Les Atomes/VIII

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Librairie Félix Alcan (p. 263-288).



CHAPITRE VIII

GENÈSE ET DESTRUCTION D’ATOMES


Transmutations.

105. — Radioactivité. — La décharge dans les gaz raréfiés nous a fait connaître trois sortes de radiations qui ont pour caractères communs d’impressionner les plaques photographiques, d’exciter des fluorescences variées, et de rendre conducteurs les gaz qu’elles traversent.

Il existe des corps qui, sans excitation extérieure, émettent continuellement des rayons analogues. Cette découverte capitale a été faite en 1896 par Henri Becquerel sur les composés de l’uranium et l’uranium métallique lui-même. Les rayons uraniques ont une intensité faible, mais constante, la même dans la lumière ou dans l’obscurité, à froid ou à chaud, à midi ou à minuit[1]. Cette intensité ne dépend que de la masse d’uranium présent, et pas du tout de son état de combinaison, en sorte que deux corps uranifères différents étalés en couche très mince (pour éviter l’absorption dans la couche) de façon à contenir autant d’uranium au centimètre carré, donneront, à surface égale, le même rayonnement. Il s’agit donc d’une propriété atomique : là où se trouvent des atomes d’uranium, de l’énergie est continuellement émise. Pour la première fois, nous sommes conduits à penser que quelque chose peut se passer à l’intérieur des atomes, que les atomes ne sont pas immuables (Pierre et Marie Curie). Cette propriété atomique est ce qu’on nomme la radioactivité[2].

Il était peu vraisemblable qu’une telle propriété n’existât que pour le seul uranium. De divers côtés, on commença l’examen systématique des divers corps simples connus. Schmidt fut le premier à signaler la radioactivité du thorium ou de ses composés, comparable en intensité à celle de l’uranium. Plus récemment, grâce au grand perfectionnement des méthodes de mesures, on a pu déceler une radioactivité certaine, mille fois plus faible environ, pour le potassium et le rubidium. Il est permis de supposer que tous les genres d’atomes sont radioactifs à des degrés très différents.

Mme Curie eut l’idée d’examiner, en outre des corps déjà purifiés, les minéraux naturels. Elle vit ainsi que certaines roches (principalement la pechblende) sont jusqu’à 8 fois plus actives que ne pouvait le faire supposer leur teneur en uranium ou thorium, et pensa que cela tenait à la présence de traces d’éléments inconnus, fortement radioactifs. On sait de quelle façon brillante cette belle hypothèse fut vérifiée, et comment, par dissolution et précipitation fractionnées (où l’on suit à l’électromètre la purification des produits), Pierre Curie et Marie Curie ont obtenu, à partir de divers minerais uranifères, des produits sans cesse plus radioactifs, lumineux par self-fluorescence, et enfin des sels purs d’un nouveau métal alcalino-terreux, le radium, de poids atomique égal à 226,5, analogue au baryum par son spectre et ses propriétés (hors la radioactivité), et au moins un million de fois plus actif que l’uranium (1898-1902). En cours de route, ils avaient caractérisé sans l’isoler un autre élément fortement radioactif, chimiquement analogue au bismuth, le polonium, et peu après M. Debierne avait signalé dans les mêmes minéraux un élément qui accompagne les terres rares dans les fractionnements, l’actinium.

Avec les préparations très actives qu’on savait dès lors obtenir, il devenait facile d’analyser le rayonnement ; on y retrouva bientôt, et on put étudier suivant des procédés semblables, les trois sortes de radiations découvertes dans les tubes de Crookes, savoir :

Des rayons α ou rayons positifs (Rutherford) décrits par des projectiles chargés positivement, dont la masse est de l’ordre des masses atomiques, dont la vitesse peut dépasser 20 000 kilomètres par seconde, beaucoup plus pénétrants, par suite, que les rayons de Goldstein, mais pourtant complètement arrêtés après un parcours de quelques centimètres dans l’air ;

Des rayons β ou rayons négatifs (Giesel, Meyer et Schweidler, Becquerel) décrits par des corpuscules dont la vitesse peut dépasser les 9/10 de celle de la lumière, rayons cathodiques très pénétrants à peine affaiblis de moitié après un parcours qui dans l’air, est de l’ordre du mètre ;

Des rayons γ non déviables (Villard) extrêmement pénétrants, traversant une épaisseur de plomb de 1 centimètre sans être affaiblis de moitié, très analogues aux rayons X dont sans doute ils ne diffèrent pas plus en nature que la lumière bleue ne diffère de la lumière rouge.

Ces trois rayonnements, chacun de propriétés variables suivant la source radioactive, ne sont pas émis dans un rapport constant, et même ne sont pas en général tous émis par le même élément (par exemple le polonium n’émet sensiblement que des rayons α).

