’y a qu’un pas, qui bien vite est franchi ; on le sait dans ce vilain monde, mais on n’hésite guère ; et cependant on peut affirmer qu’un simple ouvrier, de bonne conduite, gagne plus dans son année qu’un voleur habile ; mais la nécessité d’être assidu au travail leur fait horreur ; ils ont bien choisi leur nom ; ils s’appellent : la pègre, de piger, qui signifie paresseux. Tous les hommes qui se sont occupés du système pénitentiaire et des détenus savent que le vagabondage de l’enfance prépare les crimes de la virilité ; pour le crime, le vagabondage est l’école primaire, et la détention en commun est l’école normale ; c’est pourquoi les gens de bien rêvent d’établir des maisons d’hospitalité laborieuse pour les enfans et d’imposer le régime de l’isolement à tous les condamnés. C’est le seul moyen, dans une certaine mesure, de sauvegarder la société des périls qui la menacent sans cesse.

Ces réflexions, il est fort probable que M. le pasteur Robin les avait souvent faites pendant qu’il habitait Montflanquin et qu’il visitait la maison centrale d’Eysses, où il recevait les confidences de ses coreligionnaires détenus. Elles se présentèrent plus vivement encore à son esprit, lorsqu’il fut installé à Belleville et qu’il put voir les bandes de gamins errans à travers le square des Buttes-Chaumont et sur les terrains vagues que traverse la rue des Pyrénées. Là, des enfans se sont creusé des tanières et y viennent dormir, comme les chiens des prairies ; les fours à plâtre des carrières d’Amérique ne sont pas loin, et l’on y a chaud pendant les nuits d’hiver. Dans l’arrondissement, dans les quartiers voisins, les faux ménages ne sont point rares ; les pauvres petits êtres qui sont issus de ces unions fortuites sont peu surveillés, ils prennent la clé des champs pendant que le père boit au cabaret et que la mère danse au bal public. Le dévergondage de la famille accidentelle fait la mauvaise conduite de l’enfant. S’il ne reparaît pas, le soir, à l’heure du coucher, on s’inquiète : « Où donc est le petit ? » on se met en quête, on le retrouve baguenaudant au long des rues ; on lui donne une bourrade et on le ramène au logis. Il recommence ; on ne s’en émeut guère. Bast ! il reviendra. Il ne revient plus ; la mère en parle quelquefois, le père répond : « Laisse-moi donc tranquille avec ton méchant gosse ! Il est parti, bon débarras ! » C’en est fait de l’enfant, à moins qu’une main secourable ne le saisisse et ne l’emporte là où l’on enseigne le travail et la moralité. Pour sauver un garçonnet qui s’égare et bientôt ne saura plus où retrouver le bon chemin, il faut l’intervention administrative, une sentence judiciaire ou l’autorisation des parens, qui ne la refusent jamais, car c’est tout bénéfice pour eux.

L’Angleterre, qui parfois pousse jusqu’à l’absurde le respect de la liberté individuelle, a jugé que le vagabondage était une maladie sociale que l’on ne pouvait combattre trop énergiquement, et elle l’a frappé d’une mesure draconienne ; à l’article 14 de la loi votée en 1366, elle a édicté la disposition que voici, et qui ferait jeter les hauts cris en France si l’on tentait de l’y appliquer : « Toute personne a le droit d’amener devant le magistrat, qui peut ordonner l’internement dans une école industrielle reconnue, tout enfant paraissant âgé de moins de quatorze ans trouvé en état de vagabondage, en état de mendicité ou en compagnie de gens connus comme voleurs. » Ceci est de l’arbitraire de qualité supérieure ; mais l’Angleterre est une personne pratique, qui ne s’arrête guère aux questions de sentiment et qui prend le mal au début, afin d’en limiter l’expansion et la contagion. Une loi semblable serait-elle possible en notre pays ? J’en doute, et cependant le bon moyen de diminuer la population des maisons centrales est d’augmenter celle des écoles où l’enfant vicieux est soumis à un régime qui peut provoquer sa guérison. En présence de l’encombrement des pénitenciers et de l’augmentation presque régulière des récidives, on ne saurait faire trop d’efforts pour préserver l’enfance de toute contamination.

M. le pasteur Robin était et est encore un membre actif de la Société de patronage des libérés protestans, qui est née à la même époque que celle que fonda M. de Lamarque, et dont M. Bérenger est actuellement le président[2]. C’est sur cette société qu’il voulut s’appuyer pour créer une œuvre de protection en faveur de l’enfance, mise en péril par les fréquentations malsaines et l’absence de toute direction morale. Je crois bien qu’il fit un essai personnel avant de s’adresser à ses coreligionnaires. Il recueillit deux enfans abandonnés ou qui s’étaient évadés de la maison paternelle ; ils n’avaient ni feu ni lieu, vivaient comme des sauvages, hargneux et grossiers, sachant éviter a les cognes, » qui sont les gardiens de la paix, dépenaillés, dormant de ci, de-là, au hasard du gîte qu’ils découvraient, et se préparant une existence dont le bagne aurait vu la fin. L’un d’eux n’était pas seulement un vagabond, c’était un voleur, assez adroit pour ne s’être jamais laissé surprendre, mais de main alerte et peu scrupuleuse. Le pasteur y mit du zèle, car il a réussi dans la tâche qu’il avait entreprise. Sous son influence, ces deux vauriens se sont relevés. L’un est un bon ouvrier ; l’autre s’est engagé lorsque son âge le lui permit. Dernièrement, il est venu voir le pasteur Robin, qui a eu quelque peine à le reconnaître sous le costume d’un officier décoré de la médaille militaire, mais encore un peu pâle d’une blessure reçue dans un pays que l’on peut deviner, mais dont je ne prononcerai pas le nom. Il disait au pasteur : « Jamais je ne pourrai m’acquitter de ce que je vous dois ; c’est vous qui m’avez sauvé. » Le pasteur lui demanda : « Maintenant, qu’allez-vous faire ? » Il répondit : « Travailler, travailler sans cesse, et travailler encore, afin de réparer le temps perdu et de ne point faire rougir de moi le corps d’officiers auquel j’ai l’honneur d’appartenir. » M. le pasteur Robin aime à citer cet exemple, et l’on ne saurait l’en blâmer.

Encouragé par ce premier succès, qui n’était alors qu’à l’état de promesse, le pasteur provoqua une réunion de ses coreligionnaires afin de procédera la fondation d’une société de protection pour les enfans abandonnés. La première séance eut lieu le 16 avril 1874 ; j’en ai le procès-verbal sous les yeux, et, parmi les assistans, je compte les principaux banquiers protestans de Paris. On leur offrait une œuvre de bien à accomplir, ils n’hésitèrent pas ; la création de la Société protectrice fut admise en principe.

Le 26 avril, la fondation définitive fut votée ; on nomme une commission d’élaboration pour fixer les attributions et rédiger le règlement de l’établissement qui allait naître. Au cours de la discussion, on demande quelques renseignemens statistiques, afin d’être fixé sur l’importance de la maison qu’il s’agit d’ouvrir ; le pasteur Robin répond : « Parmi les hommes condamnés, on compte 1 protestant sur 43, et pour les enfans, 1 seulement sur 81. » Pour bien savoir ce que l’on voulait faire, on s’était inspiré de l’expérience des pays étrangers, et c’est à l’Angleterre que l’on avait demandé des leçons à suivre. Le parlement anglais ayant constaté que l’emprisonnement et la séquestration, sous prétexte de correction paternelle, ne produisent que des résultats négatifs, sinon pernicieux, vota, en 1857, la création d’établissemens exclusivement consacrés à l’enfance insoumise, vicieuse, vagabonde, et les désigna sous le nom d’écoles industrielles, spécifiant ainsi le but que l’on visait et qui est de donner aux enfans l’instruction primaire, tout en leur enseignant un métier. La multiplication de ces écoles a été rapide : en 1861, on en comptait 40, et plus de 100 en 1872. Le résultat est appréciable, car le nombre des jeunes détenus ayant commis des délits ou des crimes a diminué de 20 pour 100. L’exemple était encourageant, et, dans les proportions minimes où l’on pouvait agir, on se modela sur les méthodes adoptées en Angleterre et en Amérique. Le premier soin fut de déterminer les conditions d’admission des enfans : « 1° être protestant ; 2° être âgé de dix ans révolus et de moins de seize ans ; 3° signer un contrat d’apprentissage dont la durée n’est pas moindre de quatre ans ; 4° fournir un certificat de médecin attestant que l’enfant jouit d’une bonne santé habituelle et a été vacciné ; 5° payer une pension mensuelle de 30 francs, plus le trousseau d’entrée qui est de 60 francs. » Relativement à cette dernière clause, il restait sous-entendu que si les familles ne pouvaient acquitter les frais de l’école, la charité protestante y pourvoirait : elle y pourvoit.

