Les Auxiliaires/IX

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Charles Delagrave (p. 49-56).

IX

LA TAUPE

L’oncle Paul venait de prendre au piège une taupe qui, depuis quelques jours, bouleversait plantations et semis dans un coin du jardin. Il faisait remarquer aux enfants la noire fourrure de la bête, plus douce que le plus fin velours ; il leur montrait son museau apte à fouiller, ses pattes de devant, larges pelles qui remuent la terre avec une étonnante rapidité, ses yeux réduits à des points à peu près sans usage, son râtelier surtout, armé de dents si terribles d’aspect.

Paul. — C’est grand dommage que la taupe nous porte préjudice par ses fouilles, car il n’y a pas au monde de destructeur de vermine plus acharné.

Louis. — J’ai toujours ouï dire et j’ai cru jusqu’ici que la taupe se nourrissait d’herbages, de racines principalement, et qu’elle creusait sous terre afin de s’en procurer.

Paul. — Pour vous prémunir contre des erreurs répandues au sujet du régime alimentaire de certains animaux, je vous ai donné quelques détails sur la conformation des dents, toujours appropriée au genre de nourriture. Je vous ai fait voir qu’il suffit d’examiner son râtelier pour reconnaître si l’animal est carnivore ou herbivore. Rappelez-vous la phrase qui résume nos premières conversations : Montre-moi tes dents, et je dirai ce que tu manges.

La taupe vous le montre. Il y en a quarante-quatre, toutes férocement pointues ou dentelées, les incisives à part. Voyez-vous là des meules à broyer paisiblement des racines, ou bien des outils acérés qui découpent les chairs mâchées ?

Louis. — Ce sont bien les dents d’un animal qui se nourrit de proie ; le hérisson et la chauve-souris n’en ont pas de plus aiguës.

Paul. — Pour lever toute espèce de doute, si pareilles dents pouvaient en laisser sur leur sanguinaire travail, je vais vous rapporter quelques expériences faites au sujet du régime alimentaire des taupes. Nous les devons à un savant naturaliste français, Flourens. S’il vous est jamais donné, devenus grands, de lire ses travaux remarquables, vous pourrez apprécier la haute valeur de l’autorité que j’invoque.

Flourens mit dans un tonneau défoncé deux taupes vivantes, et, les croyant herbivores, leur donna pour nourriture des racines, carottes et navets. Comme vous le voyez, l’illustre savant partageait le préjugé reçu, l’idée fausse que Louis vient de nous rappeler. Il fut bientôt détrompé. Le lendemain, les racines se trouvaient intactes ; mais l’une des taupes avait été dévorée par sa compagne : il n’en restait que la peau retournée.

Émile. — L’une des taupes avait mangé l’autre ! Oh ! la féroce bête !

Paul. — Elle s’était repue de son semblable, ce que ne fait peut-être aucune autre espèce d’animal. En dévorant sa compagne, elle avait mangé dans la nuit son propre poids de nourriture ; et cependant, le lendemain matin, elle paraissait inquiète et très affamée. Flourens lui jeta vivant un moineau dont il avait rogné les ailes. La taupe le flaira, tourna autour, en reçut quelques bons coups de bec, puis, se précipitant sur l’oiseau, lui déchira le ventre et agrandit l’ouverture avec les ongles pour plonger la tête au milieu des entrailles fumantes. De son museau pointu, l’horrible bête fouillait la dedans avec les marques de frénétiques délices. En moins de rien, elle eut dévoré la moitié du contenu de la peau, laissée intacte avec ses plumes. Flourens descendit alors au fond du tonneau un verre d’eau complètement plein : il vit la taupe se dresser contre le verre, se cramponner au bord avec ses griffes de devant et boire avec avidité. La soif apaisée, l’animal revint au moineau, en mangea encore un peu, et enfin, pleinement repu, s’assoupit en un coin. Le verre et le reste de l’oiseau furent retirés.