Pierre Curie a découvert (1903) que l’énergie totale rayonnée, mesurable dans un calorimètre à parois absorbantes, a une valeur énorme, indépendante de la température. Une ampoule scellée qui renferme du radium dégage, en régime permanent, 120 calories par heure et par gramme de radium. Ou, si on préfère, elle dégage à peu près en 2 jours, sans changer appréciablement, la chaleur qui serait produite par la combustion d’un poids égal de charbon. Cela fait comprendre qu’on ait pu chercher dans la radioactivité la source actuelle du feu central ou celle du rayonnement du soleil et des étoiles.

106. — La radioactivité est le signe d’une désintégration atomique. — Pierre et Marie Curie s’aperçurent (1899) qu’une paroi solide quelconque placée dans la même enceinte qu’un sel radifère (de façon que l’on puisse aller du sel à la paroi par un chemin entièrement contenu dans l’air) semble devenir radioactive : cette radioactivité induite, indépendante de la nature de la paroi, décroît progressivement quand cette paroi est soustraite à l’influence du radium et devient pratiquement nulle après une journée. Rutherford retrouva bientôt la même propriété pour le thorium qui provoque une radioactivité induite un peu plus durable.

Ces radioactivités induites se produisent partout où pourrait atteindre par diffusion un gaz dégagé par la préparation radioactive initiale. Rutherford eut l’intuition que réellement des émanations gazeuses matérielles sont continuellement engendrées par le radium ou le thorium. Transvasant par aspiration de l’air qui avait séjourné au contact d’un sel de thorium, il trouva que cet air restait conducteur, comme s’il conservait une cause intérieure d’ionisation. Cette ionisation spontanée décroît en progression géométrique, à peu près de moitié par chaque minute. Il en est de même pour de l’air qui a passé sur un sel radifère, mais la décroissance est plus lente, à peu près de moitié pour chaque intervalle de 4 jours.

Rutherford admit alors que la radioactivité d’un élément ne signale pas la présence des atomes de cet élément, mais signale leur disparition, leur transformation en atomes d’une autre sorte. La radioactivité du radium, par exemple, marque la destruction d’atomes de radium, avec apparition d’atomes d’émanation, et si une masse donnée de radium nous semble invariable, c’est seulement parce que nos mesures n’embrassent pas une durée suffisante. La radioactivité de l’émanation marque la destruction des atomes de ce gaz, à raison de un sur deux en 4 jours, avec apparition de nouveaux atomes qui cette fois donnent un dépôt solide sur les objets que touche l’émanation. Les atomes de ce dépôt meurent à leur tour, à raison de 1 sur 2 en une demi-heure à peu près et cela explique la radioactivité induite d’abord signalée. Et ainsi de suite.

Les vues géniales de Rutherford se sont vérifiées en tout point. On a pu isoler une émanation du radium, continuellement dégagée par cet élément à raison de 1 dixième de millimètre cube par jour et par gramme. Ce gaz se liquéfie à −65° sous la pression atmosphérique, et se solidifie à −71° (en donnant un solide lumineux par lui-même). Il est chimiquement inerte comme l’argon, donc monoatomique (Rutherford et Soddy) ; sa densité (Ramsay et Gray) ou sa vitesse d’effusion par une petite ouverture (Debierne) lui assignent alors un poids atomique voisin de 222 : illuminé par la décharge électrique, il a un spectre de raies qui lui sont particulières (Rutherford). Bref, c’est un élément chimique défini que Ramsay a proposé d’appeler Niton (brillant). Mais c’est un élément qui se détruit spontanément de moitié pour chaque durée de 4 jours (plus exactement 3,85 jours). Pour la première fois, nous constatons qu’un corps simple, et par suite qu’un atome, peut naître et mourir.

Il est alors difficile de ne pas penser que le radium se détruit lui aussi progressivement et précisément dans la mesure où il engendre du niton, soit à peu près à raison de un millième de milligramme par jour et par gramme. Bref, on est bien conduit à penser que toute radioactivité est le signe de la transmutation d’un atome en un ou plusieurs autres atomes.

Ces transmutations sont discontinues. Nous ne saisissons en effet aucun intermédiaire entre le radium et le niton ; nous avons des atomes de radium ou des atomes de niton et ne pouvons mettre en évidence aucune matière qui ne serait plus du radium et ne serait pas encore du niton. De même, tant qu’on peut déceler le niton, ce gaz conserve exactement ses propriétés, quel que soit son « âge » et en particulier continue à disparaître par moitié pour chaque intervalle de 4 jours. Les transmutations doivent se faire atome par atome, de façon brusque, explosive, et c’est précisément pendant ces explosions que jaillissent les rayons. Quand nous disons que par exemple la radioactivité de l’uranium est une propriété atomique, il faut bien entendre qu’elle ne nous révèle pas les atomes d’uranium qui subsistent, mais uniquement ceux qui se brisent (dont le nombre est au reste à chaque instant proportionnel à la masse d’uranium qui subsiste). C’est dans le seul moment où il explose que l’atome est radioactif.