On ne put éviter les tâtonnemens ; toute œuvre qui débute en rencontre et s’y heurte ; il ne faut point s’en plaindre, car souvent c’est de là que se forme l’expérience qui permet de rassembler ses forces, de concentrer son action bienfaisante et d’être réellement utile. On procéda avec prudence, et ce fut seulement quatre années après les premières réunions dont je viens de parler que « la Société d’éducation et de patronage des enfans protestans insoumis » fut autorisée par le ministère de l’intérieur, en vertu d’un arrêté du 31 mars 1878. Pour recueillir les fonds indispensables à l’achat et à l’aménagement spécial d’une maison, on s’adressa à la bienfaisance protestante, qui répondit. On eut une idée ingénieuse : on fit appel aux enfans riches, en leur demandant d’être pitoyables aux enfans pauvres ; on invoqua l’exemple de Celui qui, selon saint Luc, est venu chercher et sauver ce qui était perdu. Ceux que l’on désirait associer à la bonne action ne furent point sourds ; l’émulation fut vive, et l’aumônière du pasteur reçut plus d’une petite épargne qui, sans doute, avait été destinée au pâtissier ou au marchand de jouets. Les enfans auxquels nulle gâterie n’est ménagée dans le logis de leur mère, qui, dès leur naissance, grandissent au milieu du luxe et des superfluités de la richesse, s’empressèrent à secourir la misère matérielle et morale des enfans pervertis. Cela est bien, et, s’ils y ont contracté le goût de la charité, c’est grand service qu’on leur a rendu en fécondant pour leur âme les germes de la plus belle de toutes les vertus.

On commença modestement avant de s’étendre, l’œuvre voulut faire ses preuves, qui furent promptement faites ; au bout d’une seule année, il fallut s’agrandir, car l’atelier et l’école ne suffisaient plus : vingt enfans les remplissaient ; c’est tout ce que l’on y pouvait admettre. D’autres pauvres petits frappaient à la porte ; il eût été cruel de ne point la leur ouvrir, et, en 1879, on construisit un établissement où cinquante enfans pourraient trouver asile et protection. On avait calculé que ce nombre correspondait à la moyenne de ce que les familles protestantes appartenant à la population parisienne pouvaient fournir d’enfans ayant besoin d’être traités par un système d’orthopédie morale. Ce calcul était celui de la bienfaisance, il était exagéré ; je lis dans une lettre d’un pasteur : « Si le chiffre de cinquante n’est pas atteint, c’est que les insoumis nous manquent. » On n’a pas à le déplorer.

La maison est située rue Clavel, no 7, et s’ouvre par une grille qui donne accès dans un vaste préau ; deux pavillons flanquent l’entrée et sont réservés, celui de droite aux bureaux et au logement du directeur, celui de gauche à la cuisine et au réfectoire. Deux grands arbres prouvent que l’on s’est installé sur l’emplacement d’un ancien parc. On a jeté bas des marronniers vénérables ; on les regrette aujourd’hui, car ce n’est pas le lierre que l’on fait grimper au long des murs qui les remplacera jamais. Çà et là, des instrumens de gymnastique : un portique, un tremplin, des barres transversales. Je cherche les mâts, les cordes lisses, les cordes à nœuds, les perches, les trapèzes, les haltères, et je suis étonné de ne point les voir, car jamais un gymnase destiné à des enfans âgés de dix à dix-huit ans n’est assez amplement outillé. Au fond du préau, avec l’aspect d’une petite fabrique de province, l’école industrielle élève ses deux étages : au premier, les ateliers ; au second, le dortoir ; dans le sous-sol, une large cave bien aérée où les enfans peuvent jouer pendant les jours de pluie. L’établissement est séparé des jardins voisins par des murs trop bas, qu’il est facile de franchir et qui sont propices aux évasions. Parfois un gamin s’en va, car le vagabondage l’appelle au dehors ; on ne tarde pas à le ramener, à moins qu’il ne revienne de lui-même, l’air contrit, le regard inquiet,


Tirant l’aile et traînant le pied.


Est-on bien sévère pour ces escapades ? Je ne le crois pas, car là, plus que partout ailleurs, on doit savoir qu’il faut avoir subi les effets d’une éducation persistante pour renoncer à la vie indomptée et à l’attrait des habitudes perverses. J’imagine que les coupables en sont quittes pour un sermon dont la longueur équivaut à un châtiment.

Les enfans que j’ai vus là appartiennent, pour la plupart, à la plèbe du vice précoce, qui semble réservée à la Petite-Roquette et aux orphelinats de correction charitable. Tous, sans exception, rentrent dans une des quatre espèces qui constituent le fond même du vagabondage parisien ; ils sont ou d’une intelligence habile au mal, — ou bornés et passifs, — ou stupides, — ou délaissés par leur famille et réduits à la nécessité de gagner leur vie sans en avoir la force. Ceux-ci sont très intéressans, on ne saurait leur venir en aide avec trop d’insistance. C’est, je crois, sur la première et la dernière catégorie qu’il est le plus facile d’exercer une influence préservatrice. Dans l’énergie des uns, parfois poussée jusqu’à la révolte, il n’est pas impossible de découvrir les élémens de la persistance ; du courage et souvent de la vanité, qui surexcite et entretient l’émulation dont on peut tirer parti pour des actions louables. Dans ce monde où les vices ne sont encore qu’à l’état embryonnaire, ces polissons insurgés et violons forment une sorte de caste à part ; selon qu’on les livrera à eux-mêmes ou que l’on parviendra à convertir leurs défauts en qualités, ils seront de redoutables criminels ou d’excellens soldats, « débrouillards » et aptes aux coups de main. Sur les autres, sur ceux que la famille a rejetés par indifférence ou pour se délivrer d’une charge pesante, l’œuvre d’amélioration est facile ; ils s’y prêtent ; l’irrégularité de leur existence n’a été qu’accidentelle et pour ainsi dire forcée ; le mal eût été pour eux une sorte de fatalité qu’ils auraient, au début, subie à contre-cœur et dont la dureté de leur sort aurait fait une habitude ; le bien les attire, et ils s’y livrent sans hésiter lorsqu’on le leur offre, car ils en comprennent l’utilité. De cette classe de petits vagabonds, on est en droit de tout espérer, quand on sait faire germer les bonnes semences qu’ils contiennent, quand on les aime et que l’on en prend soin. il ne faudrait pas beaucoup forcer l’histoire pour démontrer qu’un « voyou » déluré peut devenir célèbre, être le plus grand chirurgien de son temps et s’appeler Dupuytren.

M. Charles Robert, dont le ministère de l’instruction publique a gardé bon souvenir, et qui est un des fondateurs de l’école industrielle protestante, a raconté l’histoire d’un enfant qu’il a vu et interrogé dans une des cellules de la Petite-Roquette[3]. Il en est peu de plus instructives. Ce pauvre petit détenu n’a d’autre nom que son numéro d’écrou ; il s’appelle 784. Il est né en 1861 et est élevé par une grand’mère qui lui apprend à prier et lui enseigne quelques principes de morale ; son père s’enivre, sa mère mène une existence déréglée et le force à mendier en le taxant à 10 sous par jour. Il est honteux de ce qu’on lui fait faire, il n’a que dix ans et demi, mais il a la pudeur de sa dignité, et se sauve de Reims, qu’il habite, après avoir pris dans le porte-monnaie de sa mère 16 sous pour ses frais de route. Poussé par l’esprit d’aventure, il partait pour découvrir le monde. À Laon, il va manger à la caserne ; vivant au hasard, d’un morceau de pain reçu à la porte d’une ferme, d’une betterave arrachée dans un champ, il traverse Clermont, Pierrefitte, Saint-Denis, et arrive, un soir, à Paris, stupéfait de tant de lumières, de bruit et de voitures. Un sergent de ville voulut l’arrêter comme vagabond ; l’enfant était intelligent, il plaida sa cause avec vivacité, les curieux s’attroupèrent, une bonne femme le réclama, on fit une collecte pour lui, il fut laissé en liberté, et le lendemain, ayant en poche la somme de 32 sous, il partit pour Lyon, à pied, au long de la route, comme un bon petit piéton qu’il était. Il s’emploie où il peut, gagne son pain, visite Lyon pendant quinze jours, descend le Rhône jusqu’à Arles en épluchant les légumes pour le cuisinier d’un bateau à vapeur ; il va voir la mer à Marseille, puis, refoulant sa voie, il revient à Lyon, s’attache à un cirque américain dont il balaie l’arène, l’accompagne à Belfort, à Strasbourg, et là, tourmenté par le mal du pays, il se dirige vers la ville de Guise où il est né. L’hiver l’arrête à Haut-Clocher, dans le département de la Meurthe ; il y passe quelques mois, chez un cultivateur, à conduire les chevaux d’une charrue ; on le maltraite, il reprend sa route, passe par Guise et Reims, où il ne peut se décider à rester, parce que ce qu’il voit dans la maison paternelle lui cause un insurmontable dégoût. Il revient à Paris ; il est immédiatement arrêté, traduit en police correctionnelle sous l’inculpation de vagabondage et envoyé à la Petite-Roquette. Lorsque M. Charles Robert l’y vit, on allait le diriger sur la colonie agricole de Lamothe-Beuvron. Si cet enfant n’a pas été préservé du mal, s’il n’a pas développé ses qualités d’intelligence et de probité qui sont remarquables, — car pendant toutes ses pérégrinations on n’a pas un acte d’indélicatesse à lui reprocher, — si on ne l’a pas mis à même de pourvoir honnêtement à ses besoins, il ne faut en accuser que l’indifférence ou les mauvaises méthodes de ceux qui auront en charge de son salut. Dans la tribu du jeune vagabondage de Paris, de pareils enfans ne sont point rares ; la Petite-Roquette les perd à jamais, les écoles industrielles peuvent les sauver à toujours.

