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Les Attirances (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 117-131).

LES ATTIRANCES

I

C’est bien là-bas, au bord des landes,
Que le kiosque étrange et suranné
Où leur amour est né
Demeure et leur survit, abandonné ;
C’est bien là-bas, au bord des landes,
Où les bateaux monumentaux
Mirent dans l’or et dans la boue
Leur proue,
C’est bien là-bas, au bord des landes
Et des fleuves trouant le cœur de la Hollande.
 
Il s’en alla, par un soir d’août,
Quand la clarté se respirait

Et se buvait dans le vent fou ;
Il s’en alla, Dieu savait où ;
Mais quand il reviendrait,
Après combien de jours, après combien d’années
De lutte rouge avec sa destinée,
Très fièrement, il lui rapporterait,
En son âme plus claire et plus profonde,
En ses deux yeux plus éblouis,
En ses deux bras lassés d’espace et d’infini,
Le monde.

Il vit des mers, et puis des mers, toujours, encor,
Et des golfes couvrant, avec faste, leurs bords,
De grands bois sourds se prolongeant de lieue en lieue ;
Leurs branchages se cramponnaient au ciel brûlant ;
Il regardait, parmi les troncs, des singes blancs
Bondir et s’éloigner, sous des lianes bleues :
Là-bas, s’illuminaient les pays du corail ;
De longs oiseaux de pourpre et d’or, aux becs d’émail,
S’éparpillaient — miroirs et fleurs — dans l’air de nacre.
Aux mirages les monts versaient leurs simulacres.


Il marchait sur la grève, et doucement songeait,
Et dans la brise claire, où tout son corps plongeait,
Il lui semblait sentir des caresses connues :
Deux mains fluides glissaient contre ses tempes nues,
Si bien que son esprit ardent et exalté
Jurait que ces deux mains de joie et de bonté
Venaient vers lui en traversant l’immensité.

Elle, là-bas, au bord des landes familières,
Dans son logis vibrant de fleurs, ailé de lierres,
Se souvenait et ne vivait que pour l’absent.
Armoire où s’enfermaient les missives aimées,
Larges fauteuils, divans moelleux, coussins pesants,
Où l’empreinte restait de leurs têtes pâmées,
Cristal du miroir glauque, où leurs deux regards clairs
S’étaient brûlés, jadis, en un unique éclair,
Vos liens silencieux mais forts tenaient sa vie
À vos doux souvenirs doucement asservie.

Parfois, les soirs, quand les clartés des horizons
Frôlaient à peine, au loin, les portes des maisons,

Avec une ferveur lente, ses mains fidèles
Parcouraient ses beaux seins et sa bouche et ses yeux
Comme pour recueillir, entre ses doigts pieux,
Ce qui restait de lui et de son feu, sur elle.
Alors c’était si bellement fête en son cœur,
Que rien, ni le ciel noir voilant, là-haut, ses astres,
Ni l’orage épandant les maux et les désastres,
Rien n’aurait pu troubler l’hallucinant bonheur
Que lui versaient longtemps, en cette heure de fièvre,
Ses doigts soudain rejoints et baisés par ses lèvres.

Ô ces deux cœurs tendus à travers l’Océan !

Au bord des torrents fous, au pied des rocs géants,
Où qu’il allât — vallons, steppes, plaines, rivages,
Chemins perdus, marais fangeux, brousses sauvages —
Il la sentait vivre et comme penser en lui.
Elle était là, quand il marchait sous l’or des nuits
Vers quelque but lointain, par les chemins funestes
Où les dangers guettaient, prêts à bondir, son geste.

II

Or, vers le soir, un jour,
Comme il s’en revenait, par un pays de fleuves
Et de champs réguliers fleuris de maisons neuves,
Derrière un aqueduc barrant une lueur,
La ville rouge, éclatante et soudaine
Comme un jardin de pierre et d’or, du fond des plaines,
Sollicita son rêve et tout à coup son cœur.

Un bruit grondant et sourd
Continûment, toujours,
Sous le dais lourd de ses fumées
Envenimées,
S’élevait d’elle et se mêlait là-bas

Au bruit des flots ardents ou las
De la mer proche.
Brusques, ainsi que des encoches,
Des sifflets durs entaillaient l’air, parfois,
Et du côté des docks de pétrole et de bois
Il entendait sortir, comme d’une poitrine,
L’appel rauque et brumeux des sirènes marines.
Et devant lui, les ténèbres semblaient marcher,
Et s’éloigner, avec des flammes suspendues ;
Des tours cognaient leur front contre le front des nues ;
Des toits de verre étincelaient sur des marchés ;
Des éventails de feu s’ouvraient, du haut des phares,
Et leurs rayons partaient, au large, sur la mer,
Toucher la proue en or des grands bateaux barbares
Qui s’en venaient vers eux du bout de l’univers.

