Les Aurores boréales

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Les Aurores boréales
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 664-680).
LES
AURORES BORÉALES

I. Les Aurores boréales au détroit de Behring (Norrskenen vid Borings sund), par A. E. Nordensklöld. Extrait des Résultats scientifiques de l’expédition de la Vega, Stockholm, 1882. — II. Expériences sur l’aurore boréale en Laponie, par S. Lenström, Bulletin de la commission polaire internationale, 4e livraison; Saint-Pétersbourg,1883).

Il peut être utile, même en science, d’avoir recours à Molière, et le bon M. Jourdain, quand on lui propose d’apprendre la physique, « qui enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volans, les comètes, etc., » n’a pas tout à fait tort de répliquer : « il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini. » La météorologie a fait, il est vrai, d’énormes progrès; mais chez elle, en revanche, que de points obscurs ou douteux, que de préjugés à dissiper, d’erreurs à combattre, de distinctions à établir! Depuis une longue série de siècles, des milliers d’aurores boréales ont été observées par des savans ou de simples curieux, et cependant ce phénomène, aussi mobile qu’éclatant, semble, comme un nouveau Protée, se transformer sans cesse; il se montre sous des faces si diverses que, devant lui, la science hésite parfois, se trouble et confesse son impuissance. Quel météore pourtant a plus attiré les regards, quelle apparition dans le ciel a donné naissance à autant de légendes gracieuses ou terribles, selon les temps ou les régions?

Il est essentiel avant tout de définir l’aspect que présentent ordinairement les aurores. La tâche est assurément malaisée : prétendre, envisager d’innombrables formes particulières constitue déjà une présomption de notre part, et d’ailleurs de simples descriptions n’instruisent guère celui à qui la réalité est inconnue. Aussi nous nous contenterons de tracer une faible esquisse du spectacle, uniquement pour faire comprendre le sujet. Après quoi, il nous faudra exposer les anciennes observations et les vieilles hypothèses relatives à « la lumière du nord, » et antérieures au XIXe siècle, pour arriver ensuite aux découvertes accomplies depuis soixante ans, et particulièrement aux théories et expériences de M. de La Rive. Enfin nous analyserons les travaux récens de deux esprits éminens, Finlandais l’un et l’autre, qui, chacun de leur côté, ont tenté de dérober à la nature boréale quelques-uns de ses secrets, procédant à leurs études respectives, l’un au détroit de Behring, il y a cinq années environ, l’autre, plus récemment, en Laponie : MM. Nordenskiöld et Lenström.


I.

Les descriptions d’aurores boréales encombrent les relations de ceux qui ont exploré les terres arctiques ; on les retrouve dans beaucoup de livres de physique et dans presque tous les traités de météorologie. Malheureusement ces tableaux produisent le même effet que le phénomène qu’ils essaient de représenter ; on est ébloui, on admire tant que dure la lecture, et, une fois la dernière ligne achevée, il ne reste que peu de choses dans la mémoire, de même que le ciel, un instant illuminé, redevient, après la fin d’un brillant feu d’artifice, aussi obscur que devant.

Les aurores que nous avons eu l’occasion de contempler en France sont, en général, peu éclatantes : une lueur rougeâtre, d’une teinte sui generis, qui éclaire vaguement le nord du firmament, et c’est tout. Assurément, ceux qui voient journellement coucher le soleil dans nos climats et ceux, bien moins nombreux, qui ont l’occasion d’assister à son lever, peuvent facilement observer des teintes plus riches et des jeux de lumière d’un plus charmant effet. D’autre part, nous verrons que les contrées boréales sont loin de jouir toutes sans cesse d’apparitions très éclatantes. Pour admirer de belles aurores et en apercevoir souvent, il faut choisir le temps et les lieux. Nos descriptions ne s’appliqueront donc qu’à la zone la plus favorisée.

L’aurore boréale naît presque toujours dans la direction approximative du nord, non du nord géographique, mais vers le point où se dirige l’aiguille aimantée. En général, et comme début, il paraît à l’horizon un arc qui s’élève peu à peu en laissant au-dessous de lui un espace non éclairé, auquel on a donné le nom de segment obscur. Des feux jaillissent de la partie convexe de l’arc vers l’extérieur : tantôt ce sont de simples rayons, tantôt des colonnes de lumière. Ces jets, rapprochés les uns des autres, ou parfois écartés, « répandent une lumière fort éclatante, comme si une liqueur ardente et brillante sortait avec impétuosité d’une seringue, » dit Formey dans l’Encyclopédie. Souvent les fusées lumineuses émises de divers côtés, et convergeant vers un même point du ciel, s’y accumulent et forment ce qu’on nomme la gloire de l’aurore boréale, par analogie avec l’ornement que les artistes byzantins ont accoutumé de placer au-dessus de la tête de la Vierge et des saints.

Notre modeste essai de description est forcément très incomplet. Mais comment peindre la mobilité même? « Jamais une aurore boréale ne ressemble à l’autre, dit M. Martins; elles varient à l’infini. » Maupertuis, après quelques phrases de lieux-communs sur le contraste qui règne entre la désolation de la terre et la splendeur du firmament dans la zone arctique, décrit « une grande écharpe, d’une lumière claire et mobile, qui a ses extrémités dans l’horizon et qui parcourt rapidement les cieux par un mouvement semblable à celui du filet des pêcheurs, conservant dans ce mouvement, assez sensiblement, la direction perpendiculaire au méridien. » Notre compatriote vit aussi des drapeaux voltiger dans l’air, semblables à des bandes de taffetas.