Les deux autres catégories, les passifs et les incapables, offrent naturellement une force de résistance contre laquelle les efforts les meilleurs viennent trop souvent se briser. Les premiers sont dénués de volonté ; comme des girouettes ils tournent à tous les vents ; les bonnes résolutions ne leur manquent pas, mais elles ne sont point de contexture solide, elles semblent se désagréger d’elles-mêmes et ne résistent ni à un conseil perfide ni à une mauvaise incitation. Ces êtres-là sont à plaindre ; ils ne sont point méchans, mais leur faiblesse les rend malfaisans ; ils sont le bouc émissaire de tous les mauvais tours auxquels s’ingénient les polissons ; on les met en avant, quitte à les lâcher à l’heure du péril et à les charger outrageusement lorsque le commissaire de police intervient. J’ai connu plus d’un détenu de cette espèce : ils font pitié, car les étapes de leur vie sont marquées d’avance dans les geôles et dans les cabanons. La veille de leur mise en liberté, ils pleurent de repentir, ils jurent que jamais ils ne retomberont en faute ; ils sont sincères, mais on les connaît. Lorsqu’ils quittent la prison, ils disent adieu aux surveillans, qui leur répondent : « Au revoir. » En effet, deux jours après on les ramène ; ils ont commis un nouveau délit. Si on le leur reproche, ils disent : « Je ne sais pas comment ça s’est fait ; » et ne mentent pas. Rien, ni soin, ni morale, ni aide matérielle, ni bons conseils, ni sévérité, ni indulgence, ne leur donnera ce qui leur manque : la volonté, sans quoi l’homme reste impuissant vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi-même. Quant aux, derniers, aux incapables, ils ont une cervelle atrophiée qui reste impénétrable au raisonnement ; à tout ce qu’on leur dit, ils répondent avec douceur : « Oui, monsieur, » et n’ont rien compris. Ceux-là seront victimes de tout événement, de tout accident qui les heurtera. Dans la tragi-comédie humaine, ils sont condamnés à jouer à perpétuité le rôle de niais.

Actuellement, 34 enfans sont en apprentissage à l’école professionnelle ; 18 y ont été placés par leur famille, 7 ont été envoyés par l’Assistance publique, 9 proviennent de la Petite-Roquette. Ceux-là, on a été les chercher. La Société protestante se préoccupe des jeunes détenus appartenant à sa communion. Les pasteurs ont droit d’entrée et de visite dans la prison de la correction paternelle ; quand ils découvrent un enfant en prévention pour vagabondage ou pour un délit qui n’offre pas de gravité, ils obtiennent que ce malheureux leur soit confié avant d’être traduit devant les tribunaux ; ils lui épargnent de la sorte la note fâcheuse du casier judiciaire, et à la séquestration ils substituent la classe et l’atelier, ce qui est un inappréciable bienfait. Si l’enfant n’a pu éviter les rigueurs du code pénal, il n’en est pas moins le pupille de la Société de protection, qui l’accueille et redouble d’efforts à son égard lorsque l’heure de la libération a sonné. Les enfans dont l’Assistance publique se décharge au profit ou au détriment de l’école professionnelle appartiennent généralement à des gens misérables, qui estiment que le proverbe : « Dieu bénit les familles nombreuses, » ne trouve pas toujours son application. L’impossibilité de pourvoir aux besoins d’un garçonnet autorise celui-ci à courir la prétentaine, à déserter la mansarde où il n’y a point place pour lui, à tendre la main pour récolter quelques sous et parfois à voler pour manger. La tutelle de la société peut s’exercer alors avec la double satisfaction de soulager la pauvreté et d’arracher à l’océan des vices un enfant près d’y sombrer.

Une femme reste veuve avec cinq enfans : nul moyen de subsister que quelques travaux de couture ; elle n’échappe ni au dénûment ni à la faim permanente. L’aîné à treize ans ; c’est le type du gamin de Paris, alerte, se faufilant partout, trop précoce, volant à l’étalage des épiciers, ouvrant la portière des fiacres pour gagner 2 sous dont il achètera du pain, buvant aux fontaines Wallace et capable de suivre jusqu’au bout du monde la musique d’un régiment en marche. La mère se plaint de ce fils indiscipliné ; elle s’adresse à l’Assistance publique : « Prenez-le-moi, je ne sais qu’en faire et je ne puis le nourrir. » L’enfant est expédié à l’école industrielle ; je l’y ai vu, il n’y fait point mauvaise figure. Il n’est pas indompté, il est goguenard, le geste est provocant, la voix est a canaille, » l’œil a de l’impudence ; il est adroit et va vite en besogne. Si on ne le nettoie pas, si, lorsqu’il quittera l’école, on ne lui dit pas : All right, tout va bien, — j’en serais surpris, car il possède la qualité qui mène droit au salut : il est bon. Lors du premier de l’an, un de ses oncles est venu le voir et lui a donné 6 francs ; c’est là une grosse somme, et plus d’un aurait attendu son jour de sortie pour faire a la noce. » L’enfant n’eut ni fin ni cesse qu’il n’eut obtenu l’autorisation de courir chez sa mère afin de lui porter son petit trésor, sans prélever un centime pour lui. Toute gratification qu’il mérite par son travail est précieusement conservée et reçoit la même destination. En le regardant, je ne pouvais m’empêcher de me répéter le titre d’une pièce de Berquin : Un bon cœur fait pardonner bien des étourderies.

Tous les enfans ne séjournent pas à la maison de la rue Clavel ; plusieurs d’entre eux, une quinzaine environ, sont apprentis à l’extérieur chez des serruriers, des relieurs, des tapissiers ; mais ils y viennent coucher et y prendre leurs repas. On n’a pas à se plaindre de la liberté relative qu’on leur accorde, bien peu en abusent, car ceux qui jouissent de cette prérogative très enviée sont déjà grandelets ; la discipline très douce qui leur a été imposée, le travail régulier auquel ils ont été astreints, les a façonnés et, si l’on peut dire, civilisés en détruisant, ou tout au moins en atténuant la violence de leurs habitudes sauvages. Je ne dis pas que l’ancien vagabond résistera à une partie de bouchon proposée par des camarades de rencontre, mais quand il l’aura terminée, il courra si vite pour arriver à l’atelier ou rentrer à l’école, que l’on ne s’apercevra pas trop qu’il est en retard. De ces apprentis externes, on a rarement à se plaindre, et les résultats que l’on a obtenus avec eux suffiraient seuls à démontrer l’utilité de la Société protectrice des entons protestans insoumis.

Les autres élèves de l’école professionnelle, ceux qui sont assujettis au régime de l’internat et pour lesquels la porte de sortie ne s’ouvre pas, sont au nombre de vingt environ ; ils sont divisés en deux ateliers, dirigés chacun par un contremaître relevant d’un patron qui les surveille, distribue et vérifie le travail. Tous apprennent le même métier : la cordonnerie. Assis sur le tabouret de paille, devant l’établi chargé d’outils et de clous, en silence, tirant le fil poissé, battant le cuir et ferrant la semelle, ils sont à leurs pièces, c’est-à-dire qu’ils doivent, chaque jour, produire une somme de travail déterminée. Sont-ils d’habiles ouvriers, je n’en puis rien dire, étant mal expert en telle matière, mais je sais qu’il faut deux années d’apprentissage au moins pour mettre un soulier en forme. Selon leur degré d’habileté, les élèves de l’école industrielle sont divisés en apprentis du vieux, du neuf et du bourgeois : c’est là le langage de la corporation des saints Crépin et Crépinien ; il s’explique de lui-même sans qu’il soit besoin de le commenter. On fabrique de treize à quatorze cents paires de chaussures par an ; la principale clientèle est celle des divers orphelinats appartenant à la religion protestante. Les œuvres s’aident entre elles et font acte d’ensemble pour le salut des malheureux de leur communion. Le prix des pensions, les subventions, la vente, permettent d’avoir un budget presque en équilibre ; l’année 1886, qui a dépensé 24,936 fr. 95, a encaissé 24,438 fr. 50, ce qui réduit le déficit à la somme insignifiante de 498 fr. 45. Néanmoins, il est pénible de constater que la bienfaisance, qui obtient un si grand bénéfice moral, est souvent exposée à des pertes matérielles.

L’emploi du temps des apprentis est réglé minutieusement : comme dans les couvens, dans les casernes et dans les lycées, la vie est inflexible ; les jours se suivent et se ressemblent, la même heure ramène le même exercice ; nul imprévu ; l’enfant sait toujours ce qu’il doit faire, et la monotonie même de son existence semble abréger le temps. Pendant la saison d’hiver, on se lève à six heures, on fait les lits et sa toilette ; à six heures et demie, on reçoit le pain du premier déjeuner ; à sept heures, on va en classe, où l’on participe aux leçons de l’enseignement primaire ; à huit heures, on balaie et l’on nettoie la maison ; à huit heures et demie, on assiste au culte et au rapport qui relate les observations faites la veille sur la conduite des élèves ; on mange la soupe, et, à neuf heures, on se rend aux ateliers jusqu’à midi, où le dîner est suivi d’une récréation ; à deux heures, on se remet à la besogne, qui est interrompue pendant dix minutes, à quatre heures, par le goûter et qui reprend jusqu’à sept heures ; un souper et un repos mènent jusqu’à huit heures ; on retourne en classe ; à neuf heures, après la prière dite, on va dormir dans un grand dortoir où couche un surveillant. Pendant la saison d’été, c’est-à-dire du mois d’avril au mois d’octobre, la distribution de la journée est la même, si ce n’est qu’à cinq heures du matin la cloche sonne le réveil. Si, comme on le dit, l’habitude est une seconde nature, l’enfant qui, pendant quatre années consécutives, a été soumis à ce régime, doit avoir contracté l’usage du travail et de la vie régulière.