Ô la cité énorme, angoissante et tragique,
Comme elle entra fiévreuse et frémissante en lui !
Ardeurs fermes, espoirs noueux, forces logiques,
Fluides de volonté nourrissant chaque esprit,
Travail escaladant, en ses doctes voyages,

De maison en maison, les plus hauts des étages,
Vous exaltiez son cœur et gagniez son cerveau
Tout son être grondait d’un orage nouveau.
Il se sentait plus clair, plus fort, plus grand, plus vaste.
Les miroirs de son âme absorbaient les contrastes.
Il se multipliait dans les foules, là-bas :
Leurs gestes, leurs rumeurs, leurs voix, leurs cris, leurs pas,
Semblaient, quand ils montaient, le traverser lui-même ;
Et les trains merveilleux, sur leurs routes de fer,
Avec leurs bonds empanachés de vapeurs blêmes,
Roulaient, et trépidaient, et sonnaient en ses nerfs,
Si fort que son cœur jeune, ardent, souple et docile,
Vibra, jusqu’au tréfond, du rythme de la ville.
Rythme nouveau, rythme enfiévré et haletant,
Rythme dominateur qui gagnait l’âme entière
Et entraînant en sa fureur les pas du temps !

Ah ! combien celle, hélas ! dont la douce prière
Traversait terre et mer, les mains jointes, là-bas,
Sentit, en ces jours noirs, peser son cœur plus las
Et les fluides cesser et se vider l’espace !

Les meubles chers voilaient les jeux de leurs surfaces,
Les divans clairs qu’elle évoquait — tels des témoins —
Changeaient leurs plis soyeux et boudaient dans leurs coins,
Et, vers le soir, dans l’ombre et l’horreur vespérales,
Les vents n’étaient plus rien que des pleurs et des râles.

III

Et tandis qu’elle allait ainsi, traînant son cœur
De tristesse en angoisse, et d’angoisse en douleur,
Lui, l’exalté soudain de la vie élargie,
Comme en des bains de feu trempait son énergie ;
Souple roseau par un vent d’Est violenté,
La fortune ondoyait selon sa volonté ;
L’or formidable et fou illuminait sa tête
Des rayonnants éclairs d’une rouge tempête ;
Les rages des conflits, les abois des périls,
Dès qu’il parlait, rentraient mâtés dans leur chenil ;
Il était maître et roi d’une force autonome ;
Il l’imposait lucide et fascinante aux hommes ;
Et telle était sa foi dans son pouvoir certain,
Qu’il se croyait le geste et la main du destin.


Ses chercheurs d’or, d’argent, d’étain, de plomb, de cuivre,
En des îles de gel, en des pays de givre,
Partout, où leur pic dur dans le roc s’enfonçait,
Sans le savoir, de terre en terre, obéissaient
À son infatigable et tenace pensée.
Ils se mouvaient en son âme dramatisée.
Ses lourds vaisseaux craquant au poids des cargaisons,
Et, blasonnant de leur splendeur les horizons,
Tanguaient bien plus en lui que sur les vagues folles.
Parfois, il prononçait de soudaines paroles
Et ses yeux regardaient ce qu’ils fixaient, sans voir ;
Mais quand il travaillait, sous la lampe, le soir,
Ivre de ses calculs, fiévreux de ses conquêtes,
Et que le monde entier lui battait dans la tête
Avec ses docks, avec ses ports, avec ses mers,
C’était le rythme immense et clair de l’univers
Qu’il sentait s’exalter, jusqu’au fond de ses moelles ;
Ô les pôles, les équateurs et les étoiles,
Comme ils gelaient, brûlaient et s’éclairaient en lui
Et comme, en son cerveau, chantait leur infini !

IV

Heures de paix, temps de naguère,
Charmes de celle, hélas ! qui l’attendait toujours
Avec son âme et son amour,
À l’autre bout des mers et de la terre,
Il négligea, brutalement, vos doux appels.
Son cœur grandi avait changé à un point tel
Qu’il ne s’angoissait plus que des forces profondes
Qui font d’un cœur humain le cœur même du monde
Et lui donnent pour large et formidable loi
On ne sait quel allègre et merveilleux effroi.
Heures de paix, temps de naguère, ardeur, oubli,
Image d’or dont l’or jour à jour a pâli ;
Oh ! qu’elle fut tragique et sanglotante
Cette heure et cette nuit d’hiver,

Quand le cristal du miroir clair,
Où leurs regards s’étaient brûlés dans un éclair,
Se brisa, tout à coup, dans les doigts de l’amante !

Son cœur ne lui fut plus qu’un douloureux tombeau ;
Seul y brillait le souvenir comme un flambeau.
Avec de grandes fleurs avant le soir fanées
Elle usait la longueur de ses tristes journées.
Ceux qui s’en revenaient des Océans lointains,
Se taisaient devant elle en sachant son destin.
Plus rien ne lui était secours ni viatique.
Aucune onde n’exaltait plus l’air magnétique
Quand son corps redressé se tournait vers la mer.
Ses yeux devinrent beaux d’avoir longtemps souffert
Et son âme, dont se taisait la violence,
Se mit à refleurir dans l’ombre et le silence,
Si fort,
Qu’elle accueillit la mort,
Très doucement,
Sans plainte vaine, un soir d’hiver, par un sourire,
Et que le dernier mot qui fut pour son amant

Fut simplement le mot qui pardonne et admire.

Et maintenant
C’est bien au bord des landes
Que le kiosque étrange et suranné
Où leur amour est né
Demeure et leur survit abandonné ;
C’est bien, au bord des landes
Où les bateaux monumentaux
Mirent dans l’or et dans la boue
Leur proue,
C’est bien là-bas, au bord des landes
Et des fleuves trouant le cœur de la Hollande.