Il s’était à peine écoulé six heures que déjà la taupe, affamée de nouveau, explorait du flair le fond du tonneau, cherchant de quoi manger. Un second moineau vivant lui fut jeté. Comme la première fois, à l’instant même elle le mordit au ventre pour arriver tout de suite aux entrailles. Quand elle l’eut mangé en grande partie et bu copieusement, elle parut rassasiée et resta tranquille. Ce fut son dernier repas du jour. Comptez bien, mes amis, ce qu’il faut de sanglantes bombances pour apaiser la faim d’une taupe. Dans la nuit, sa compagneLa taupe.
La taupe.
de captivité ; dans le jour, deux moineaux. En vingt-quatre heures, le poids de la nourriture représente près de deux fois le poids de l’animal.

La rage d’appétit est-elle au moins un peu calmée ? Nullement. Le surlendemain matin, la taupe erre inquiète au fond de son tonneau ; elle paraît exaspérée par un jeûne trop prolongé, son estomac crie famine. Vite, vite de la nourriture, ou elle se meurt d’inanition. Le reste du moineau de la veille et une grenouille, attaquée comme toujours par le ventre, quelque temps lui firent prendre patience. Enfin on lui donna un crapaud. Dès que la taupe s’en approcha pour l’éventrer, le crapaud se bouffit, espérant peut-être effrayer l’ennemi par l’aspect repoussant de son corps gonflé. Il y réussit. Après l’avoir flairé, la taupe se retourna, rebutée par un invincible dégoût. Ah ! vous ne voulez pas du crapaud, bête goulue ; vous aurez des navets, des choux et des carottes. On lui en servit abondamment. Mais fi des racines ! plutôt périr que manger des navets ! Le jour d’après, la taupe était morte de faim au milieu de ses provisions végétales. Elle avait dédaigné d’y donner le moindre coup de dent.

L’animal expérimenté avait-il des appétits exceptionnels, des manies de goût, pour qu’il préférât se laisser mourir de faim plutôt que de toucher à des aliments de nature végétale ? Pas le moins du monde ; il suivait le régime de tous ceux de sa race. Bien d’autres essais ont été entrepris, tant par Flourens que par d’autres observateurs. Toutes les taupes qu’on a cherché à nourrir avec des substances végétales, pain, salade, choux, racines, herbages quelconques, sont invariablement mortes de faim sans toucher à leurs provisions. Au contraire, on conserve vivantes celles qu’on nourrit de chair crue, de vers, de larves, d’insectes de toute sorte.

Un autre moyen bien simple de décider sans réplique du genre de nourriture, consiste à examiner le contenu de l’estomac des taupes vivant en liberté et prises dans les champs. Tout ce qu’elles mangent, elles doivent l’avoir dans le ventre. Ouvrons l’estomac de la taupe et voyons. Il contient tantôt des tronçons rouges du ver ordinaire ou lombric, tantôt une bouillie de coléoptères, reconnaissables aux débris coriaces que la digestion n’a pas altérés, fragments de pattes et d’élytres ; tantôt et plus souvent une marmelade de larves, de vers blancs surtout ou larves de hanneton, dont on retrouve des signes distinctifs, comme les mandibules et la dure enveloppe du crâne. On y voit un peu de tout gibier hantant le sol, cloportes et mille-pieds, insectes et vers, mans et chrysalides de papillons crépusculaires, chenilles et nymphes souterraines ; mais l’examen le plus attentif ne peut y découvrir un brin, un seul, de matière végétale.

Tous les moyens d’observation nous conduisent donc au même résultat. En dépit des croyances qui peuvent avoir cours, il est certain que la nourriture de la taupe se compose exclusivement de substances animales. Et pourrait-il, je vous prie, en être autrement ? Le contenu de l’estomac serait-il en désaccord avec le râtelier féroce que vous venez de voir ? À ce caractère seul ne reconnaît-on pas la bête insatiable de carnage ?