Écoutons maintenant M. Nordenskiöld traçant le tableau des aurores boréales de Scandinavie, dites aurores à rayons. « Le phénomène est constitué par des bandes de rayons d’une intensité lumineuse plus ou moins grande, compliquées de rayons droits, nettement circonscrits ou réunis en fascicules, le tout situé transversalement à la direction générale de la bande[1]. Bandes et rayons changent à chaque instant d’aspect et de position. Tantôt les rayons s’élancent vers le zénith et s’accumulent dans son voisinage de plusieurs côtés à la fois, de manière à former une couronne d’aurore, tantôt ils tombent ensemble et se désagrègent en nuages lumineux ou en couches irrégulières. Tantôt les rubans se courbent et se replient en élégantes draperies ; tantôt ils se redressent de manière à constituer des arcs ou faisceaux de rayons uniformes. Dans la bande elle-même, un rayon chasse l’autre par une variation continuelle... »

Lors de son voyage au Spitzberg, en 1873, l’éminent voyageur a pu observer des phénomènes différens. Il parle alors d’une nuée lumineuse qui se montre vers le sud (nous expliquerons plus loin la raison de cette anomalie apparente) et dont la forme est celle d’un arc. Elle devient plus éclatante, moins régulière, s’élargit et darde des rayons qui convergent sensiblement au point de la voûte céleste que percerait l’aiguille d’inclinaison prolongée indéfiniment. Les rayons constituent par leur ensemble les draperies dont il a été question plus haut. Cependant la couronne ne tarde pas à pâlir; elle disparait : l’obscurité règne de nouveau, mais pour cesser bientôt.

Ordinairement le météore naît vers un point déterminé de l’horizon, du côté du nord, comme nous l’avons dit, ou dans certaines régions, du côté du sud; mais, une fois qu’il s’est développé, il s’étend presque toujours et peut même gagner la direction opposée, tantôt par une lente propagation, tantôt comme si un violent coup de vent chassait la lumière dans un sens donné. Le ciel arrive donc à être embrasé dans sa presque totalité, et la gloire, constituée de rayons issus de tous les côtés, semble former une ouverture qui percerait la voûte céleste au-dessus de la tête de l’observateur.

Mais, répétons-le encore une fois, croirait-on avoir affaire à un seul et même phénomène quand on feuillette les divers récits de voyage et qu’on essaie de comparer les textes et les planches de leurs auteurs? Quel rapport ont les arcs réguliers, à courbure nette, concentriques les uns aux autres, souvent observés par Bravais[2], avec certaines anomalies étranges telles que l’aurore décrite par M. Fr. Whymper[3], dont on eût dit un immense serpent lumineux déroulant dans le ciel ses « replis tortueux ? »

Nous n’avons pas encore parlé des colorations éclatantes et variées que l’on peut admirer dans l’aurore boréale. Ainsi que l’aspect de celle-ci, elles se diversifient à l’infini. Maupertuis a pu contempler une teinte d’un rouge éclatant, en sorte que, d’après lui « la constellation d’Orion paraissait trempée dans le sang. » Le bleu, le vert, le jaune, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, nuances douces ou tons chauds, trouvent leur place ; et, dans certaines circonstances, on a cru démêler une loi dans ce chaos : la partie la plus basse est ordinairement rouge et la zone supérieure verte; entre les deux s’étend un segment incolore ou jaune.

Comment songer à dessiner exactement un météore si capricieux? quel peintre, quel aquarelliste se chargerait de reproduire ce pourpre, cet azur, ce lilas, à la fois si riches et si fugitifs? Cependant cette difficulté a été surmontée, et c’est un de nos compatriotes qui a remporté la palme. D’après M. Nordenskiôtd, juge très compétent en pareille matière, les planches qui accompagnent la relation du voyage de la Recherche sont exécutées « de main de maître, » et le savant suédois déclare que l’habitant de l’Europe méridionale qui n’a jamais vu d’aurore pourra se faire une idée très exacte de l’aspect du phénomène eu examinant ces belles illustrations.


II.

L’aurore boréale était parfaitement connue des anciens. Les Grecs, peuple a l’imagination riante, cherchant partout des symboles gracieux, croyaient apercevoir avec elle les dieux de l’Olympe tenant conseil au milieu du ciel embrasé. Au contraire, les Romains, avec leur crainte incessante des présages funestes, en avaient peur : les diverses variétés du météore qui nous occupe, et probablement d’autres apparitions comme des bolides, etc., avaient été savamment classées suivant leur forme, leur position, leur grandeur. Laissant de côté cette énumération inutile, contentons-nous de noter que Pline, après Aristote et Sénèque, parle d’incendies célestes qui teignent le firmament en rouge de sang, de poutres lumineuses, d’ouvertures béantes dans la voûte étoilée, de lueurs fantastiques qui changent la nuit en jour; il n’a garde d’omettre les événemens politiques qui ont pu accompagner ces manifestations, sans toutefois affirmer que celles-ci fussent la cause des catastrophes qui les ont accompagnées ou suivies.

Aux époques troublées de l’antiquité et du moyen âge, en temps de guerre, de famine ou d’épidémie, dès qu’une aurore boréale se montre, le sentiment unique est la frayeur, et l’on croit voir dans le ciel des fleuves de sang, des armées qui s’entre-choquent, des fantassins et des cavaliers qui se livrent des combats mystérieux. Ces terreurs qui semblent être propres aux siècles passés, bien des gens du peuple, bien des paysans, et peut-être aussi quelques-uns de nos lecteurs les ont éprouvées, lors de l’apparition de la belle aurore qui illumina le nord, vers la fin de la guerre de 1870. Aujourd’hui pourtant semblable phénomène ne provoquerait que la curiosité des uns, et laisserait les masses à peu près indifférentes.