107. — Genèse de l’hélium. — On n’eût peut-être pas facilement accepté les conceptions de Rutherford si quelque corps simple déjà connu ne s’était trouvé engendré par transmutation. Or, précisément, Ramsay et Soddy réussirent à prouver que de l’hélium se développe en quantité sans cesse croissante dans une enceinte scellée contenant du radium (comme au reste l’avaient prévu Rutherford et Soddy). Cette expérience brillante mit hors de doute, pour tous les physiciens, la possibilité de transmutations spontanées (1903).

On savait d’autre part que les projectiles α ont des masses de l’ordre des masses atomiques. De façon plus précise, le rapport est toujours à peu près le même quel que soit l’élément générateur des rayons rayons α et il est environ 2 fois plus petit que pour l’ion hydrogène dans l’électrolyse. Les projectiles α pouvaient donc être des atomes de coefficient égal à 2 ; mais ils peuvent aussi bien (Rutherford), être des atomes d’hélium portant chacun deux charges élémentaires. C’est ce que Rutherford et Roys ont directement prouvé : ils enferment du niton dans un tube de verre à paroi mince (de l’ordre du centième de millimètre), que ne peuvent absolument traverser les molécules d’un gaz dans l’état d’agitation qui correspond à la température ordinaire (ce qu’on aura vérifié en particulier pour de l’hélium) mais que traversent aisément les rayons α émis par le niton ; or, dans ces conditions, on retrouve bientôt de l’hélium dans l’enceinte extérieure où ont ainsi pénétré ces rayons : les projectiles α sont des atomes d’hélium lancés à la prodigieuse vitesse de dix à vingt mille kilomètres par seconde.

108. — Rayons α′. — Le poids atomique du radium est sensiblement la somme de ceux du niton et de l’hélium. Dans sa transmutation, l’atome de radium se dédouble donc en donnant un atome d’hélium et un de niton, par une explosion qui lance au loin l’atome d’hélium et qui doit forcément lancer, dans le sens inverse, l’atome de niton, avec une quantité de mouvement égale [phénomène analogue au recul d’un canon]. La vitesse initiale de ce projectile de niton, dès lors aisément calculable, est donc de quelques centaines de kilomètres par seconde.

Je ne vois pas qu’il y ait lieu d’introduire aucune distinction essentielle entre les deux projectiles : il faut considérer des rayons lents α′ formés de niton (très analogues aux rayons de Goldstein) aussi bien que des rayons α formés d’hélium. Je reviendrai bientôt sur ce point.

109. — Une transmutation n’est pas une réaction chimique. — Quand on entend d’abord parler d’un dédoublement de radium en hélium et niton, on se demande pourquoi l’on ne voit pas là une réaction chimique dégageant certes beaucoup de chaleur, mais enfin pas essentiellement différente des réactions proprement dites. Le radium ne pourrait-il être considéré comme un composé donnant le niton et l’hélium par dissociation ?

Ce point de vue ne peut être maintenu si l’on observe que tous les facteurs qui influencent les réactions chimiques se trouvent ici sans action. Il suffit couramment d’une élévation de température d’une dizaine de degrés pour doubler la vitesse d’une réaction. À ce compte, une réaction devient 1 milliard de fois plus rapide par chaque élévation de 300°. Or la chaleur dégagée par le radium, ou la vitesse de destruction du niton, restent complètement indifférentes à des variations de température beaucoup plus fortes.

Cela est général. On n’a pu absolument par aucun moyen modifier la course inflexible des transformations radioactives. Chaleur, lumière, champ magnétique, forte condensation ou dilution extrême de la matière radioactive (c’est-à-dire bombardement intense ou insignifiant par des projectiles α et β) sont restés sans action. C’est au plus profond de l’atome, dans le noyau très condensé dont nous avons établi l’existence (94) que se produit une désintégration qui échappe à notre influence autant peut-être que lui échappe l’évolution d’une étoile lointaine. Ajoutons que les explosions de deux atomes de même sorte semblent tout à fait identiques, donnant exactement la même vitesse aux projectiles α émis (ou aux projectiles β).

110. — Les atomes ne vieillissent pas. — Il y a plus, et dans ce noyau atomique si prodigieusement petit, on peut déjà entrevoir un monde infiniment complexe.

Nous avons dit, en effet, que quel que soit l’âge d’une masse donnée de niton, la moitié de cette masse disparaît en quatre jours. Les atomes ne vieillissent donc pas, puisque tout atome qui a échappé à la destruction (pendant quelque temps que ce soit) garde 1 chance sur 2 de survie pendant les 4 jours qui vont suivre.

