Les Astronautes/XIII

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Librairie Hachette (p. 225-234).
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xiii



l ne nous reste plus que six ou sept semaines à vivre ici. Nous pourrions prolonger le séjour, mais ce serait dangereux : Antoine s’y oppose formellement. C’est la sagesse et aussi le droit de chaque Compagnon. La délibération a été longue. Jean, toujours enclin au risque, a fini par se soumettre à la nécessité ; Violaine aussi. Il a bien fallu que je me résigne, avec quelle tristesse !

L’idée de ne plus voir Grâce est insupportable, encore plus que lors du premier voyage. Elle m’est devenue si chère ! Un tel accord, une intimité si complète serait impossible avec une créature humaine. À son contact, j’ai acquis de nouvelles propriétés vitales ; son atmosphère me pénètre intimement ; elle-même a subi une métamorphose subtile qui la rapproche de mon humanité. Dans l’univers infini, nous formons sûrement un couple unique par la fusion de mentalités si dissemblables et l’on ne sait quelles ressemblances indécises.

Faudra-t-il vraiment la quitter ? Maintenant qu’elle a transformé les énergies de mon être, cela me semble une sorte de suicide : longtemps la vie que je vivais sur la Terre ne sera qu’une vie restreinte. Les puissances nouvelles de mon être se perdront là-bas ; il faut abandonner l’admirable créature qui les a fait naître.

Vivrait-elle sur la Terre ? Elle supporte sans peine la pression de l’air de notre Stellarium, mais elle n’y séjourne que peu de temps. Si elle mourait, je croirais avoir commis le plus abominable crime.

Il ne serait certes pas impossible de lui créer là-bas une demeure à son usage et, pour les sorties, un appareillage semblable à celui que nous employons ici, encore que dans un sens opposé : raréfaction au lieu de condensation.

Je reverrai toujours ce matin d’été. Il m’apparaît plus doux, plus tendre, plus charmant, au bord du lac, parmi une végétation plus étrange que le serait, pour nous Terrestres, la végétation des temps secondaires. Seulement, ce n’est pas ici une végétation des âges primitifs mais des derniers âges.

Un troupeau d’herbivores verts et rouges paît le rivage ; des Aériens passent au ciel, et dans l’eau lourde apparaît une faune d’abîme.

Nous allons à pas lents, en toute sécurité : je suis pourvu de puissants radiateurs.

Comme nous pourrions être heureux ! Et même maintenant, l’avenir cesse d’être redoutable dans l’atmosphère de ma Compagne.

J’ai dit le mot des grandes mélancolies : départ. Il a sonné le glas et Grâce, suppliante :

« Comme je voudrais voir la Terre avec vous ! »

Longtemps cela m’a paru impossible ; puis, grisé par l’émouvante présence, je me demande si c’est vraiment impossible. Pourquoi ne ferions-nous pas un troisième voyage vers Mars pour la ramener ?

Violaine, Jean et même Antoine en ont parlé. Avec un outillage construit d’après nos expériences, nous pourrions facilement prolonger le séjour.

Ainsi que Grâce, le Chef Implicite souhaite ardemment de voir la Terre, d’autant plus qu’il ne redoute aucunement la mort : il y est tout à fait résigné.

Je dis à Grâce :

« Je crains, s’il vous arrivait malheur, de ne pouvoir survivre. »

Elle demeura un moment pensive, puis son désir et sa jeunesse l’emportant :

« Il ne m’arrivera rien ! »

L’étreinte, la volupté impondérable.

Enfin, la voix d’Aldébaran se fit entendre. Il était là, avec Véga et Antarès à une faible hauteur.

Il disait :

« Nous avons trouvé ! »

Ces trois notes m’envahirent avec des résonances presque douloureuses. Puis, réaction purement joyeuse. La petite main de Violaine pressa la mienne, cependant qu’Aldébaran continua :

« Nous pouvons créer aux limites des régions tripèdes une zone que les Zoomorphes ne pourront franchir. Nos essais sont décisifs. Dans quelques jours, vous en aurez la preuve. Et il suffira d’une faible énergie pour perpétuer notre œuvre.

— Sont-ce des rayons ? demanda avidement Jean.

— Ce sont des rayons. Des rayons composites qu’il sera facile de vous faire connaître et que vous reproduirez sans trop de peine. Les Tripèdes apprendront aussi à les produire et dès lors disposeront de leur destin !

— Pourront-ils reconquérir les terres ?

— Seulement les dernières envahies. »

J’aimais autant cela. Il ne me semblait pas désirable qu’un Règne relativement jeune et peut-être en marche vers les réalisations grandioses, fût anéanti par un Règne que les conditions du milieu devaient finalement faire disparaître.