Un millier d’années après Grégoire de Tours, qui donna au météore le nom qu’il porte encore aujourd’hui, le Provençal Gassendi, le premier, examine avec des yeux de savant et le baptise définitivement (12 septembre 1621). Les termes de « lumière polaire, » de « lumière du nord, » bien que proposés par divers physiciens, n’ont jamais pu prévaloir; l’évêque et le philosophe ont triomphé. A partir du XVIIIe siècle, les observations se multiplient, les théories et naturellement aussi les discussions scientifiques commencent à poindre. Le sujet tente même les poètes. Sans parler de l’abbé Delille, un jésuite italien, le père Noceti, chante les aurores en vers latins. Frazier, en 1712, contemple le premier une aurore australe, météore que Cook eut souvent plus tard l’occasion d’apercevoir dans ses voyages à la mer du Sud.

On prétend que, jusqu’à l’année 1716 ou environ, les phénomènes dont nous parlons étaient peu communs en Scandinavie et en Hollande, mais qu’à partir de cette date, ils y devinrent très fréquens. Quoi qu’il en soit, l’attention de plusieurs savans suédois, hollandais, français se fixa dans cette direction, et une découverte capitale se produisit. L’inventeur du thermomètre à échelle centigrade, Celsius, remarqua des affolemens singuliers qu’éprouvaient, sans cause apparente, les aiguilles des boussoles; il étudia de plus près ces perturbations et n’eut pas de peine à s’assurer qu’elles coïncidaient avec des apparitions d’aurores boréales (1741). Hjorter, Suédois, comme Celsius, fit la même remarque à peu près vers la même époque.

Les aurores sont-elles d’origine cosmique ou procèdent-elles d’influences purement terrestres? Cette question, qui, dans le siècle même où nous sommes provoque encore des discussions sans cesse renaissantes, divisa dès l’abord les savans en deux camps. Mairan, érudit à larges idées, peut-être trop hardi dans ses conceptions, mais à coup sûr esprit sagace et ingénieux, se déclara partisan de la nature extra-terrestre du météore, et l’opinion contraire trouva un appui dans Musschenbroek.

Ce dernier, qui est devenu célèbre par ses travaux sur l’électricité et spécialement par la découverte qu’il fit de la condensation[4], émit, sous l’influence encore visible des vieux préjugés du moyen âge, l’hypothèse suivante. Au voisinage des deux pôles et à une médiocre distance de la surface du globe, se trouvent d’immenses réservoirs de matières phosphorescentes. Si quelque fissure vient à se produire, les substances, facilement volatiles, s’échappent et illuminent l’atmosphère de leur éclat. Selon l’auteur hollandais, on peut facilement expliquer la fréquence des aurores dans certaines années; l’ouverture d’une caverne souterraine en est la cause. Une fois la poche vidée, le phénomène doit prendre fin pour quelque temps. Ainsi donc, après l’épuisement des provisions accumulées dans une région donnée, les météores cessent forcément de se montrer pour n’apparaître de nouveau qu’au bout de plusieurs siècles, la matière lumineuse ayant eu le temps de se reformer. On croyait avoir constaté que les années sèches étaient des années à maxima d’aurores; or il semblait naturel que l’humidité empêchât les exhalaisons. Où essayait même, sans y réussir, bien entendu, de déterminer la nature de la substance qui luisait ainsi dans l’espace en étudiant les propriétés des divers phosphores récemment découverts. Déjà auparavant on avait cru pouvoir expliquer les aurores boréales par la fermentation de grossières exhalaisons terrestres chassées vers le pôle et finissant par prendre feu.

Quant à Mairan, au contraire, dont le Traité physique et historique de l’aurore boréale parut en 1733, la lecture de son livre, après cent cinquante ans, demeure encore indispensable à quiconque aujourd’hui vent étudier le météore. Rejetant non-seulement les idées que nous avons exposées ci-dessus, mais aussi l’hypothèse bizarre des rayons solaires réfléchis par les glaces du pôle et renvoyés de nouveau vers l’observateur par la surface concave des couches atmosphériques supérieures, il eut recours à la lumière zodiacale observée par Cassini quelque cinquante ans auparavant, La lumière zodiacale, dont l’éclat est faible et qui n’est pas souvent visible dans nos climats[5], constitue une sorte de cône lumineux aux contours assez vagues apparaissant vers l’ouest après le coucher du soleil en mars, ou du côté de l’orient en septembre, avant le lever de cet astre. Sa nature a fait l’objet de plusieurs hypothèses, mais, presque toujours, on l’a considérée comme étant une sorte d’appendice du soleil. Les uns ont admis l’existence d’un anneau concentrique à celui-ci et l’entourant sans le toucher. D’autres, et Mairan parmi eux, en ont fait un prolongement de l’atmosphère solaire principalement accumulé dans le plan de l’écliptique ou dans celui de l’équateur de l’astre (ce qui revient à peu près au même) et dépassant l’orbite de Vénus. Au reste, les deux suppositions concordent également bien avec la forme lenticulaire présentée par la lumière zodiacale[6]. Malheureusement l’hypothèse de Mairan est impossible à admettre, car une atmosphère solaire qui s’étendrait jusqu’à la terre serait bien vite dissipée à cause de l’énorme force centrifuge développée par la rotation de l’astre central. Ainsi les émanations du soleil, ou, pour mieux dire, la couronne qui entoure ce dernier, venant, d’après Mairan, choquer notre atmosphère, illuminent notre globe. Mais il faut alors admettre que la matière de la lumière zodiacale éclaire par elle-même? C’est inutile, répond Mairan à cette objection : du mélange qui se produit dans l’air des régions supérieures il résulte une combinaison chimique, un précipité nécessairement lumineux[7]. La supposition est un peu hasardée et Mairan semble s’être trop avancé. Pourtant, il est indiscutable qu’alors, comme aujourd’hui, les aurores étaient plus fréquentes en mars et en septembre, époques où la lumière zodiacale paraît sous son maximum d’intensité. Enfin, chose curieuse, le Suédois Angstrôm (1867) et l’Italien Respighi (1872) ont constaté dans le spectre de la lumière zodiacale une raie verte identique avec une ligne de même couleur qui caractérise l’aurore boréale.