De même, si deux récipients égaux, communiquant par un canal, sont pleins d’un mélange en équilibre statistique d’oxygène et d’azote, il arrivera que les hasards de l’agitation moléculaire amèneront d’un côté toutes les molécules d’oxygène et de l’autre toutes les molécules d’azote, et il suffirait alors de tourner un robinet pour maintenir les gaz séparés. La théorie cinétique permet de calculer la durée (très longue) pendant laquelle cette séparation spontanée a 1 chance sur 2 pour se réaliser. Considérons maintenant un nombre extrêmement grand de pareils couples de récipients. Pendant chaque durée , quel que soit le temps déjà écoulé[3], une séparation spontanée s’effectuera dans la moitié des couples encore subsistants : la loi de variation est la même que pour les éléments radioactifs.

Ce modèle fait comprendre, à ce qu’il me semble, que dans chaque noyau atomique (comparé au mélange gazeux qui emplit un de nos couples de récipients) doit se trouver réalisé un équilibre statistique, où interviennent en nombre colossal des paramètres irrégulièrement variables, comme pour une masse gazeuse en équilibre ou pour la lumière qui emplit une enceinte isotherme.

Lorsque, par hasard, certaines conditions encore mystérieuses se trouvent réalisées dans ce noyau complexe, un bouleversement formidable se produit, avec redistribution de la matière suivant un autre régime permanent stable de mouvement désordonné intérieur. On peut supposer (mais il n’est pas certain) que les particules α ou β préexistent dans le noyau, et y possèdent déjà, avant l’explosion, des vitesses de plusieurs milliers de kilomètres par seconde.

J’ai à peine besoin de dire que la loi de hasard trouvée pour les émanations du radium ou du thorium, est la loi générale de la désintégration atomique. À chaque élément radioactif correspond une période, ou durée pendant laquelle la moitié de toute masse notable de l’élément subit la transmutation. Cette période est d’environ 2 000 ans pour le radium (Boltwood), en sorte que si l’on scelle aujourd’hui une ampoule contenant 2 grammes de radium, il n’y aura plus que 1 gramme de radium dans l’ampoule en l’an 3913, avec 1 gramme d’autres matières encore à déterminer (parmi lesquelles de l’hélium). Cela revient à dire, comme le montre un calcul simple, que, dans une seconde, il disparaît à peu près le cent milliardième (plus exactement 1,09·10−11) de toute masse notable de radium.

111. — Séries radioactives. — On a réussi (comme on avait fait pour le niton avant de l’isoler) à caractériser par leurs périodes une trentaine de corps simples nouveaux, dérivés par transmutation successive de l’uranium, ou du thorium[4]. Une de ces périodes s’abaisse au cinq-centième de seconde (et sans doute il en est de plus courtes), d’autres dépassent le milliard d’années.

Les éléments dont la vie est plus longue sont plus abondants, et l’on peut supposer qu’un élément banal tel que le fer est réellement radioactif mais avec une période colossalement longue par rapport au milliard d’années. On voit ci-dessous la période pour une série d’éléments qui dérivent de l’uranium par dédoublements ou réarrangements intérieurs successifs.


(6 milliards d’années) 
Uranium → hélium.
00
(25 jours) 
Uranium X
00
(30 000 ans) ? 
Ionium → hélium.
00
(2 000 ans) 
Radium → hélium.
00
(3,85 jours) 
Niton → hélium.
00
(3 minutes) 
Radium A → hélium.
00
(27 minutes) 
Radium B.
00
(20 minutes) 
Radium C → hélium.
00
(15 ans) 
Radium D.
00
(quelques jours) 
Radium E.
00
(5 mois) 
Polonium → hélium.
00
0.(?) 0.(?)


Des bifurcations sont possibles, avec formation de chaînes latérales[5]. En d’autres termes, un même atome peut subir, suivant les hasards intérieurs, telle ou telle transmutation. On conçoit que si, dans le même temps, un atome d’ionium avait 9 chances sur 10 de subir le bouleversement qui donne l’uranium X et 1 chance sur 10 d’en subir un autre qui donnerait l’actinium, toute masse notable d’ionium se transformerait pour les 9/10 en radium et pour 1/10 en actinium.

On voit que l’hélium (sans doute à noyau très stable) est un produit fréquent de la désintégration atomique. Cela explique peut-être pourquoi plusieurs différences entre poids atomiques (lithium et bore, carbone et oxygène, fluor et sodium, etc.) sont juste égales au poids atomique 4 de l’hélium.

Mais je ne peux croire que l’hélium soit un élément singulier. D’autres chaînes de transmutations donneront des différences plus faibles. D’autre part, dès maintenant, je présume que tel élément radioactif, classé comme n’émettant que des rayons β ou γ, pourrait fort bien projeter des atomes plus lourds que celui d’hélium, et d’espèce commune, de cuivre par exemple, sans que nous en soyons avertis, cela pour des raisons que nous comprendrons bientôt[6].