Pour stimuler quelque émulation chez les apprentis, on leur accorde des récompenses qui sont combinées de telle sorte qu’elles peuvent, plus tard, leur être d’un secours sérieux. Là, comme dans toute maison d’éducation, on distribue des prix et on affiche des noms sur un tableau d’honneur ; on se conforme ainsi aux vieilles méthodes universitaires ; mais on fait mieux, car l’on donne des bons points, et chaque bon point vaut 0 fr. 01 ; il va de soi que le mauvais point annule le bon. J’ai sous les yeux « la statistique morale » du mois de mars 1887, c’est-à-dire la liste nominative des récompenses et des punitions de cette nature obtenues par les élèves ; c’est rassurant, car sur trente-quatre apprentis, huit seulement ont moins de bons points que de mauvais ; quatre n’ont même pas mérité une réprimande et cinq ont inscrit à leur avoir un total de bons points qui dépasse le chiffre de deux cents. En outre, un cinquième de la valeur du travail est attribué aux enfans dont la conduite a été convenable. Petits bénéfices, j’en conviens, mais qui, en se totalisant, peuvent former un pécule que l’on sera bien aise de trouver au jour de la sortie définitive. La somme n’est jamais considérable, mais elle n’en représente pas moins une ressource supérieure à celle que la plupart des jeunes ouvriers possèdent à Paris. Les deux derniers enfans qui, leur apprentissage terminé, ont quitté l’école après avoir appris le métier de serrurier et celui de plombier-couvreur, ont reçu, l’un 377 fr. 50 et l’autre 463 francs. Au moment de leur départ, on leur a remis, selon l’usage, un petit trousseau et une partie de leur « masse » pour acheter quelques meubles indispensables ; le surplus a été placé à la caisse d’épargne et y restera déposé jusqu’à leur majorité. Plus d’un patron dont les affaires ont prospéré a débuté plus humblement et n’a même pas en le capital que l’école industrielle réserve à ses bons élèves.

Ce système est excellent, car il est conçu de façon à produire une expérience utile. Enseigner à l’enfant qu’il n’est si médiocre économie qui, par accumulation, n’arrive à réaliser une somme importante, c’est lui apprendre la science de la vie. Un homme qui, chaque jour, mettrait dans une tire-lire les deux sous qu’il dépense au cabaret, se trouverait au bout de dix ans possesseur d’un petit capital. C’est pourquoi je voudrais qu’au lieu d’offrir aux apprentis des livres plus ou moins bien cartonnés, lors de la distribution des prix, on leur remit un livret de caisse d’épargne dont ils seraient tenus de laisser fructifier les intérêts. Ah ! si l’on pouvait fermer les débits de boisson, jeter l’absinthe à l’égoût avec les verjus, les mêlés-cassis et autres « casse-poitrine, » l’ouvrier se plaindrait moins et la fameuse revendication sociale ne pourrait plus s’agiter que dans le vide. C’est l’épargne qui a fait la fortune de la bourgeoisie parisienne, c’est « l’assommoir » qui ruine le prolétariat parisien.

On comprend que pour des enfans venus du vagabondage, de la prison et du vice, les mauvais points sont une punition platonique dont ils ne se soucient guère. On compte parmi eux des êtres ingouvernables que l’on essaie de réduire et que l’on ne chasse qu’à la dernière extrémité, car on ne renonce à les amender qu’après avoir tenté toutes les expériences. Les mutins et les insubordonnés ne sont point rares ; quand les bonnes paroles ne parviennent pas à les convaincre, il faut en arriver aux châtimens ; ces châtimens, tout collégien les a connus : c’est le pain sec, la retenue pendant la récréation, la séquestration. Je compte quatre cachots à l’école industrielle : c’est beaucoup. Est-ce là un bon moyen à employer pour mater un élève récalcitrant ? j’en doute ; car je vois que l’on vient d’être obligé de refaire en cœur de chêne une porte de cachot qu’un prisonnier peu endurant a brisée à coups de pied. Comme dans les geôles des vieilles bastilles, on y est au pain et à l’eau, on y couche sur le plancher, sans matelas, avec trois couvertures qui en tiennent lieu. Je ne crois pas à l’influence sédative d’une cellule presque obscure où l’on enferme un enfant ; j’imagine plutôt que l’on développe en lui l’esprit de rancune et de révolte. Dussé-je passer pour un esprit rétrograde, regrettant les jours d’autrefois où le père fouetteur faisait son office, j’avoue, sans pudeur, que je préfère, pour un enfant, le châtiment corporel à ces emprisonnemens oisifs et malsains à tous égards. La souffrance physique est plus redoutable et laisse moins de trace dans l’âme que cette claustration inhumaine qui donne à la solitude toute sa puissance de démoralisation. Je n’insiste pas, car, dans le règlement de l’école, je lis : « Les peines corporelles sont formellement interdites. » On peut penser que je n’ai point consulté les élèves à cet égard, mais je me figure qu’au cachot et même à la retenue, ils préfèrent un coup de tire-pied appliqué par le contremaître.

L’école professionnelle est placée sous l’autorité immédiate d’un pasteur. Le premier auquel l’on confia ces fonctions paternelles fut M. Boursaus. C’est lui qui présida aux installations du début, toujours si difficiles, qui donna l’impulsion aux différens rouages de la fondation nouvelle et détermina le mode de vivre imposé aux pupilles. C’est à son dévoûment et à son habileté que l’on doit, pour une bonne part, les fruits qu’aujourd’hui l’on recueille. Depuis huit mois, il est remplacé par M. le pasteur Charbonniaud, qui est accoutumé aux labeurs ingrats, car il a suivi jusqu’à la Nouvelle-Calédonie ses coreligionnaires coupables, afin de tenter de les rapprocher du bien et d’adoucir leur sort. Je ne serais pas étonné que sa mansuétude cachât un caractère ferme et une volonté qu’il doit être difficile de fléchir. Plus que nul autre, sur les condamnés aux travaux des bagnes et sur les enfans insoumis, il a fait des études de pathologie morale, et il sait que pour certains êtres, chez lesquels la bestialité domine, le péché originel subsiste et se défend contre ceux qui voudraient le racheter. Aussi ne se fait-il pas d’illusion et a-t-il accepté sa tâche avec un cœur prêt à tout pour obtenir le bien, mais ne se dissimulant pas que la certitude de réussir peut ne pas être le prix de son abnégation. Il ne croit pas qu’il suffise à un vaurien d’être admis à l’école professionnelle pour devenir parfait. Le succès n’est le plus souvent que la récompense d’efforts continus, c’est pourquoi il ne les épargne pas. Il me produit l’effet d’un capitaine à bord d’un vaisseau en perdition et qui puise dans son énergie la volonté et le pouvoir de sauver l’équipage. De tous les enfans mal pondérés qu’on lui a confiés, fera-t-il des ouvriers droits et aptes à traverser la vie sans chute morale ? Non, certes ; un tiers au moins sera la proie du vice et, malgré plus d’une intermittence, retombera sous le coup des pénalités sans merci. Cette proportion a cela de singulier qu’elle est presque constante ; je l’ai retrouvée partout, avec une sorte de régularité fatale, au cours des études que j’ai faites sur les différentes catégories qui constituent le groupe parisien. Il semble que nul corps d’état, nulle condition, quelle qu’elle soit, n’y puisse échapper, et que c’est une sorte de tribut payé par la civilisation aux exigences du mal. Au moyen âge, on aurait pu dire : c’est la part de Satan, la dîme qu’il lève sur les âmes. Cette part, on arrivera à la diminuer, lentement, par l’action continue des œuvres préservatrices qui ont souci de l’enfonce, l’enveloppent d’une maternité prévoyante et détruisent en elle le virus vénéneux dont plus tard l’homme serait empoisonné.

Le directeur est maître en l’école pour tout ce qui touche à la discipline, à l’influence morale, à l’administration de la maison. Cependant, toutes les fois qu’il s’agit d’adopter une mesure importante, de prendre vis-à-vis d’un pupille quelque décision grave, il consulte le comité, devant lequel il est responsable, et qui représente un conseil de famille ayant charge démineurs. De cette façon, c’est l’église réformée de Paris tout entière qui, par délégation de quelques-uns de ses membres, toujours en rapport avec le directeur, veille sur l’école industrielle et fait acte de protection envers les enfans protestans insoumis : c’est la mère qui recherche ses fils ingrats, les ramène et les tient sous son aile dans l’espoir, avec la volonté de les rendre à la probité, à la rectitude, à la foi. Elle n’en abandonne aucun et s’afflige lorsque, malgré sa persistance, ceux qu’elle avait recueillis s’éloignent d’elle sans esprit de retour. Le nombre des protestans de Paris est assez restreint, et leurs lieux de secours sont assez multipliés, pour que l’on puisse espérer que nul enfant vicieux n’échappe à la bienfaisance des pasteurs qui ouvrent le bercail aux brebis égarées, et même et surtout aux brebis galeuses.