Il me suffisait que les Tripèdes continuassent à vivre, sans craindre un anéantissement prématuré. Eux-mêmes ne demandaient pas autre chose.

Un matin — du moins, était-ce le matin dans le secteur où le Stellarium était au repos — la grande nouvelle se répandit sur la Planète : partout les Zoomorphes se retiraient, laissant une zone neutre, de largeur variable.

Une multitude de Tripèdes se groupant avec des grands gestes autour du Stellarium témoignaient un enthousiasme rare chez ces êtres résignés. Ils n’avaient pas de peine à se faire comprendre : notre connaissance de leur langage était grandement accrue. D’ailleurs, le Chef Implicite venait d’arriver dans son planeur, avec Grâce, et nous montrait sa joyeuse gratitude.

C’était une surprise des Éthéraux : ils avaient préféré agir avant de nous avertir.

« Notre espèce est sauvée ! » signifiait le Chef Implicite avec une ardeur extraordinaire chez cet être calme. Les yeux multiples de Grâce rendaient des lueurs éblouissantes.

« Les messagers de la Terre ont apporté une vie nouvelle disait-elle.

— Il ne faut pas trop se réjouir. »

Cependant Antoine parlait aux Éthéraux invisibles dans la lumière du jour.

Nous entendîmes successivement les voix irréelles de Sirius, de Véga et d’Aldébaran.

« Il faut attendre, disait ce dernier. Ce n’est encore qu’une expérience.

— Il est probable cependant qu’elle est décisive ! intervint Antarès.

— Eh bien ! dis-je, allons du côté de la nuit. »

Des milliers de Tripèdes se pressaient autour du Stellarium. Nous n’eûmes pas le courage de leur communiquer la restriction des Éthéraux. Puis, nous témoignâmes à ceux-ci le désir de les voir dans le ciel nocturne. Ils consentirent à suivre le Stellarium qui nous emporta avec Grâce et le Chef Implicite vers l’autre hémisphère.

Bientôt, le ciel nocturne apparut, le beau ciel de Mars aux étoiles géantes, comme le proclamait hyperboliquement Violaine.

Nos amis radiants nous attendaient déjà : aux questions anxieuses du Chef Implicite que nous transposions, Aldébaran répondit :

« Si vous parvenez à concevoir les radiations qui ont chassé les Zoomorphes, vous pourrez les utiliser et les Martiens après vous.

— Pourquoi pas ? s’exclama Jean. Nous avons réalisé des choses plus difficiles pour entrer en communication avec eux — et de plus en plus subtilement — nous réussirons ! »

Antoine se borna à hocher la tête, mais Violaine s’écria :

« Ils sauront bien nous faire comprendre… »

J’avais pris ma lunette astronomique ; je contemplais avec attendrissement notre Planète natale. Et j’en revenais toujours à ceci : « Si je pouvais y mener Grâce ! »

Violaine se pressait légèrement contre mon épaule. L’amour terrestre s’éveillait auprès d’elle ; je le goûtais avec tendresse, mais suffirait-il à me faire supporter l’absence de Grâce ?

Le rythme de vie des Éthéraux, tellement plus rapide que le nôtre, comportait en deux ou trois jours des progressions d’idées qui auraient pris pour nous des saisons.

« Nous fûmes ravis, mais guère étonnés, lorsque Sirius nous annonça que l’expérience avait décidément réussi et que déjà ils avaient chargé le sol d’énergies qui empêcheraient, sur tous les points, l’avance des Zoomorphes, pendant une longue durée. Et ils nous invitaient à étudier les radiations utiles et surtout leur mode d’emploi : je dois avouer que nous ne pûmes jamais nous faire une idée nette des radiations mêmes, mais nous pûmes déterminer la manière de s’en servir et construire les premiers appareils propres à les produire et à les utiliser. Il ne s’agissait plus pour les Tripèdes que de nous imiter avec subtilité et précision, en quoi ils étaient aussi aptes et même plus que des Terrestres. Il fut alors évident que la partie de Mars occupée par les Tripèdes serait interdite aux Zoomorphes, pendant bien des siècles, ce qui éveilla en eux autant d’enthousiasme et d’espérance que le permettait leur nature passive.

La date du départ approchait ; nous avions averti les Terrestres, qui nous attendirent dès lors avec une ardente impatience.

Il fallut enfin prendre la grande résolution. Le Chef Implicite et Grâce nous suivraient-ils ? L’un et l’autre se montrèrent résolus, d’autant plus qu’il était entendu que nous reviendrions dans Mars l’année suivante.