La taupe est exclusivement carnivore, tout l’affirme. D’autre part, rappelons-nous le monstrueux appétit dont l’animal est doué, si l’on peut appeler appétit la famélique rage d’un estomac qui dans douze heures exige une quantité de nourriture équivalant au poids de la bête. L’existence de la taupe est une frénésie gloutonne, toujours renaissante, jamais assouvie ; les accès de rage du ventre la prennent trois ou quatre fois par jour ; elle se meurt d’inanition pour quelques heures d’abstinence. Pour faire taire les angoisses de cet estomac où les aliments ne font guère que passer, aussitôt fondus, disparus, sur quoi peut compter la taupe ?Dents de la taupe.
Dents de la taupe.
Les moineaux vivants, qu’elle dévorait avec tant de délices dans les expériences de Flourens, évidemment ne sont pas faits pour un chasseur qui travaille sous terre ; tout au plus quelque misérable grenouille, errant dans la prairie, peut de temps à autre lui tomber sous la dent. Que lui reste-t-il donc ? Il lui reste les larves qui vivent dans la terre, et en premier lieu les larves de hanneton, tendres et grasses à lard. C’est petit, j’en conviens, pour une telle faim, mais le nombre suppléera à la taille. Alors quelle extermination de vers blancs ne doit-elle pas faire quand le sol abonde de ce menu gibier ! À peine un repas est fini que l’autre commence, et chaque fois, sans doute, les mans y passent par douzaines. Pour expurger un champ de ces redoutables ravageurs, aucun auxiliaire ne vaut la taupe.

Acharné destructeur de vermine, voilà ce qui me porte à prendre la défense de la taupe et à lui accorder, non sans quelques regrets, le beau titre d’auxiliaire. Ce titre, en effet, elle ne le mérite qu’avec de graves restrictions. Pour atteindre les courtilières, les vers blancs et les larves de toute nature dont elle se nourrit, la taupe est obligée de fouiller entre les racines où le gibier habite. Nombre de racines qui l’entravent dans son travail sont coupées ; les plantes sont déchaussées, soulevées ; enfin la terre provenant des galeries creusées est amoncelée au dehors sous forme de monticules ou taupinées. Avec pareil bouleversement du sol, une plantation de végétaux annuels est bientôt compromise et un semis saccagé. Il suffit d’une nuit à une taupe pour mettre sens dessus dessous des étendues considérables, car la bête affamée est d’une singulière prestesse pour miner le sol où elle espère trouver de quoi manger.

Tout en elle est disposé pour la rapidité d’exécution des galeries de chasse, qu’elle prolonge jusqu’à des centaines de mètres. Le corps est trapu, rond, presque cylindrique d’un bout à l’autre, afin de glisser sans obstacle dans l’étroit couloir. La fourrure est courte, épaisse, soigneusement lustrée, pour ne pas laisser prise à la poussière et se maintenir d’une parfaite propreté, même dans la terre la plus friable et la plus facile à s’ébouler. La queue est très courte ; les oreilles externes manquent, quoique l’ouïe soit très fine. Ces divers appendices, parfois si développés chez les animaux qui vivent en plein air, seraient un embarras sous terre ; la taupe les supprime, comme trop encombrants. Pas de luxe, mais le strict nécessaire pour sa rude besogne de mineur. Des yeux grandement ouverts, accessibles aux grains de poussière d’un sol toujours remué, seraient pour elle une source de continuels tourments ; d’ailleurs qu’en a-t-elle besoin dans l’obscurité absolue de sa demeure ? La taupe n’est pas précisément aveugle, ainsi qu’on le croit d’habitude ; elle a des yeux, mais tout petits et enfouis, presque sans emploi, dans l’épaisseur de la fourrure. L’odorat la guide, un odorat subtil comme celui du porc, dont elle a le boutoir propre à déterrer le friand morceau que son fumet décèle. De son groin, le porc devine et trouve sous terre la truffe parfumée ; la taupe devine et trouve de même le ver blanc dodu. Pour l’atteindre à travers le réseau des racines et l’épaisseur de la couche de terre, elle a ses pattes de devant, qui s’élargissent en mains énormes, armées d’ongles d’une exceptionnelle vigueur. Ces mains, solides pelles capables de s’ouvrir un passage au besoin dans le tuf, sont l’outil par excellence de la taupe. À mesure que l’animal avance, fouillant de son boutoir, déblayant de ses mains, la terre est rejetée en arrière dans la galerie par les pattes postérieures, beaucoup plus faibles, mais suffisantes pour un travail bien moins pénible. Si la taupe se propose de revenir par le même chemin, la voie tracée doit être tenue libre ; alors les déblais sont poussés au dehors et forment une taupinée de distance en distance.