112. — Cosmogonie. — Dans tous les cas, ce sont des atomes légers qui sont ainsi obtenus, par désintégration des atomes lourds. Si le phénomène inverse est possible, si les atomes lourds se régénèrent, ce doit être au centre des astres, où la température et la pression devenues colossales favorisent la pénétration réciproque des noyaux atomiques en même temps que l’absorption d’énergie[7].

Je vois une forte présomption en faveur de cette hypothèse dans la valeur élevée que les analyses donnent pour la radioactivité moyenne de la croûte terrestre. Si les atomes radioactifs sont aussi abondants jusqu’au centre, la Terre serait plus de 100 fois plus radioactive qu’il ne suffit pour expliquer la conservation du feu central. On a supposé alors que ces atomes ne sont présents que dans les couches superficielles. Cela me paraît déraisonnable, car bien au contraire les atomes radioactifs, très lourds, doivent s’accumuler énormément au centre. On est donc forcé de croire à un échauffement très rapide de la Terre si on n’admet pas dans les couches profondes une formation fortement endothermique d’atomes lourds.

De lentes convections amèneraient des atomes lourds près de la surface où ils se désintégreraient ; la chaleur alors rayonnée, et l’évaporation de l’astre (rayons positifs, corpuscules, fines poussières chassées par la lumière et lumière elle-même) peuvent être longtemps compensées en matière et en énergie par les chutes de grosses poussières formées dans les espaces interstellaires aux dépens de corpuscules et d’atomes légers, et formés aussi, j’imagine, aux dépens de la lumière même[8]. L’Univers parcourant toujours le même cycle immense, pourrait rester statistiquement identique à lui-même[9].

113. — Projectiles atomiques. — La pénétration des rayons α dans la matière donne d’importants renseignements sur les atomes et sur les propriétés singulières que peuvent acquérir des projectiles lancés aux prodigieuses vitesses que possèdent ces rayons.

Le fait essentiel est que les rayons α traversent en ligne droite et nette, sans diffusion notable, soit des couches d’air épaisses de plusieurs centimètres, soit des pellicules continues, d’aluminium ou de mica par exemple, qui ont jusqu’à 4 ou 5 centièmes de millimètre.

Or, à prendre le diamètre atomique dans le sens où l’entend la théorie cinétique (diamètre de choc) les atomes ne sont guère moins serrés dans de l’aluminium ou du mica que des boulets dans une pile de boulets. Il est impossible de supposer que les projectiles d’hélium passent au travers des interstices, et nous devons admettre qu’ils percent les atomes, ou plus exactement les armures (95) qui protègent les atomes lors des chocs moléculaires. Il est aisé de voir, tenant compte de la densité de l’aluminium, qu’un projectile α, avant de s’arrêter, perce environ cent mille atomes d’aluminium. Nous n’en serons pas trop surpris si nous songeons que l’énergie initiale d’un tel projectile est plus de 100 millions de fois plus grande que celle d’une molécule dans l’agitation thermique ordinaire. Les pellicules métalliques soumises à ce bombardement ne semblent au reste pas altérées.

Il est sans doute permis d’extrapoler à des atomes quelconques, et de penser que deux atomes qui s’abordent avec une vitesse suffisante se traversent sans se gêner autrement[10]. Cela se comprend si l’on songe à ce que nous avons dit sur l’extrême petitesse du volume réellement occupé par la matière de l’atome (94) : si une étoile se trouve lancée vers le système solaire, supposé limité à l’orbite de Neptune, il y a peu de chances qu’elle rencontre précisément le soleil, et si de plus le mouvement relatif est extrêmement rapide, les forces d’attraction n’auront pas le temps d’effectuer un travail notable, et l’étoile ni le soleil ne seront pratiquement déviés de leur course. De même l’extraordinaire petitesse du noyau atomique rend sans doute extraordinairement rares les véritables chocs entre noyaux. Mais quelques corpuscules périphériques, moins lents à mettre en branle, peuvent être détachés, en sorte que le projectile laisse derrière lui une traînée d’ions.

Par suite de cette ionisation les rayons α perdent au reste progressivement leur vitesse en traversant de la matière. On a été extrêmement surpris de constater que leurs propriétés cessent toutes de se manifester lorsque leur vitesse approche d’une vitesse critique encore très grande (plus de 6 000 kilomètres par seconde).

Imaginons dans l’air un grain minuscule de polonium ; les rayons α qu’il émet cessent brusquement d’agir quand ils atteignent le pourtour d’une sphère de 3,86 centimètres de rayon concentrique au grain. Autour d’un grain de radium en état de régime constant (c’est-à-dire contenant avec leurs proportions limites les produits successifs de sa désintégration) on pourrait définir de même 5 sphères concentriques à pourtour net, de rayons compris entre 3 et 7 centimètres.