Le comité administre les finances de l’école et se montre sévère ; il n’est point prodigue des deniers de la préservation et il excelle aux économies ; mais, si l’on s’en rapportait aux seules dépenses inscrites régulièrement au budget, on risquerait de se tromper, car il en est d’autres que l’on effectue sans difficulté, et qui ne laissent point trace dans la comptabilité dont.l’on doit communication à l’assemblée générale de l’œuvre. On pourrait chanter, comme dans les opéras comiques : « Tout ceci, tout ceci cache un mystère ! » Ce mystère, je le dévoilerai sans scrupule. Les membres du comité, agissant en qualité de délégués de l’association, déploient dans le contrôle une rigueur qui parfois peut sembler excessive ; ils rejettent tout crédit qui n’est point absolument nécessaire. C’est là leur conduite officielle, car ils ont pour devoir d’être avares du bien qu’on leur a confié ; mais leur conduite privée est tout autre, et tel membre du comité qui s’est énergiquement refusé à voter une allocation demandée remettra, de la main à la main, à l’économat de l’école, une somme égale ou supérieure à celle que l’on réclamait pour parfaire une amélioration. Collectivement et en fonctions, les membres du comité sont très économes ; individuellement, ils sont très généreux, de sorte que l’école professionnelle n’a jamais à pâtir de la parcimonie de son budget. Des faits analogues ne sont pas rares dans le monde protestant ; j’en connais un trop honorable pour que je le passe sous silence. Un ou deux ans avant la révolution de 1848, Gabriel Delessert, qui rat le dernier préfet de police du gouvernement de Juillet, demanda au conseil municipal une somme de 60,000 francs pour faire, à la Petite-Roquette, des aménagemens qu’il jugeait indispensables ; le conseil municipal fut d’humeur maussade et refusa. Gabriel Delessert n’insista pas ; il fit exécuter les travaux qu’il avait en vue et les paya de sa poche. Il n’en fut que cela.

L’école industrielle n’en est plus à faire ses preuves, et elle est appelée, je crois, à rendre d’éminens services à la communion exclusive qui l’a fondée et dont elle n’accepte que les enfans. Je ne lui reconnais qu’un défaut dont elle est innocente, c’est d’être située à Paris, dans cette ville excessive, où les bâtisses coûtent cher, où les terrains sont hors de prix et où l’on est forcé de se concentrer, lors même qu’il serait urgent de s’étendre. Il en résulte que, faute d’un emplacement suffisant, on est réduit à enseigner aux enfans un métier sédentaire, ce qui constitue, à mes yeux, un inconvénient grave. Pour l’enfant, et surtout pour l’enfant vicié, pour l’enfant parisien, rabougri, chétif, alerte à la dépravation, de conception active et d’intelligence malsaine, il n’est que les métiers en plein air. Ah ! les beaux métiers que ceux de charpentier, de couvreur, de forgeron, de maçon, de cantonnier, qui tiennent l’esprit attentif, développent les muscles et exigent que l’homme déploie ses forces physiques guidées par sa perspicacité. Dans les métiers sédentaires il n’en est point ainsi ; il y a bien longtemps que j’ai entendu dire à un ministre de l’intérieur : « Le personnel secondaire des sociétés secrètes se recrute presque exclusivement parmi les tailleurs et les cordonniers. » Cela se comprend : assis sur leur tabouret, accroupis sur leur établi, la tête penchée sur l’ouvrage, le cordonnier et le tailleur, immobiles pendant de longues heures, songent tout en travaillant ; l’absence d’exercice amollit la chair, appauvrit le sang et bien souvent produit la prédominance nerveuse, propice aux fantasmagories de l’esprit. Au bout de peu de temps, — deux années, disent les contremaîtres, — on a une telle habitude de l’outil qu’on le manie machinalement ; la courte aiguille, le fil poissé agissent entre les doigts par un geste instinctif dont on n’a plus conscience, dont on conserve à peine la responsabilité.

Le même mouvement toujours répété dévie nt une sorte de basse continue sur laquelle la pensée brode ses rêveries. Et quelles rêveries ! celles qui poussent au péché sinon au vice, et qui peut-être serviront de propulseurs aux mauvaises actions que l’on commettra plus tard. Sans être vu, j’ai regardé jadis, par le judas d’une porte de prison, des détenus réunis dans un atelier de tailleurs. Leur corps était là, leur âme était ailleurs. À l’expression de leurs traits, à l’absorption de tout leur être, il n’était point difficile de deviner que chacun d’eux se racontait son roman, fait de souvenir ou d’espérance, et il est probable que les combinaisons morales y tenaient peu de place. Le même bruit continu, le même mouvement rythmé font naître les pensées d’où sortent les conceptions qui affaiblissent la volonté de bien faire. Une femme du monde, intelligente et douée d’expérience, me disait : « Travailler à un fond de tapisserie, c’est se donner de mauvais conseils. » Je sais qu’il est impossible d’établir à Paris des chantiers où le pupille insoumis trouverait une besogne active qui le tiendrait sans cesse en haleine ; je le regrette, car, pour l’enfant, l’oisiveté du cerveau est dangereuse, tandis que l’agitation physique produit le repos moral. On remédie aux périls de l’immobilité par la gymnastique, c’est bien, mais ce n’est pas assez, et je crois que l’on agira sagement en externant le plus possible les élèves de l’école industrielle, en les embauchant chez des patrons de métiers violens, où la brutalité même de leur travail.engendrera la fatigue musculaire qui entraîne l’apaisement de l’esprit et rabaissement des suggestions coupables.

Lorsque le contrat d’apprentissage a pris fin, lorsque le pupille quitte ses tuteurs, ceux-ci ne l’abandonnent point aux hasards de la vie et à la sollicitation des aventures. L’école se ferme pour lui, mais le patronage l’accompagne et le dirige, si la résistance d’un naturel récalcitrant rendu à la liberté ne s’y oppose pas. Hamlet criait à Ophélie : « Au couvent ! au couvent ! » Aux enfans arrachés à la tourbe des vagabonds et que le travail discipliné a essayé de moraliser, je dirais, si ma voix pouvait être entendue : Au régiment ! au régiment ! C’est là qu’est le salut définitif, c’est là que, inconsciemment, on subit la fortifiante influence de l’esprit de corps et que l’on acquiert des sentimens d’honneur, par cela même que l’on porte sa part, si faible qu’elle soit, de l’honneur de la patrie. Aux âmes rétives, l’armée offre un dressage excellent ; plus d’un vaurien est devenu irréprochable pour y avoir été soumis. La sévérité des règlemens militaires ne transmute pas les métaux comme l’alchimie du temps passé, mais elle fait d’autres prodiges plus importuns et de conséquences plus hautes : elle transmute les caractères ; avec la violence elle fait de l’énergie, avec la brutalité elle fait du courage ; elle enferme l’homme dans des prescriptions minutieuses qui neutralisent ses mauvais instincts, elle met en lui l’esprit de sacrifice et lui enseigne à mourir pour une cause sacrée. Comme le vice, l’héroïsme est contagieux, et l’un détruit l’autre. Que l’on n’oublie pas un des premiers pupilles du pasteur Robin, ramassé dans les rues, en frontière du crime, et qui porte aujourd’hui l’épaulette que sa valeur a méritée.


II. — L’ASILE TEMPORAIRE.

Si un des apprentis, devenu ouvrier, traverse, au cours de son existence, une période de chômage, il trouvera rue Clavel même, non loin de l’école industrielle où il a été élevé, un asile temporaire qui le recueillera et lui permettra d’attendre sans souffrance des jours meilleurs. La maison est presque mitoyenne à celle qu’habite le pasteur Robin, qui la surveille et la visite avec assiduité. L’organisation, quoique fort simple, tient à la fois de l’Hospitalité de nuit, de l’Hospitalité du travail et du Patronage des Libérés ; comme dans les hospitalettes de certains pays de montagne, on y reçoit les voyageurs, les indigens et les égarés. Petite maison, de chétive apparence, qui a dû être, un vide-bouteilles à l’époque où Belleville, encore libre de fortifications, était verdoyante de jardins attenant à des restaurans champêtres dont Paul de Kock a célébré les grandeurs. À la place des guinguettes où les grisettes et les commis de nouveautés cueillaient les lilas du printemps, se balançaient sur les escarpolettes et chantaient les refrains de Déranger ; à la place des grands arbres, des ruelles herbeuses, des nourrisserièe, des pépinières de fleuristes que j’ai aperçus aux jours de mon enfance, on voit des rues bordées de hautes maisons, et tout au bout de l’ancien village, auprès de la barrière de Romainville, un enclos sinistre où le crime accomplit le plus incompréhensible de ses forfaits, et où la commune a pour jamais attaché à son souvenir celui du massacre de la rue Haxo.