Pour le moment, ces détails nous suffisent. Arrivons à la question si controversée de l’utilité de la taupe. Faut-il, en considération des services incontestables qu’elle nous rend, la tolérer dans nos cultures ? Faut-il, à cause de ses fouilles préjudiciables, la regarder comme un fléau et lui faire unePattes de la taupe.
Patte antérieurede la taupe.Pattepostérieure.
guerre d’extermination ? Le dernier avis paraît en général prévaloir ; la guerre d’extermination est si bien déclarée, que des gens font métier de détruire les taupes, et que, dans la campagne, rarement on fait quartier à la bête déterrée par la bêche. Je me permettrai de faire observer aux ennemis acharnés de la taupe que les vers blancs font des dommages bien autrement graves, et que pour en débarrasser un champ rien ne vaut l’affamé chasseur. Malgré l’opinion contraire, je crois que la présence des taupes, en nombre modéré, est nécessaire dans une prairie ; je crois que ce serait malavisé que de la détruire entièrement. L’expérience en a déjà décidé. Je connais des pays où les taupes, pourchassées à outrance, finirent par disparaître. Or, savez-vous ce qu’il advint ? Les vers blancs se multiplièrent au point de dévaster les prairies. Pour se délivrer de cet ennemi redoutable, il fallut laisser revenir les taupes, et les tolérer tant qu’elles ne furent pas trop nombreuses. D’autres motifs, d’ordre secondaire, il est vrai, plaident en faveur de la taupe. Les taupinées sont formées d’une terre finement ameublie qui, étalée au râteau, est très favorable aux jeunes pousses de gazon ; les galeries souterraines sont des saignées qui assainissent le sol en donnant une issue aux eaux surabondantes, ainsi que le feraient des canaux de drainage. Somme toute, le pour et le contre équitablement posés, je serais assez d’avis que la taupe ne doit pas être proscrite dans la grande culture, à moins qu’elle ne se multiplie à l’excès.

Louis. — Et dans un jardin ?

Paul. — Ici la question change. En peu d’heures, une taupe peut bouleverser une plantation, un semis, et les mettre dans un pitoyable état. Qui voudrait d’un tel fouisseur dans ses carrés de légumes ! Vous déposez soigneusement vos graines en terre, vous alignez vos jeunes plants, vous égalisez le sol, vous tracez les rigoles d’arrosage ; le lendemain, peste soit de la bête ! la taupe a tout mis sens dessus dessous. Vite la bêche, vite le piège, et débarrassons-nous au plus tôt du fâcheux animal. Supposons cependant que les vers blancs et les vers gris abondent ; serons-nous plus avancés en détruisant la taupe ? Nullement ; la vermine fera bientôt pire que la taupe aujourd’hui ; le mal sera plus grave, et voilà tout. Si j’avais un jardin infesté de vers blancs, voici ce que je ferais. Au printemps, j’y lâcherais une demi-douzaine de taupes prises vivantes dans la campagne, et je les laisserais en paix se livrer à leurs chasses. L’extermination des mans accomplie, la terre nettoyée, je reprendrais mes taupes.

Louis. — On peut donc les reprendre quand on veut ?

Paul. — Rien de plus facile ; vous allez voir.