Mairan trouva un redoutable adversaire dans le célèbre mathématicien Euler. Celui-ci n’admettait pas l’hypothèse d’une immense atmosphère solaire; il ne croyait qu’à l’existence d’un anneau, — et en cela il n’avait pas tort. Seulement, il imaginait, pour expliquer le météore lui-même, une théorie assez peu claire, d’après laquelle les portions subtiles et raréfiées de l’air étaient chassées loin de la surface du globe par les rayons du soleil (l’hypothèse de l’émission régnait alors grâce à l’influence de Newton) et les particules devenues lumineuses (on ne voit pas trop pourquoi), donnaient lieu, à une certaine distance de la terre, aux phénomènes des aurores[8].


III.

Une vaste bibliothèque suffirait à peine pour contenir tous les mémoires et les notices publiés depuis soixante ans au sujet du phénomène des aurores boréales, sans parler des nombreux traités de physique, de météorologie ou d’astronomie qui leur ont consacré un ou plusieurs chapitres. Certains auteurs se sont bornés à la simple description de ce qu’ils avaient aperçu, au seul exposé de leurs théories, mais d’autres ont fait mieux. Alexandre de Humboldt a tracé dans son Cosmos un excellent tableau des notions que possédait alors la science au sujet des aurores, et l’Astronomie populaire d’Arago renferme sur cette même question de précieux détails très bien classés et coordonnés.

Nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer tous les progrès accomplis, toutes les observations, toutes les expériences, et, à plus forte raison, si nous entrions dans les détails. Tout en rendant pleine justice à une foule de météorologistes dont nous omettrons volontairement les noms, nous limiterons ce modeste essai aux seules découvertes saillantes et instructives.

C’est à peu près vers l’année 1850 que M. de La Rive, physicien genevois, a voulu fonder la théorie définitive de l’aurore boréale, si tant est qu’une théorie au sujet de ce météore puisse être définitive. Non content de collationner de nombreux témoignages, de les discuter, de les approfondir, le savant suisse a cherché à reproduire le phénomène lui-même et il a merveilleusement réussi.

Un premier point qui, loin d’être fixé, est encore discutable, concerne la hauteur approximative du météore au-dessus du sol. Tantôt deux observateurs, séparés par une distance d’un millier de kilomètres, affirment avoir vu la même aurore en même temps et sous le même aspect; d’autres fois l’apparition n’est visible que dans un rayon de quelques lieues. Mairan, se fondant sur certains calculs non sans portée, concluait à une élévation de 2 ou 300 lieues. Bravais, plus modeste, a proposé 150 kilomètres, comme valeur moyenne. D’autres auteurs ont admis que les fusées les plus élevées planent à 800 kilomètres d’altitude.

M. de La Rive fait table rase ou à peu près de toutes les données antérieures. Selon lui, les aurores boréales, fort basses en réalité, ne dépassent guère la zone des nuages; on en a même aperçu qui se projetaient sur le flanc des montagnes (observation de Parry). On voit que les contradictions ne font pas défaut. A l’appui de son opinion sur la faible hauteur du météore, M. de La Rive cite des cas bien constatés de bruissemens entendus pendant la manifestation de l’aurore ; plusieurs fois une senteur sulfureuse a été perçue. Le pétillement qu’occasionnent certaines décharges électriques lentes, l’odeur de l’oxygène électrisé ou ozone, sont tout à fait analogues. Des explorateurs, des aéronautes ont même prétendu avoir traversé l’aurore boréale, ou du moins le brouillard qui lui donne naissance, suivant l’opinion de M. de La Rive.

Arago avait pressenti la nature électrique du météore, dont il pouvait prédire les apparitions en consultant la boussole. Au reste, les faits abondent qui prouvent jusqu’à l’évidence la connexité qu’il y a entre les aurores et les phénomènes magnétiques. Tessan, en 1818, voyageant sur la Vénus, rapporte qu’à la suite de la manifestation d’une belle aurore, tous les compas du navire s’affolent et qu’on se trompe de route[9]. Pour une cause semblable, Matteucci voit le fer doux des appareils télégraphiques toscans s’aimanter fortement au point que tout service est interrompu entre Florence et Pise. Aux États-Unis, dans pareille circonstance, les employés réussirent à faire marcher le télégraphe sans pile.