On a d’abord pensé que ce fait établissait une différence de nature entre les rayons α et les rayons positifs des tubes de Crookes dont la vitesse est seulement de quelques centaines de kilomètres et qui pourtant se propagent en ligne droite sur plusieurs décimètres de longueur. Mais plusieurs décimètres de longueur dans un tube de Crookes ne valent pas un centième de millimètre dans l’air ordinaire. Aussi admet-on maintenant, tout simplement, que le pouvoir pénétrant, fonction de la vitesse, décroît très rapidement quand la vitesse devient inférieure à la valeur (mal définie) qu’on nomme critique, en sorte que par exemple un projectile atomique qui fait moins de 5 000 kilomètres par seconde ne peut traverser plus de un quart de millimètre d’air. Sur cette fin de parcours, au surplus, l’ionisation devient forte et la diffusion notable, jusqu’à ce qu’enfin le projectile trop lent n’entame plus les armures atomiques et rejaillit sur elles comme une molécule ordinaire.

C’est pourquoi j’ai tenu à observer (111) que si une explosion atomique projetait un atome assez lourd d’espèce banale, nous pourrions ne pas nous en être aperçus. Il se réaliserait en de pareils cas une transmutation dissimulée. Pour l’ordre de grandeur des énergies d’explosion jusqu’ici constatées, seuls en effet les atomes légers peuvent acquérir une vitesse et une énergie assez grandes pour avoir dans l’air un parcours notable, et par exemple un atome de cuivre n’aurait pu être décelé.


Dénombrements d’atomes.

114. — Scintillations. — Charge des projectiles α. — Sir W. Crookes a découvert que la phosphorescence excitée par les rayons α sur les substances qui les arrêtent se résout à la loupe en scintillations, étoiles fugitives éteintes aussitôt qu’allumées, qu’on voit continuellement apparaître et disparaître aux divers points de l’écran qui reçoit la pluie des projectiles. Crookes a aussitôt supposé que chaque scintillation marquait le point d’arrivée de l’un de ces projectiles, et donnait, pour la première fois, la perception individuelle de l’effet dû à un seul atome. De même, sans voir un obus, on peut voir l’incendie qu’il allume dans l’obstacle qui l’arrête[11].

D’autre part, Rutherford avait mesuré, au cylindre de Faraday, la charge positive rayonnée par seconde sous forme de rayons α par une masse donnée de polonium, et (par une mesure de conductibilité de gaz) avait déterminé les charges positive et négative et que libèrent, par ionisation des atomes traversés, ces mêmes rayons quand ils s’arrêtent dans l’air. Il avait ainsi trouvé que les charges libérées valent à peu près 100 000 fois (94 000 fois) la charge des projectiles.

Combinant les deux procédés, Regener a déterminé de façon nouvelle les grandeurs moléculaires. Il comptait une à une les scintillations produites dans un angle donné par une préparation donnée de polonium et en déduisait le nombre total de projectiles α émis en une seconde par cette préparation (en fait 1 800). Il trouvait d’autre part que, en une seconde, ces projectiles libéraient dans l’air 0,136 unités électrostatiques de chaque signe. Cela faisait donc pour chaque projectile α la charge 0,136/1 800·94 000 soit 8·10-10, Puisque le projectile α porte deux fois la charge élémentaire, celle-ci doit être égale à 4·10−10, ce qui est en bon accord avec les autres déterminations.

115. — Dénombrement électrométrique. — Malgré cette concordance, on pouvait encore douter que les scintillations fussent en nombre juste égal à celui des projectiles. Rutherford et Geiger ont étendu et consolidé le beau travail de Regener en trouvant un second moyen, extraordinairement ingénieux, pour compter ces projectiles.

Dans leur dispositif, les projectiles α provenant d’une couche mince radioactive de surface donnée (radium C), et filtrés par un diaphragme de mica (également assez mince pour qu’ils le traversent tous), passent dans un gaz à faible pression entre deux armatures à potentiels différents, dont l’une est reliée à un électromètre sensible. Chaque projectile produit dans le gaz une traînée d’ions qui se meuvent suivant leur signe vers l’une ou l’autre de ces électrodes.

Si la pression est assez basse et la différence de potentiel assez grande, chacun de ces ions peut acquérir entre deux chocs moléculaires une vitesse assez grande pour briser les molécules qu’il rencontre en ions qui deviennent à leur tour ionisants[12], ce qui multiplie facilement par 1000 la décharge qui serait due aux seuls ions directement formés par le projectile, et la rend assez forte pour être décelée par une déviation notable de l’aiguille électrométrique[13]. Dans ces conditions, en éloignant suffisamment la source radioactive et en limitant par une petite ouverture le rayonnement α qu’elle peut envoyer entre les deux armatures, on voit l’action sur l’électromètre se résoudre en impulsions distinctes, irrégulièrement distribuées dans le temps (par exemple de 2 à 5 en une minute), ce qui prouve de façon évidente la structure granulaire du rayonnement.