Nous délibérâmes longtemps. C’était leur vie qu’ils risquaient et que nous risquions. Antoine analysait la situation avec son flegme habituel.

« Le risque de la traversée c’est leur affaire. Ne l’avons-nons pas déjà deux fois couru.

— Il était grand surtout au premier voyage, remarqua Jean.

— Évidemment. Il n’en restait pas moins grand tout de même. Tant pis. C’est à eux de se décider. Mais le séjour là-bas engage plus nettement notre responsabilité. Nous ne sommes restés ici que quatre mois.

— Et onze jours.

— Eux devront rester une année sur la Terre. Résisteront-ils ? L’aurions-nous pu ici ? Enfin, il y a la grave question de l’alimentation.

— Je la tiens pour résolue ! » fit Jean.

Il est certain que nous avions complété des expériences — entreprises depuis assez longtemps — pour nourrir les Tripèdes avec des aliments terrestres. Il y en avait qu’ils digéraient tout naturellement, ce qui ne laissait pas de nous émerveiller. D’autres leur devenaient assimilables après quelques modifications. Comme d’ailleurs les Tripèdes mangent très peu, on pourrait emporter des provisions martiennes qui, après dessication, remplaceraient la fraction de nos provisions dépensée pendant le séjour. Les ressources indéfinies des laboratoires terrestres permettraient sûrement des transformations efficaces.

N’avions-nous pas réussi à nous rendre assimilables quelques plantes martiennes ?

« Le séjour seul ne leur serait-il pas funeste ? repartit Antoine.

— C’est une question. Remarquons qu’ils n’éprouvent aucun malaise lorsqu’ils nous accompagnent dans le Stellarium à une pression de 750 millimètres.

— Qu’ils décident ! conclut Antoine. Ils pourront d’ailleurs revenir ici avec nous ou d’autres. Nos voyages ont éveillé des émulations. Qui sait si les Stellariums qu’on construit là-bas ne sont pas meilleurs que le nôtre. Normalement, ils doivent l’être.

— Oui, puisque nous-mêmes envisageons déjà des perfectionnements. Le voyage Terre et Mars va devenir régulier.

— Et bientôt banal. »

Nous passâmes quelque temps à initier les Tripèdes au nouveau procédé de défense contre les Zoomorphes : ils nous comprenaient fort bien et une sorte de rajeunissement se manifestait parmi ces créatures résignées.

Enfin ! la date du départ fut fixée.

Un matin, le Chef Implicite déclara :

« Nous sommes résolus, Grâce et moi, à faire la traversée si vous voulez bien de nous.

— Vous avez tout examiné ? demanda Antoine.

— Oui… ce voyage vaut les risques. »

Antoine tint à lui exposer une fois de plus les dangers d’un séjour sur la Terre. Il ne voulait rien entendre, et Grâce se montra encore plus résolue que lui. Nous cédâmes. Le succès de nos deux expéditions nous rendait optimistes.

« Ah ! me disait Grâce, que je suis heureuse ! »

Je l’étais aussi, intensément, avec des remous d’inquiétude.

Quand tout fut prêt pour le voyage, nous fîmes nos adieux aux Éthéraux. Nous avions conçu pour les plus familiers, surtout pour Aldébaran, Véga, Sirius et Antarès, je ne sais quelle affection sublimée. Peut-être eux aussi. Il semblait qu’ils regrettaient notre départ, vaguement, sans ardeur surtout.

Ils promirent de veiller sur les terres des Tripèdes.

Un matin, ce fut le départ. Il n’avait pas été annoncé à l’avance. Le Chef Implicite et Grâce prirent congé des leurs, ce qui n’eut rien de pathétique. À cause de la résignation qui est à la base de leur sentimentalité, ils n’ont point d’affection ardente. Doux de caractère, patients, inoffensifs, la passion ne les excite guère, depuis des milliers de siècles. La famille du Chef Implicite et de Grâce parut médiocrement émue. Depuis longtemps, la mère de Grâce était évanouie dans la nuit éternelle, sinon la scène eût été, je pense, plus troublante.

Le départ du Stellarium et de ses pilotes parut faire plus d’impression que le départ de mes jeunes amis. Nous étions devenus les protecteurs de l’espèce et quand le Chef Implicite annonça notre retour probable, il y eut une véritable explosion de joie.

« Vous ne regrettez rien, Grâce ? demandai-je quelques minutes avant le départ.

— Je regrette bien moins de partir que je ne m’en réjouis.

— Du reste, si le séjour là-bas, où même dans le Stellarium, vous incommodait, nous vous ramènerions. »

Ses yeux brillaient comme des phares. Antoine donna le signal du départ.