Les beaux arcs de lumière qu’on observe dans les régions polaires ont leur point culminant sur le méridien magnétique. On nomme ainsi, comme on le sait, le plan vertical mené par les deux pointes d’une aiguille aimantée horizontale. Bravais, s’inspirant peut-être des idées d’Hansteen, en a conclu que ces arcs (ou plutôt les cercles dont ils font partie) sont concentriques à l’axe magnétique du globe, droite qui réunit les deux pôles magnétiques en passant par le centre de la terre. Les arcs ne coïncident donc pas en direction avec les parallèles géographiques, ce que croyaient les premiers observateurs, notamment le Suédois Bergman. Au reste, le pôle magnétique n’est nullement immobile, et sa position peut varier de plusieurs degrés en longitude ou en latitude dans le cours d’un siècle.

L’apparition des aurores boréales se rattache-t-elle à un état particulier de l’atmosphère? Oui, sans doute, et M. de La Rive voit dans cette circonstance une confirmation de sa théorie. Ainsi, presque tous les observateurs sont d’accord pour déclarer que des nuages de cirro-stratus accompagnent ou précèdent le phénomène et on en voit fort souvent à l’intérieur du segment obscur. Ce qui n’est guère moins incontestable, c’est la présence simultanée dans l’air d’une innombrable multitude de fines aiguilles de glace, transparentes et microscopiques, qui favorisent la formation de halos lunaires avant que l’aurore elle-même prenne naissance.

Nous sommes maintenant en mesure d’aborder l’explication de l’hypothèse proprement dite. La terre, d’après l’éminent physicien genevois, est chargée de fluide négatif; il en est de même des couches d’air très rapprochées du sol. Au contraire, les hautes régions de l’atmosphère sont électrisées positivement; et ce double fait, résultat d’expériences certaines, n’est nié par personne. Ces deux électricités de nom contraire, accumulées vers les tropiques en masses énormes, se combinent aux pôles, où l’air, plus humide, devient meilleur conducteur. Les décharges polaires produisent sans cesse des appels de fluide, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et des courans d’électricité partent constamment de l’équateur vers les pôles, cheminant, les uns dans le gaz raréfié des couches supérieures, les autres dans l’intérieur du sol. C’est du phénomène de recomposition, favorisé par la présence de vésicules d’eau infinitésimales, de cristaux de neige imperceptibles, de petites aiguilles glaciaires, que proviendrait le météore dont nous essayons de faire l’histoire.

Il s’agissait de démontrer que l’hypothèse m question, déjà fort probable par elle-même, pouvait être regardée presque comme certaine. M. de La Rive parvint à son but à l’aide d’une fort curieuse expérience. Un ballon de verre était muni de deux tubulures opposées; l’une permettait de faire le vide dans l’appareil; l’autre donnait passage à une tige de fer doux qui faisait saillie à l’extérieur et se prolongeait en sens inverse jusqu’au centre du ballon. Une très forte couche isolante recouvrait le fer, sauf aux extrémités, et était elle-même recouverte par un anneau de cuivre qu’un fil conducteur permettait de relier à une source électrique. Le cuivre était donc chargé par la machine de fluide positif, par exemple, et le fer, mis en communication avec le sol, s’électrisait négativement par influence. Grâce à la faible résistance de l’air raréfié, les deux électricités se recombinaient en formant une gerbe lumineuse telle que les lueurs des tubes de Geissler; mais, et c’était là le point capital, si l’on venait à aimanter le fer doux, ce qui était facile à l’aide d’un électro-aimant, il se formait autour de l’extrémité libre du fer une couronne ou auréole concentrique au barreau et d’où divergeaient des jets plus brillans. Un peu de réflexion suffit pour concevoir que le fer doux représentait à la fois la terre et l’aimant terrestre, le cuivre l’air des hautes ouches atmosphériques, et l’extrémité libre de la tige aimantée les régions polaires.

Il nous reste à dire quelques mots d’un point qui n’est pas sans importance : celui de la périodicité du phénomène. D’abord, les aurores sont bien plus fréquentes en hiver qu’en été, chose fort naturelle, car elles sont invisibles durant les interminables jours des contrées polaires. Nous avons déjà dit, en parlant de l’hypothèse de Mairan, qu’on les aperçoit principalement pendant les mois des équinoxes, mars et septembre. Mais le fait s’explique très naturellement, toujours suivant les idées de M. de La Rive, mars correspondant à une période d’échauffement pour la partie tropicale de l’hémisphère nord, et septembre coïncidant avec la condensation en brouillards des vapeurs atmosphériques dans le voisinage du pôle. Ainsi, dans un cas, développement d’un excès d’électricité; dans l’autre, combinaison plus aisée des deux fluides. Peut-être une explication analogue rendrait-elle compte d’une certaine période undécennale coïncidant sensiblement avec celle des taches du soleil. Peut-être enfin des variations séculaires se produisent, mais trop peu de temps s’est écoulé depuis que l’on a commencé à faire des observations sérieuses et suivies pour qu’on ait pu démêler une loi qui se manifestera sans doute quelque jour.


IV.

Dans les derniers mois de l’année 1878, M. Nordenskiöld;, hivernant près du détroit de Behring, remarqua la présence, toutes les nuits où le clair de lune n’était pas trop vif et où les nuages ne masquaient pas le côté nord de l’horizon, d’une sorte d’arc faiblement lumineux, ayant son sommet dans la direction nord-nord-est. Très régulier de forme et de courbure, cet arc reposait sur un segment de cercle borné lui-même par l’horizon. Le météore avait en moyenne 10 degrés de flèche et embrassait environ 90 degrés, c’est-à-dire le quart de l’horizon; sa limite inférieure tranchait d’une manière apparente sur le « segment obscur, » probablement par contraste. Au contraire, son pourtour extérieur était moins net, ce qui rendait difficile la mesure exacte de son, épaisseur, évaluée approximativement à 5 degrés.