C’est le 1er octobre 1880, aux approches de l’hiver, que fut inaugurée « la maison hospitalière pour les ouvriers protestons sans asile et sans travail. » On a voulu parer autant que possible à une lacune de la loi, qui ne fait point de distinction entre les divers genres de vagabondage, et frappe d’une peine analogue l’homme sans domicile et l’homme que ses instincts de paresse maintiennent dans la vie errante. La nuance est parfois difficile à saisir, mais elle existe et crée entre les deux catégories d’individus une différence essentielle ; mais cette différence, la justice n’en peut tenir compte, car le vagabondage, quelles qu’en soient les causes, est un délit ; elle le punit, car elle est obligée de se soumettre aux prescriptions du code. De son côté, la préfecture de police n’a ni ressources pour venir au secours des indigens, ni besogne à leur confier pour les faire vivre : elle est réduite à envoyer les condamnés à la maison de répression de Saint-Denis, ce qui est excessif dans bien des cas ; elle le sait et n’y peut rien ; elle subit la nécessité que lui impose l’absence d’établissemens officiels où l’on pourrait héberger, pendant quelques jours, les ouvriers en chômage qui cherchent du travail et n’en trouvent pas. L’initiative individuelle poussée par l’esprit de charité ouvre des asiles, institue des sociétés de patronage et s’efforce de remédier à un état de choses qui souvent n’est point équitable. Elle ne confond pas l’homme accidentellement sans asile avec le vagabond de profession ; elle les distingue, s’intéresse à celui-ci, repousse celui-là, et ne veut pas que sur ses lits hospitaliers l’un tienne la place de l’autre. Cela n’est pas facile ; on y est souvent trompé, rue Clavel comme ailleurs ; et cependant là, au fronton de la maison, l’on pourrait inscrire la devise de Philippe de Comines : Qui non laborat, non manducet ! car on n’y veut admettre que les hommes de bon vouloir, prêts à payer par le travail l’hospitalité qui leur est accordée.

Secourir la pauvreté sans encourager la paresse, subvenir aux besoins de l’indigence et savoir ne point prêter l’oreille aux sollicitations de la mendicité, c’est un problème ardu et dont la solution est pour embarrasser. La mendicité, en effet, n’est pas seulement un métier, c’est une profession ; elle prend tous les visages, elle invoque tous les prétextes, elle revêt toutes les formes pour vider les bourses à son profit ; son imagination est inépuisable ; bien souvent elle parvient à tromper les yeux les mieux exercés, et elle obtient ce qui n’était réservé qu’à l’infortune. Dès qu’on lui laisse quelque liberté, elle en abuse ; elle pullule ; elle s’enveloppe de langes, elle se traîne sur des béquilles, elle feint d’être aveugle ; elle écume, elle « bat le digdig » comme si elle était frappée du haut-mal ; elle a encore l’haleine chaude d’eau-de-vie, et cependant elle tombe d’inanition au long des trottoirs ; si elle a le bonheur d’avoir une infirmité réelle, elle s’en fait des rentes, et elle loue des enfans difformes qui lui servent de réclame. Au besoin, elle serait agressive ; elle est toujours importune, et le plus souvent elle est menteuse. Aujourd’hui, on peut la voir à l’œuvre ; certains boulevards « riches » de Paris semblent être une succursale de la cour des Miracles. Contre ces industriels de la gueuserie, la maison hospitalière de la rue Clavel se tient en défense ; elle leur ferme résolument sa porte ou les chasse si, par erreur, elle les a admis.

En échange de la nourriture et de l’abri, on exige un travail dont le produit, — le très mince produit, — entre en défalcation des frais généraux. Pendant la matinée, les pensionnaires sont tenus de sortir et d’aller s’enquérir d’un emploi correspondant, s’il se peut, à leurs aptitudes. Sous ce rapport, ils sont soumis au même règlement que les libérés que nous avons vus à l’asile de la rue de la Cavalerie[4]. À midi, ils rentrent, s’ils ne sont point pourvus, et, après le repas, ils doivent se mettre à l’ouvrage ; ceux qui s’y refusent sont expulsés. L’atelier est un hangar en plein air ; la besogne que l’on y fait n’a rien de compliqué et n’exige pas un long apprentissage. La difficulté que j’ai déjà plusieurs fois signalée se représente ici : comment astreindre à un même genre de travail des ouvriers de provenance et de professions diverses ? En en choisissant un tellement facile, qu’un enfant s’y pourrait occuper. À l’hospitalité du travail, on coule la lessive ; à l’asile des libérés, on agence de petits cartonnages ; rue Clavel, on taille des margotins. Au dépôt des rebuts des chemins de fer, on achète des traverses de sapin créosote hors de service ; on les scie en plusieurs morceaux, que l’on débite à coups de hachette : domestiques, maçons, bijoutiers ou portefaix peuvent sans peine venir à bout de la tâche qui leur est imposée. L’opération financière n’est point brillante ; néanmoins, elle donne quelque bénéfice : 147 traverses, achetées 132 fr. 50, produisent 4,425 margotins, qui sont vendus 221 fr. 25 ; les pensionnaires en font environ 200 par jour. Ce travail est bien peu fatigant, il n’absorbe point l’attention et permet la causerie ; il a suffi cependant pour éloigner de l’asile ces paresseux invétérés pour lesquels toute occupation est un supplice, et qui bâillent d’ennui pendant des heures et des heures plutôt que de faire œuvre de leurs doigts. Le jour où l’on supprimerait cette besogne insignifiante, la maison ne pourrait contenir tous ceux qui viendraient y frapper.

Si l’on veut se rendre compte de la quantité de fainéans qui encombreraient les asiles pendant la saison froide et pluvieuse, il faut se promener dans certains quartiers de Paris, au mois d’avril, lors des premiers jours de printemps. C’est alors que les vagabonds vont « se balader, » comme ils disent ; d’où sortent-ils, on ne le sait trop ; mais partout ils apparaissent, ainsi que des limaces après une ondée. Sur le talus des fortifications, ils dorment vautrés à terre, la tête sur leurs bras croisés, cuvant l’ivresse ou ruminant leurs mauvais songes ; au long des quais de la Seine, ils choisissent un amas de sable fin et s’y creusent un lit. Ceux que le sommeil, cher à la paresse, n’a pas voulu engourdir, font un choix parmi les bouts de cigares qu’ils ont récoltés à la marge des ruisseaux et dans la crotte des boulevards ; quelques-uns, assis, les genoux entre leurs mains, ont une sorte de balancement automatique qui rappelle celui des fauves enfermés dans des cages trop étroites : on dirait qu’ils se bercent afin de s’endormir plus rapidement. D’autres, pour une rétribution de quelques sous, font baigner des chiens à l’abreuvoir, et, si le pauvre animal se noie, ils éclatent de rire. Ils ont passé la nuit dans un des dortoirs de l’hospitalité, ou sous un pont, ou dans un bateau à charbon, ou sur des sacs de plâtre dans les caves d’une maison à pied-d’œuvre, parfois sur le grabat d’un garni s’ils ont eu en poche quelques centimes ; dès le matin, ils ont décampé, ils ont mangé aux casernes « les restes » que les troupiers leur ont donnés ; les plus heureux se sont présentés aux fourneaux économiques, où ils ont reçu quelque portion de bœuf bouilli en échange des « bons » que l’on distribue actuellement dans plus d’un grand magasin, et, tout le jour, ils ont erré, comme des chiens vagues, ne sachant qu’imaginer pour parvenir à ne rien faire.

Peu dangereux, en général, ils se contentent de quelques délits anodins que leur offre le hasard et devant lesquels ils ne résistent pas, lorsqu’ils se croient assurés de l’impunité. L’énergie leur manque ; peut-être conçoivent-ils le crime, mais ils ne le commettront pas ; tout au plus l’indiqueront-ils à des hommes résolus, dans l’espoir d’en tirer quelque petite aubaine, sans péril. Lorsqu’on les arrête, ils sont humbles et doux ; la maison de répression de Saint-Denis est un pis-aller tolérable ; ils la connaissent et savent que le régime n’y a rien de rigoureux. J’ai assisté, autrefois, à l’arrestation d’une bande de quatre-vingt-trois vagabonds surpris, à une heure du matin, dans les fours à plâtre des carrières d’Amérique ; pas un ne fit mine de regimber ; bien plus, ils s’empressaient volontiers à se mettre en rang pour aller au poste sous l’escorte des sergens de ville. Si j’étais préfet de police, je ferais faire de temps à autre le dénombrement du vagabondage qui se prélasse dans Paris ; rien ne serait plus facile : les gardiens de la paix, au cours de leur ronde perpétuelle, compteraient les fainéans qu’ils auraient aperçus ; on saurait alors, d’une façon à peu près exacte, à quel chiffre s’élève la tribu des insoumis qui sont les parasites de la civilisation et vivent à son détriment. Rue Clavel, on fait bien de se tenir en garde contre eux et de ne point leur ouvrir les portes de la maison.

Elle est étroite, cette maison, assez mal distribuée, munie d’un escalier surbaissé qui n’est point d’accès facile, mais elle remplit l’objet auquel on l’a destinée, et c’est assez. Elle peut contenir vingt-quatre lits en deux dortoirs ; cela répond aux exigences quotidiennes, car le personnel des pensionnaires dépasse rarement le chiffre de vingt. On a cependant prévu le cas où l’on ne pourrait, faute de place, hospitaliser tous les postulans, et l’on a fait une convention avec un logeur de la rue du Faubourg-du-Temple, qui, moyennant 0 fr. 60 par tête et par nuit, met à la disposition de l’asile cent cinquante chambres. La quantité est considérable et démontre quel préjudice les hospitalités de nuit ont porté aux garnis. Jusqu’à présent, la maison de la rue Clavel a fait face à tous les besoins et n’a pas été dans la nécessité d’envoyer coucher dehors les malheureux qui lui demandaient un lit. La règle y est très paternelle, et, sauf l’interdiction de fumer dans le hangar pour éviter l’incendie des margotins, je n’y rencontre aucune mesure restrictive. Dans la salle, qui sert à la fois de chauffoir et de réfectoire, je compte quelques volumes dont les pensionnaires ont le libre usage ; la nourriture est suffisante, les draps des couchettes sont souvent renouvelés, et la porte n’est jamais fermée, ce qui exclut toute apparence de séquestration. On m’a paru assez silencieux et fort occupé à la besogne ; mais je sais que la présence d’un étranger dont on ignore la qualité et qui éveille instinctivement la défiance produit toujours une accalmie momentanée et fait redoubler d’ardeur au travail.