Le dénombrement se fait avec une précision plutôt meilleure que celle des scintillations, et les nombres obtenus par les deux méthodes sont égaux. Rapportant ces nombres au gramme de radium, Rutherford trouve que 1 gramme de radium en état de régime constant (avec ses produits de désintégration) émet par seconde 136 milliards d’atomes d’hélium, ce qui fait pour le radium seul 34 milliards (3,4·1010) de projectiles.

Sans passer par l’intermédiaire utilisé par Regener, Rutherford et Geiger firent alors tomber dans un cylindre de Faraday les projectiles α en nombre désormais connu qui émanaient d’une couche mince radioactive (les projectiles négatifs β, bien plus facilement déviables par l’aimant, étant écartés par un champ magnétique intense). Le quotient de la charge positive entrée dans le cylindre par le nombre de projectiles donna pour ce projectile la charge 9,3·10−10, ce qui fait pour la charge élémentaire 4,65·10−10 et pour le nombre d’Avogadro

62·1022

l’erreur ne pouvant probablement pas atteindre 10 pour 100[14].

116. — Nombre des atomes qui forment un volume connu d’hélium. — Puisque nous savons compter les projectiles α émis en une seconde par un corps radioactif, nous savons combien il y a d’atomes dans la masse d’hélium engendrée pendant le même temps. Si nous déterminons cette masse, ou le volume qu’elle occupe pour une température et une pression fixées, nous aurons directement la masse de l’atome d’hélium. La difficulté, qui n’est pas petite, est de recueillir tout l’hélium et de ne pas y laisser d’autres gaz.

Les mesures, faites par Sir J. Dewar, puis améliorées par Boltwood et Rutherford, indiquent un dégagement annuel de 156 millimètres cubes par gramme de radium. Tenant compte des produits de désintégration présents dans le radium, cela fait pour le radium pur seul 39 millimètres cubes. Comme il projette par seconde 34 milliards d’atomes d’hélium, cela fait dans ce volume, 34 × 86 400 × 365 milliards de molécules. Le nombre de molécules monoatomiques d’hélium qui occuperaient 22 400 centimètres cubes, donc formeraient une molécule-gramme, est donc

34·86 400·365·22 400/0,039·109 soit 62·1022.

Mme Curie et M. Debierne ont fait depuis une détermination semblable sur l’hélium dégagé par le polonium[15].

Le dénombrement des projectiles a été fait, comme dans la série de Rutherford et Geiger, d’après les scintillations et d’après les impulsions électrométriques. Celles-ci, largement espacées (1 par minute) afin de ne pas empiéter les unes sur les autres, ont été enregistrées sur un ruban où chacune se marque par une dentelure d’un trait continu, dentelures que l’on compte ensuite à loisir comme on le comprend par la figure ci-dessous[16].Figure 13 : Dénombrement de désintégrations radioactives.
Fig. 13.
Le volume d’hélium dégagé a été de 0,58 mm³. Cette première série donne pour la valeur

65·1022

en accord remarquable avec les valeurs déjà obtenues.

117. — Nombre des atomes qui forment une masse connue de radium. — Le nombre des projectiles émis donne aussi bien le nombre des atomes générateurs disparus que celui des atomes d’hélium apparus. Si donc on a un moyen de savoir quelle fraction d’atome-gramme du corps générateur a disparu, on aura immédiatement la masse de l’atome de ce corps, donc les autres grandeurs moléculaires.

On a tous les éléments du calcul dans le cas du radium, pour lequel nous connaissons l’atome-gramme 226,5 gr et le débit 3,4·1010 en projectiles α par gramme. Cet atome-gramme émet donc par seconde 226,5·3,4·1010 projectiles α. Nous savons d’autre part (110) que sur atomes de radium, il en disparaît par seconde ·1,09·10−11, et cela donne par l’équation

226,5 × 3,4·1010 = ·1,09·10−11,

d’où résulte, dans l’état actuel des mesures,

= 71·1022.

118. — Énergie cinétique d’un projectile α. — Si, comme c’est le cas pour le radium, on connaît l’énergie cinétique et la vitesse des projectiles α, on aura, encore d’une façon nouvelle, la masse de l’atome d’hélium et les grandeurs moléculaires.

L’énergie cinétique, à quelques centièmes près (relatifs aux rayons pénétrants β et γ), se confond avec la chaleur sans cesse dégagée (Curie). Soient , , , , les vitesses initiales (déterminées par Rutherford) pour les 4 séries de projectiles α émis par le radium en état de régime constant. On aura sensiblement, puisque le radium dégage 120 calories par gramme et par heure (3 600 secondes), et que la masse de 1 atome d’hélium est ,

,

soit pour une valeur voisine de 60·1022.