La lumière de l’arc était calme et uniforme, sans apparence de rayons ; elle était, au reste, assez médiocre, ainsi que nous l’avons déjà dit. Rien de comparable aux draperies, aux fusées éclatantes, aux stries des aurores scandinaves. Probablement bien des savans ne se seraient pas donné la peine d’étudier un phénomène aussi peu intéressant en apparence. M. Nordenskiöld, au contraire, le suivit jour par jour, nota toutes les particularités qu’il put recueillir et arriva aux conclusions suivantes.

Au-dessus du globe terrestre et à une distance d’environ 400 kilomètres est située une couronne lumineuse permanente, ou peu s’en faut. Cette couronne cerne le globe tout entier sans que sa direction coïncide avec celle des parallèles, car elle est excentrique au pôle nord, tandis que son centre correspond sensiblement avec le pôle magnétique. On sait que celui-ci s’écarte du pôle nord et marque le point où l’aiguille d’inclinaison reste verticale. Ajoutons que le plan de la couronne est perpendiculaire au rayon terrestre passant par ce dernier point.,

Ainsi, notre globe possède un anneau comme Saturne, à certaines différences près cependant. L’anneau de cette dernière planète entoure l’équateur ; le nôtre, incomparablement plus petit, ne couvre qu’une bande étroite des régions polaires, bande dont le centre est assez éloigné du pôle nord. Les habitans de l’équateur de Saturne, — s’il y en a, — contemplent un ruban très large dans le sens vertical et fort mince dans le sens horizontal ; au contraire, un observateur des hautes latitudes asiatiques ou américaines se trouverait en présence d’une couronne peu épaisse, mais relativement étendue, c’est-à-dire que le développement de notre anneau est à peu près parallèle à la portion de surface terrestre par lui dominée et qu’il ombragerait s’il était opaque.

Les objections ici s’offrent d’elles-mêmes et se pressent en foule. Pourquoi nul avant M. Nordenskiöld n’avait-il remarqué ce météore très singulier à coup sûr? Un observateur placé près du pôle des aurores boréales, ou, si l’on veut, près du pôle magnétique, puisque, en définitive, il est probable qu’ils se confondent, devrait apercevoir un cercle lumineux complet faisant le tour de l’horizon. Or aucun navigateur n’a rien encore contemplé de pareil.

Toutes les difficultés sont levées, grâce aux réponses si claires et si simples de M. Nordenskiöld. L’arc lumineux, dit-il, n’est qu’une sorte de résidu de phénomènes plus brillans et plus complexes; il ne faut donc guère espérer de le voir, sauf dans les années où les aurores sont faibles, c’est-à-dire dans les années à minima, comme il arriva précisément en 1878-1879. Le plus ordinairement, l’accessoire masque le principal, de même qu’on ne saurait contempler les fondations d’un édifice encore debout. La lueur n’est pas forte, nous l’avons déjà dit : non-seulement le jour et le crépuscule l’effacent, mais le simple clair de lune la rend invisible. Il va sans dire que si le ciel est charge de brumes, tout disparaît, mais la seule vapeur d’eau contenue dans l’air éteint la clarté de l’arc ordinaire si ce gaz est à trop forte dose. Il faut donc que l’observateur soit favorisé par un temps sec et froid ; si le thermomètre marque plus de degré, il est inutile d’explorer le firmament. Ainsi, les côtes de la Norvège, assez chaudes grâce au Gulfstream et passablement humides, sont dans de mauvaises conditions. Presque toutes les autres régions d’où l’anneau peut être aperçu ne sont que de tristes solitudes.

En second lieu, un spectateur qui serait placé près du pôle des aurores ne verrait absolument rien, car l’horizon lui cacherait la vue du météore, de même qu’un Saturnien qui n’aurait jamais quitté les hautes régions boréales ignorerait l’existence de l’anneau. Voilà donc une réponse géométrique et indiscutable à la deuxième objection proposée. Notre observateur, s’éloignant du pôle des aurores et marchant au sud magnétique, finirait par distinguer dans cette dernière direction un arc s’élevant par degrés sur l’horizon. Toute une ceinture, assez large d’ailleurs, est dominée, c’est le mot, — par la couronne, qui est alors voisine du zénith. Mais, bien que le météore soit là plus rapproché du sol que nulle part ailleurs, il n’est plus a percevable. Il n’y a rien cependant de paradoxal dans ce fait, car sa faible épaisseur le rend transparent. Extérieurement à cette dernière zone qui lui est concentrique, une autre circonscription jouit de la vue de l’arc, placé obliquement vers le nord magnétique. Enfin, plus loin, l’arc rasant l’horizon cesse d’être visible. Ajoutons enfin, pour terminer, que bien avant d’avoir atteint cette limite géométrique, le phénomène est dissimulé déjà par les brouillards de l’horizon et aussi par la forte épaisseur d’atmosphère que les rayons visuels ont à traverser. L’arc, dit M. Nordenskiöld, tel que nous l’avons observé, n’aurait pu être discerné s’il eût été seulement moins lumineux de moitié.