Les hommes qui sont là appartiennent aux catégories que souvent j’ai déjà rencontrées. Ils viennent du chômage, on n’en peut douter, mais ils viennent aussi de l’inconduite et de la prison. Le patronage des libérés protestans s’exerce rue Clavel ; on ne me l’a pas dit, mais je ne crains pas d’être démenti en l’affirmant. Lorsque le détenu a fait son temps et qu’il n’a pas encore trouvé à ramasser son pain, il vient à la petite maison, qui-est trop hospitalière pour le repousser ; il est accueilli, il est réconforté, et parfois, grâce à de bienveillans intermédiaires, il est embauché dans une des grandes usines qui fument vers Charonne et La Villette. Lorsque, comme en ce moment, les usines, forcées de diminuer leur production, congédient une partie de leurs ouvriers, c’est une cause d’embarras sérieux pour l’asile. On s’évertue, on s’ingénie, et souvent la bonne volonté ne reste pas stérile ; mais on ne doit pas se dissimuler que le placement de tous ces pauvres gens, dénués ou repentis, devient de plus en plus difficile, et l’on ne saurait trop admirer les hommes de bien qui se consacrent à cette tâche ingrate. Paris s’encombre chaque jour davantage ; d’une part, les recrues de province y affluent, et, d’autre part, le malaise industriel, en grande partie provoqué par les grèves, et dont on souffre depuis déjà longtemps, a mis sur le pavé de nombreux ouvriers qui ne demandent que du travail et n’en trouvent pas. On sait cela à l’asile de la rue Clavel, aussi l’on y fait de grands efforts et même des sacrifices d’argent pour renvoyer dans leur pays et dans leur famille les protestans que des espérances exagérées ont poussés vers Paris. L’illusion est tenace dans le cœur des pauvres, qui ne se laissent point aisément convaincre ; il faut qu’ils aient éprouvé bien des déceptions, qu’ils aient, comme ils disent, mangé bien de la vache enragée, pour consentir à reprendre le chemin du village et à renoncer aux plaisirs, aux promesses, aux mensonges de la grande ville.

Si j’en crois une personne qui doit être bien informée, la population de l’asile peut se diviser ainsi : un quart d’hommes intéressans, malmenés par le sort, victimes de la maladie ou du chômage, ne demandant qu’à gagner leur vie, prêts à accepter toute situation, si humble qu’elle soit, reconnaissans du bien qu’on leur fait et donnant l’exemple de la bonne conduite : un quart de déclassés de toute sorte, n’ayant pu se maintenir dans un magasin, un bureau ou un atelier. Leur nonchalance native les fait trébucher sur toute occasion d’échapper au devoir ; la plupart sont des ivrognes auxquels l’absinthe a versé la faiblesse irascible et l’amollissement de la volonté ; ils sont raisonneurs, se plaignent du travail, de la nourriture, des lits, de la discipline. On leur procure une place, ils y entrent en jurant de s’y bien comporter ; au bout de huit jours, ils la quittent : la besogne est trop dure, « le singe, » c’est-à-dire le patron, est trop chien ; il vaut mieux crever que de faire un métier pareil. Ceux-là préparent eux-mêmes leur destinée ; le vagabondage les sollicite, la mendicité les guette, l’alcoolisme les abrutira. Ils deviendront une gêne, sinon un péril, et une honte pour notre civilisation, à moins que les pouvoirs législatifs, enfin émus du nombre toujours croissant des vagabonds et des vauriens, ne s’inspirent du vœu que, sur la proposition de M. Edmond Fuchs, professeur à notre École des mines, le congrès pénitentiaire international de Rome a émis, et qui est ainsi conçu : « 1° que l’assistance publique soit réglée de telle manière que chaque personne indigente puisse trouver des moyens de subsistance, mais seulement en récompense d’un travail adapté à ses facultés corporelles ; 2° que l’indigent qui, malgré une assistance ainsi réglée, se livre au vagabondage et tombe par conséquent sous le coup de la loi, soit puni sévèrement par des travaux obligatoires dans des maisons de travail placées sous la direction de l’état. » Ainsi soit-il ! Si, en cette matière, qui touche de si près à la sécurité de la société française, nous pouvions imiter l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne et les États-Unis d’Amérique, nous nous rendrions à nous-mêmes un important service et nous aiderions à ce que l’on nomme prétentieusement « la moralisation des classes pauvres. » Le jour où les vagabonds seraient envoyés dans des colonies agricoles analogues à celles que le gouvernement néerlandais entretient sur la province de Drenthe, aux confins de l’Over-Yssel, leur nombre diminuerait rapidement ; car, malgré leurs instincts de fainéantise, ils préféreront toujours les ennuis du travail libre au supplice du travail forcé.

Les libérés, dont se compose la dernière moitié des pensionnaires de l’asile, n’ont rien qui les distingue des libérés que déjà nous avons étudiés ailleurs. La loi, dont les prescriptions ont pour but de réglementer l’improbité humaine et de l’empêcher de dépasser certaines bornes, sait que la diversité des communions n’exerce aucune influence sur les procèdes des malfaiteurs, sur leur tendance à la récidive, sur les entraînemens auxquels ils ne savent résister. L’autorité jusqu’à l’infaillibilité, le libre examen, le fatalisme, voient les mêmes délits, les mêmes crimes se produire, et ont dû souvent constater avec tristesse qu’il est des âmes sur lesquelles s’émousse toute action régénératrice. Rue Clavel, comme rue de la Cavalerie, les libérés qui ont péché par défaillance d’eux-mêmes, par imprévoyance de jeunesse, par misère, reviendront au bien s’ils trouvent un point d’appui et des encouragemens désintéressés ; les autres, ceux que leur perversité a entraînés, que surexcite la violence de leurs appétits et qui ont pris le goût du méfait, peuvent venir se reposer de la prison sur les lits de la charité protestante ; ils n’y resteront pas longtemps ; le mal les appelle, ils obéiront à sa voix, ils y courront et pour toujours ils se donneront à lui. Maladie chronique avec rémittence, on n’en guérit pas.

L’hospitalité offerte à l’asile de la rue Clavel n’est point limitée ; on est autorisé à la prolonger jusqu’au jour où l’on est pourvu. Cette mesure a permis, dans bien des circonstances, d’obtenir des résultats qu’une résidence abrégée eût fait avorter. On pousse la complaisance très loin, car, auprès des dortoirs, je vois deux chambrettes qui ont leur utilité. L’une a été occupée pendant longtemps par un commis aux écritures parlant quatre langues, demi-scribe, demi-professeur, que la privation d’un emploi avait réduit à des extrémités cruelles. Il tailla des margotins tout comme un autre, mais on ne tarda pas à reconnaître ses aptitudes et il devint, en quelque sorte, le secrétaire du pasteur Robin, qui n’eut qu’à se louer de son zèle. Aujourd’hui, qu’il est en bonne situation, il vient de temps en temps faire une visite de gratitude à l’asile où il a trouvé le refuge qui fut son étape de salut. L’autre chambre est actuellement habitée par un dessinateur qui est convenablement casé, gagne sa vie, mais n’a pas encore pu réunir assez d’économies pour avoir un logement personnel. Chaque matin, il s’en va à son travail, et chaque soir il vient coucher rue Clavel. Sans l’asile, qui s’est refermé sur lui et l’a défendu contre le vagabondage forcé de la misère, que serait-il devenu ?

L’hospitalité est ample et bienfaisante, mais elle n’est pas gratuite ; à la différence des hospitalités de nuit et de l’hospitalité du travail ouvertes indistinctement et sans rémunération devant les malheureux et les malheureuses, la maison de la rue Clavel reste close à qui ne peut montrer patte blanche. Là on applique rigoureusement le principe : tout service rendu mérite salaire. Mais ce salaire, où le prendront-ils, les pauvres êtres affamés, errans, déguenillés qui crient au secours et n’ont point un centime en poche ? N’ayez souci, la charité protestante intervient et fait largement les choses ; elle est munie de bons qui donnent accès à l’asile temporaire. Ces bons sont de diverses sortes et représentent une valeur différente : bon pour un repas, 0 fr. 50 ; bon pour un coucher, 0 fr. 50 ; bon pour l’hospitalité complète, 1 fr. 50 par jour. Ainsi, pour être admis dans la maison et y jouir des avantages faits aux pensionnaires, il faut d’abord se pourvoir d’un de ces bons qui servent de passeport à l’indigence. On les distribue dans les diaconats, qui sont pour les protestans misérables ce que les bureaux de bienfaisance de l’Assistance publique sont à la population pauvre de Paris. Cette organisation des secours est intéressante à faire connaître ; elle peut servir de modèle à plus d’une institution charitable, car, si elle ne ménage point les aumônes, elle ne les donne qu’à bon escient et les refuse impitoyablement à ceux qui n’en sont point dignes ; elle protège l’indigence, repousse la paresse et exige au moins la volonté du travail.