Quant à l’énergie individuelle d’un projectile α, elle est de l’ordre du cent-millième d’erg.

  1. Ce dernier point, établi par Curie, élimine l’hypothèse d’une excitation par un rayonnement solaire invisible.
  2. Ce mot a été introduit par Mme Curie. Il est bien entendu qu’une substance n’est pas radioactive (pas plus que ne l’est un tube de Crookes) si elle émet des rayons ionisants de façon seulement temporaire à la faveur par exemple d’une réaction chimique [métaux éclairés, phosphore en voie d’oxydation, etc.].
  3. Peu importe en effet que, à un instant donné, mettons il y a une heure, la séparation ait été presque complète pour un couple : rien n’en subsiste en général après très peu de temps, le retour à l’état mélangé étant à chaque instant de beaucoup le plus probable pour un système partiellement séparé.
  4. Les lecteurs qui désireront plus de détails pourront se reporter au traité de Radioactivité de Mme Curie (Gauthier-Villars, 1910).
  5. Une telle chaîne part du radium C (Fajans, et Hahn).
  6. En particulier, à cause de Ra B, Ra D, Ra E, qui n’émettent pas d’hélium, je regarde comme possible que le corps simple issu du polonium, ait un poids atomique inférieur à 140. On admet souvent que c’est du plomb, dont le poids atomique 207 s’obtient en retranchant de celui du radium 5 fois celui de l’hélium (il y a 5 émissions d’hélium du radium au polonium) et qui est présent dans les minerais de radium. Cela peut être, mais la vérification est indispensable. Remarque analogue pour le thorium D ou l’actinium C.
  7. Cette hypothèse, que Mme Curie a faite en même temps que moi, est sans doute venue à l’esprit de plusieurs physiciens.
  8. Le principe de relativité (Einstein) force à attribuer à la lumière de la masse et du poids.
  9. On retrouve ici, dans ce qu’elle a d’essentiel, une hypothèse d’Arrhenius, expliquant la stabilité de l’Univers par l’existence, au centre des astres, de « composés » colossalement endothermiques. En lisant son beau livre de Poésie scientifique sur l’Évolution des Mondes (Ch. Béranger, Paris) on comprendra mieux comment l’Univers stellaire peut indéfiniment subsister.
  10. Une balle de fusil suffisamment rapide traverserait un homme sans l’endommager.
  11. C. T. R. Wilson a récemment rendu visible, non seulement le point d’arrivée mais la trajectoire de chaque projectile, dans de l’air humide : une détente condense des gouttelettes d’eau sur les ions formés par le projectile et l’on voit à l’œil nu les trajectoires ainsi soulignées.
  12. Phénomène découvert par Townsend, et par lequel on explique à présent le mécanisme de la décharge disruptive (étincelle électrique).
  13. Un isolement exprès imparfait assurera le retour rapide de l’aiguille au zéro.
  14. Regener a, récemment, repris ces mesures sur les rayons α du polonium, comptant les scintillations produites sur une lame homogène de diamant. Mais sa mesure de la charge me semble entachée d’une incertitude qu’il est intéressant de signaler.

    J’ai fait observer, en effet, que dans cette méthode on admet implicitement que toute la charge accusée par le récepteur est apportée par des projectiles α. Or l’explosion qui lance dans un sens un projectile α lance en sens inverse le reste α′ de l’atome radioactif. Ces rayons α′ peu pénétrants ne pouvaient agir dans le dispositif de Rutherford (où une mince pellicule sépare le corps actif et le récepteur). Mais ils doivent intervenir dans l’expérience de Regener (vide extrême et pas de pellicule). Or il se peut que ces projectiles α′ ne produisent pas de scintillations : il est probable qu’ils sont chargés positivement (comme tout atome violemment projeté) sans d’ailleurs porter forcément 2 charges positives comme l’hélium. Bref, il est impossible de regarder comme sûre la valeur 4,8·10−10 ainsi obtenue.

  15. Choix avantageux, parce que les phénomènes sont moins complexes, le polonium étant le terme de sa série radioactive (une seule transmutation intervient), et parce que, vu l’absence d’émanation gazeuse dans l’espace qui surmonte la matière radioactive (espace où les rayons α ne sont guère arrêtés que dans les parois), le nombre des projectiles α qui entrent dans le verre est négligeable : on évite donc la difficulté de faire sortir l’hélium occlus dans du verre.
  16. Extraite (pour commodité de format) d’un travail postérieur de Geiger et Rutherford, où se trouve préparé par ce procédé un dénombrement de haute précision des projectiles du radium.