Le météore est relativement immobile, mais pourtant il n’est pas rigoureusement immuable, sans parler des lentes variations de son rayon, de son épaisseur, des oscillations qui déplacent son centre, mouvemens dont il sera curieux plus tard d’étudier les lois, l’arc lumineux monte, baisse, s’éteint dans l’intervalle de quelques heures. Son éclat, généralement uniforme, est parfois rehaussé par des « nœuds de lumière » qui se balancent d’une extrémité à l’autre. Souvent même un second arc sensiblement parallèle au premier prend naissance : d’après les observations de M. Nordenskiôld, il est presque toujours concentrique à l’arc ordinaire et situé dans le même plan que lui, mais plus loin de la surface du globe. Parfois aussi les deux arcs se soudent; d’où résulte une aurore boréale en forme de tranche (skifformade), c’est-à-dire aplatie dans le sens vertical. Il n’est pas rare que des arcs supplémentaires interviennent, et fréquemment des rayons lumineux jaillissent entre les deux arcs et dans l’espace indéfini extérieur, mais presque jamais en dedans du plus petit.

Qu’on imagine enfin le phénomène se compliquant de plus en plus, en perdant de sa régularité, les arcs s’élevant sur l’horizon, les rayons se multipliant, jaillissant au milieu des courbes de manière à illuminer l’espace vide, s’élançant vers le sud magnétique dans des directions peu obliques, ou parallèles au globe terrestre[10], et voilà l’aurore boréale vulgaire passablement expliquée. A l’intérieur de la projection de la couronne, vers le pôle magnétique, se trouve au contraire une zone d’où l’on peut contempler les aurores dans la direction du sud, et, plus près encore de ce pôle, le météore n’éclaire que rarement l’horizon. Des voyageurs (Hayes par exemple) avaient constaté ce fait depuis longtemps. La zone privée d’aurore embrasse un cercle d’environ 8 degrés de rayon[11].


V.

Les travaux de M. Lenström, travaux dont l’examen nous servira de conclusion, ont cela d’intéressant qu’ils constituent une preuve directe et définitive de la nature électrique des aurores boréales. Il semblait que les expériences élégantes de M. de La Rive avaient tranché la question ; il n’en était rien, car il y a huit ans à peine qu’un Allemand, M. Groneman, a combattu les idées généralement adoptées dans le monde savant, pour proposer une autre hypothèse. M. Lenström est allé plus loin que le physicien de Genève, en ce sens qu’au lieu d’opérer dans un cabinet de physique, il a réussi à reproduire le météore lui-même en plein air; il l’a forcé à se manifester, comme jadis Franklin et Dalibard ont fait descendre la foudre du ciel pour l’examiner scientifiquement.. N’oublions pas, du reste, qu’il est fort méritoire d’opérer par un froid de 30 degrés, pendant que la bise souffle, que le givre entrave le fonctionnement des appareils, qu’il faut sans cesse visiter et réparer, et que le seul abri dont on dispose est une hutte semblable à celle de nos charbonniers.

Non contente de provoquer des aurores artificielles, l’expédition finlandaise dont M. Lenström. faisait partie a pu recueillir plusieurs données importantes relativement à la manifestation libre du phénomène. Les observations ont été faites à Sodankylä et à Kultala[12] (Laponie) en novembre et décembre 1882. Dans la première de ces deux localités, « l’aurore polaire se montrait souvent d’une intensité très grande, mais elle n’offrait pas pourtant beaucoup de variation. Elle commençait ordinairement par un arc faible au nord, qui se développait bientôt en arc avec rayons et quelquefois en draperies tendues de l’est à l’ouest, le plus souvent un peu vers le nord. » La couleur changeait peu : presque toujours une teinte jaune pâle, légèrement lavée de vert, se manifestait. Bien que le météore ne fût pas continuellement visible, on observait fréquemment au spectroscope, et même assez haut sur l’horizon, la bande caractéristique des aurores sans que l’œil en perçût aucune trace de lueur. Ce fait se produisant même eu l’absence de la neige, on ne pouvait l’attribuer à des plaques aurorales réfléchies. De plus, il n’était pas rare de contempler pendant les nuits une lueur diffuse et phosphorescente, légèrement jaunâtre, qui éclairait l’horizon et faisait pâlir les étoiles. L’effet produit était sensiblement comparable à celui de la lune à demi voilée par les nuages.

M. Lenström et ses collaborateurs tentèrent, le 8 décembre 1882, de mesurer la hauteur d’un arc d’aurore au-dessus de la surface du globe. Ils se divisèrent en deux groupes et, à l’aide de théodolites, ils apprécièrent la distance angulaire du sommet de l’arc à l’horizon. Les deux stations étaient situées sur un même méridien magnétique à 4 kilomètres 1/2 de distance: un fil télégraphique, installé d’avance, permettait de correspondre durant les observations. Ils s’efforcèrent de se concerter pour viser le même point du météore, mais, à la suite d’essais réitérés, ils reconnurent que tel rayon, visible pour les uns, ne pouvait être aperçu des autres. Quant aux résultats des visées, ils furent inconciliables, puisque l’angle obtenu se trouva être plus grand pour le poste sud que pour le poste nord, quoique celui-ci, a priori se rapprochât davantage du météore. M. Lenström en conclut, comme d’ailleurs l’avait fait M. de La Rive, que chaque observateur voit son aurore, de même que chaque spectateur contemple son arc-en-ciel, et, de plus, que le phénomène se produit à une hauteur de quelques milliers de mètres à peine; il signale encore les résultats obtenus au Groenland par l’ingénieur Fritze, qui conduisent, au moins dans certains cas particuliers, à des nombres vingt fois plus faibles.