L’église réformée de Paris est divisée en huit paroisses, à chacune desquelles correspond un diaconat chargé d’administrer la charité, comme aux temps de la primitive église, lorsque les lieux d’hospitalité annexés aux monastères et aux cathédrales s’appelaient des diaconies. Les diaconats de Paris ont une fortune individuelle formée par des legs dont le revenu appartient aux pauvres. Cela ne suffisait pas aux nécessités qui s’imposent, aux infortunes qu’il est urgent de soulager. Sous peine d’être contraints de se détourner du malheur qui appelle à l’aide, de l’enfance délaissée, de la vieillesse impotente, des repentis des deux sexes que l’on ne peut repousser, il faut constituer un fonds de secours, une sorte de caisse de miséricorde où s’accumule l’offrande et où puise la charité. Un seul moyen pour parvenir à ce résultat : la quête dans les temples à l’heure du culte, lorsque le pasteur est en chaire. Le produit des collectes varie selon les paroisses ; tandis qu’ici l’on récolte les pièces d’argent et les joyeuses monnaies d’or, là on ne reçoit que quelques sous rongés de vert-de-gris, obole de la pauvreté donnée à la détresse. Chaque dimanche, la quête est faite pendant le service ; dans les paroisses riches, la moyenne est de 150 à 200 francs ; dans les paroisses pauvres, elle s’élève rarement au-dessus de 5 francs. Ce n’est pas avec des sommes si minimes que l’on réussit à faire le bien d’une façon profitable ; aussi, deux fois par an, une collecte est prescrite, on peut même dire ordonnée, par ce que l’on nomme la délégation générale, qui est composée des représentans élus de chacune des huit paroisses. À cette injonction de l’église réformée, on obéit ; les ressources augmentent aussitôt et deviennent réellement secourables ; mais l’écart de la perception est naturellement le même que dans les quêtes dominicales ; ainsi, au temple du Saint-Esprit, qui est situé rue Roquépine, dans un quartier opulent, la recette est de 15,000 francs, tandis qu’elle atteint à peine 200 francs à Belleville.

Une telle disproportion constituerait un inconvénient grave, si les paroisses avaient la propriété exclusive des offrandes reçues chez elles ; si elles avaient le droit de les distribuer à leurs pauvres, il en résulterait que les paroisses indigentes seraient réduites à la misère et que les paroisses riches auraient des ressources qui dépasseraient leurs besoins. Grâce à une disposition ingénieuse, l’inégalité disparaît. Le produit de toutes les quêtes et de toutes les collectes est déposé à la caisse centrale, qui a son siège au temple de la rue de l’Oratoire-Saint-Honoré, et il est ensuite partagé entre les huit paroisses, selon le nombre de leurs assistés ; de cette façon, la balance est rétablie, car la valeur des secours équivaut à la quantité de pauvres qu’il convient de secourir. C’est ce que dans les diaconats on nomme « l’insuffisance. » De ce seul chef, l’église réformée a donné, en 1886, la somme de 39,968 francs, inégalement répartis, puisque, si Batignolles reçoit 10,488 francs et Belleville 8,028, l’Oratoire (rue Saint-Honoré) et le Saint-Esprit (rue Roquépine) n’ont pas touché un centime. En outre, la caisse centrale verse une subvention plus ou moins importante à une quinzaine d’établissemens de bienfaisance. La comptabilité est très régulièrement tenue : tous les mois, le gérant de la maison hospitalière de la rue Clavel présente à la caisse centrale les bons de repas et de séjour qu’il a reçus : ce sont autant de billets à ordre qui sont immédiatement soldés. Les protestans indigens relèvent de la paroisse sur laquelle ils ont domicile ; à cet égard, le contrôle est très sévère : tout individu qui essaie de frauder et de recevoir de plusieurs mains est exclus de la participation aux aumônes. Lorsqu’un protestant arrive à Paris et qu’il n’a pas encore pris logis, il s’adresse à une paroisse quelconque, qui le dirige sur l’asile temporaire, où il est hospitalisé, à titre gratuit, pendant vingt-quatre heures ; passé ce temps, et s’il n’a pas trouvé condition, il est astreint au travail et, dans le cas où il répudierait la besogne, renvoyé. C’est toujours l’application du même principe : à celui qui accepte le travail, assistance suffisante ; à celui qui le refuse, rien. De cette façon, la mendicité et le parasitisme sont combattus avec persistance. On ne les détruira point, pas plus dans le monde du protestantisme qu’ailleurs, car ils sont inhérens à l’humanité, mais on les amoindrira, et ce sera un grand progrès.

Quoique l’asile temporaire et l’école industrielle soient des fondations de l’église réformée, ces deux œuvres font acte de courtoisie et ne repoussent point, de parti-pris, les dissidens de leur foi ; mais c’est là une tolérance, en quelque sorte exceptionnelle, qu’il serait bon de généraliser jusqu’à en faire un article de droit commun pour tous les protestans. Je le voudrais et je sais qu’on le désire. Les services que la maison de la rue Clavel a rendus depuis sa fondation, en donnant asile à 2,715 hommes, ont suscité quelque ambition chez ceux qui l’ont créée et qui la dirigent. Si elle pouvait s’étendre et s’ouvrir devant les différentes communions protestantes qui vivent à Paris, bien des malheureux y trouveraient bénéfice et seraient mis en bonne route. Est-ce donc là un rêve excessif, et des nuances théoriques doivent-elles empêcher d’en tenter la réalisation ? Je n’ignore pas que les dissentimens entre frères sont fréquens et parfois énergiques, surtout lorsqu’ils ne reposent que sur des points de discussion qui laissent intact le fond même des croyances ; mais je sais que Grégoire le Grand écrivait au moine Augustin catéchisant l’Angleterre : Ubi unus colitur Christis, nihil efficiet rituum varietas, — là où le Christ seul est adoré, la variété des rites n’importe pas. Si les sectes se divisent sur des minuties de doctrine et sur les détails de l’organisation intérieure, elles peuvent se réunir, elles doivent se concentrer pour exercer la vertu par excellence. Pourquoi les communions dissidentes ne profiteraient-elles pas des établissemens de bienfaisance que protège l’église réformée ? Un traité peut intervenir en vertu duquel leurs enfans insoumis entreraient à l’École professionnelle et leurs ouvriers en chômage seraient reçus à l’asile temporaire. On peut différer sur l’interprétation d’un texte, on doit être unanime dans l’exercice de la charité. Les pasteurs sont passés maîtres en l’art de commenter les évangiles ; qu’ils se souviennent que les disciples ont trouvé Jésus causant avec la Samaritaine. La misère est plus dangereuse que l’esprit de propagande, car elle donne des conseils qui sont la perdition même.

Le nombre des protestans de Paris n’est pas tellement considérable qu’ils ne puissent se grouper dans une œuvre commune, où leurs coreligionnaires indigens, vicieux et libérés, recevraient l’assistance matérielle ou morale dont ils ont besoin. En s’appuyant sur les principes de l’Alliance évangélique, fondée à Lyon en 1844, on pourrait facilement créer une organisation générale où tous les cultes issus de la réforme seraient représentés et centraliseraient au bénéfice de tous, — des assistés aussi bien que des bienfaiteurs, — l’action des paroisses et l’action de la charité individuelle. Au lieu d’éparpiller les efforts, il serait plus utile, il serait de conception plus haute de marcher d’accord vers le même but, qui est de tuer la paresse, de soulager l’infortune, de diminuer le vagabondage et de protéger, par des mesures préventives, le groupe social auquel on appartient. Le système adopté par l’église réformée me semble excellent ; comme toutes choses humaines, il est susceptible d’améliorations qui s’indiqueront d’elles-mêmes et seront réalisées, car le bon vouloir ne manque pas aux hommes qui ont mission de l’appliquer. Mais bien plus fécond serait-il, ce système, si, au lieu d’être le partage d’un nombre limité de protestans, il pouvait être accepté par tous, sans distinction de sectes, sans exclusion de principes, dans une large communauté de bienfaits où les uns trouveraient la satisfaction d’eux-mêmes et les autres l’apaisement de leur souffrance. Les diaconats de l’église réformée sont en rapports constans de bienfaisance avec les diaconats de la confession d’Augsbourg ; je crois savoir qu’ils ne se refuseraient point à étudier cette question avec les autres communions du protestantisme ; si une entente intervenait, elle serait, je crois, à l’avantage de celles-ci, car elles s’ouvriraient l’accès d’instituts de bienfaisance, au moins aussi utiles que l’école professionnelle et que la maison hospitalière. Il en est encore qui méritent d’être signalés et que je m’efforcerai de faire bientôt connaître.


MAXIME DU CAMP.

  1. On peut indiquer les églises reformées : luthérienne, indépendante, méthodiste, baptiste, réformée indépendante, réformée libérale, darbyste, méthodiste calviniste, anglaise (anglicane et méthodiste), américaine, allemande (réformée), flamande.
  2. Voir, dans la Revue du 15 avril, le Patronage des Libérés.
  3. École ou Prison, par M. Charles Robert. Paris, 1874 ; Société des écoles du dimanche.
  4. Voir la Revue du 15 avril.