Lors de l’expédition suédoise de 1868 dans les régions polaires, on remarqua autour du bonnet des montagnes des flammes faibles ou des lueurs phosphorescentes. Ce fait, dont M. Lenström n’eut connaissance qu’en 1871, rapproché de certaines descriptions relatées par d’autres voyageurs, décida M. Lenström à essayer de provoquer ou de faciliter l’apparition du météore par des moyens artificiels. Les premières tentatives datent de 1871 et, à l’exemple de celles qui ont suivi, elles ont eu la Laponie pour théâtre. Comme, dès l’abord, l’entreprise avait été couronnée de succès, de nouvelles expériences furent reprises lors de l’expédition polaire finlandaise de 1882 et renouvelées deux fois sut deux cimes différentes, portant respectivement les noms fort peu harmonieux d’Oratunturi et de Pietarntunturi.

L’Oratunturi, haut de plus de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, est situé par 67° 21’ de latitude près du village de Sodankylä. Vers le point culminant de la montagne, un long fil de cuivre, replié convenablement sur lui-même, de manière à constituer une série de carreaux d’une surface totale de 900 mètres carrés, était supporté par des poteaux munis d’isolateurs. Des pointes de laiton, dressés verticalement de 0m,50 en 0m,50, hérissaient ce réseau conducteur et le tout communiquait par un fil métallique isolé courant sur des perches avec un galvanomètre installé dans une cabane au pied de la cime. Le galvanomètre était relié à la terre par l’autre extrémité de son propre circuit.

Presque toutes les nuits qui suivirent l’installation des appareils, une lueur jaune blanchâtre illumina les pointes, sans que rien de pareil se manifestât sur les hauteurs du voisinage, pendant que l’aiguille du galvanomètre trahissait par ses mouvemens le passage d’un courant électrique. La lumière fut analysée au spectroscope et donna la raie jaune verdâtre qui caractérise l’aurore boréale. Ajoutons que l’intensité de la clarté et les déviations de l’aiguille variaient continuellement. Au reste, le givre qui se déposait sur les fils ne tardait pas à détruire l’isolement, ce qui rendait presque impossible une expérience de quelque durée, sans parler du froid qui engourdissait les doigts de l’opérateur.

L’appareil, installé plus tard sur le Pietarintunturi, à plus de 78 degrés de latitude, était à peu de chose près disposé identiquement, sauf que la surface munie de pointes était moitié moindre. Ainsi que le fait remarquer M. Lenström, la proximité de la «ceinture maximum » des aurores compensait cette infériorité. Le 29 décembre, un « rayon d’aurore » fit son apparition au-dessus du réseau, qu’il dominait verticalement de 120 mètres.


Notre tâche est terminée : après avoir tenté de rendre compte de l’aspect du météore, nous l’avons pour ainsi dire suivi à travers les âges et nous avons examiné quelques-unes des hypothèses, curieuses toujours, parfois bizarres, proposées autrefois par les physiciens. Bien qu’ayant interrogé la science scrupuleuse et sévère du XIXe siècle jusqu’à cette année 1883, nous avons été incomplet, souvent malgré nous ; aussi bien n’avons-nous pas eu la prétention de parachever un tableau détaillé. Expliquer les principes les plus essentiels, rendre compte des progrès les plus importans et montrer aussi combien sont grandes et nombreuses les difficultés à trancher, tel a été notre but. Il faut espérer que la science de l’avenir soulèvera ces obstacles et que l’on ne pourra plus répéter ce que disait Haüy, il y a moins d’un siècle, au sujet du phénomène qui vient de nous occuper : « Ce n’est pas toujours ce qui est connu depuis le plus long temps qui l’est le mieux. »


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Il nous semble que des franges de fauteuils ou de rideaux représenteraient, sans doute très grossièrement, les apparences que veut décrire ici M. Nordenskiöld.
  2. Nous ne parlons ici que des aurores ayant un certain éclat. La différence serait plus grande encore si l’on considérait aussi la « couronne ordinaire » de M. Nordenskiöld, dont il sera question plus loin.
  3. Tour du monde, 1809.
  4. A Leyde, en 1746. De là vient le nom de bouteille de Leyde, qui est resté.
  5. Dans le voisinage des grandes villes notamment, la lueur des becs de gaz masque le phénomène. Au reste, sous les tropiques où le crépuscule est bien plus court que dans les régions tempérées, on distingue bien mieux et plus souvent la lumière zodiacale.
  6. On peut voir, pour plus de détails à ce sujet, la dernière édition du Ciel de M. Guillemin.
  7. Mairan fait observer que, la force centrifugée étant moindre vers les pôles qu’à l’équateur, les parties du globe situées sous les tropiques repoussent la matière étrangère qui s’accumule vers les hautes latitudes. Donc il ne devra guère y avoir d’aurores que dans les zones glaciales et tempérées, ce qui est exact.
  8. Ainsi Euler invoquait la théorie de Newton, et il était un adversaire de cette théorie.
  9. Toutefois, si l’observateur se trouve en dedans du cercle formé par l’aurore, l’action de celle-ci sur l’aiguille est à peu près nulle. Ce fait assez singulier a été constaté plus d’une fois.
  10. Cependant M. Nordenskiöld estime que l’orientation des rayons dans l’espace est très difficile à apprécier exactement.
  11. Elle est tracée approximativement dans le tome II de la Terre, par M. E. Reclus.
  12. Coordonnées géographiques de ces deux stations en nombres ronds-: Sodankylä, 67° de lat., 27° long. E. de G.; Kultala 78° 1/2 lat., 27° long. E. de G.