Les Auxiliaires/XXI

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Charles Delagrave (p. 124-128).
XXI. — Les corneilles

XXI

LES CORNEILLES

Paul. — Nous avons en France quatre espèces de corneilles : la corneille noire, la corneille mantelée, le freux ou corneille moissonneuse, et le choucas ou petite corneille des clochers.

La corneille noire, en quelques provinces graille, graillat, grolle, agrolle, a le même plumage, la même physionomie que le corbeau, mais elle est d’un quart plus petite. Pendant la belle saison, elle vit par couples dans les bois, d’où elle ne sort que pour chercher à manger. Au printemps, sa nourriture consiste surtout en œufs d’oiseaux, de perdrix surtout, qu’elle va piller dans les nids en l’absence de la mère, et qu’elle sait percer adroitement pour les porter à ses petits sur la pointe du bec. Elle a, comme le corbeau, le goût de la chair corrompue et des petits oiseaux encore revêtus de leur poil follet ; elle attaque le menu gibier affaibli ou blessé ; elle s’aventure dans les basses-cours pour vider un caneton inexpérimenté, un poussin éloigné de sa mère. Le poisson pourri, les vers, les insectes, les fruits, les graines, suivant les temps et les lieux, lui gonflent le jabot. Elle adore les noix, qu’elle sait casser en les laissant tomber d’une certaine hauteur.

En hiver, les corneilles noires se réunissent par nombreuses troupes, seules ou bien en société des freux et des corneilles mantelées. Elles errent pas à pas dans les champs, pêle-mêle avec les troupeaux, sautant parfois sur le dos des moutons pour chercher quelque vermine sous la laine ; elles suivent le laboureur pour se nourrir des larves que la charrue met à découvert ; elles fouillent les terres ensemencées et mangent le grain attendri et rendu sucré par la germination. Le soir venu, elles s’envolent ensemble sur les grands arbres de quelque bois voisin, où elles jacassent an coucher du soleil, se lissent les plumes, et finalement s’endorment. Ces arbres sont des lieux de ralliement, où tous les soirs les corneilles se rassemblent des divers points du canton, quelquefois de plusieurs lieues à la ronde. Au lever du jour, elles se divisent par compagnies plus ou moins nombreuses et vont, qui d’ici, qui de là, chercher à manger dans les terres cultivées.

À la fin de l’hiver, la société générale est dissoute ; les corneilles s’apparient, et chaque paire se choisit dans quelque forêt voisine un district d’un quart de lieue de diamètre d’où tout autre couple est exclu, afin que chaque ménage trouve sa subsistance. Le nid est placé sur les arbres de moyenne grandeur. Le dehors est composé de petites branches et de racines entrelacées, grossièrement mastiquées avec de la terre ou du crottin de cheval ; le dedans est garni d’un matelas de fines racines. Si quelque oiseau de proie vient à passer à proximité du nid, le père et la mère l’assaillent avec fureur et lui fendent le crâne d’un coup de bec.

Émile. — Très bien, mes braves corneilles ; le rapace se tiendra pour dit qu’il ne fait pas bon venir troubler votre ménage.

Paul. — J’admire le courage des corneilles protégeant leur couvée, mais je ne peux leur pardonner leurs rapines dans les basses-cours, leurs vols de petits oiseaux et d’œufs, leurs fouilles dans les terres ensemencées. Inscrivez la corneille noire parmi les bandits à détruire.

Faites-en autant pour la corneille mantelée, ainsi appelée à cause de l’espèce de manteau ou plutôt de scapulaire gris blanc qui s’étend par devant et par derrière depuis les épaules jusqu’à la queue. Le reste du plumage est noir avec des reflets bleuâtres, comme celui du corbeau. Cette corneille nous arrive sur la fin de l’automne, se met en société des corneilles noires et des freux, et se répand dans les champs à la recherche des grains germés et des larves. Sur les bords de la mer, où elle est bien plus fréquente que dans l’intérieur des terres, elle vit de poissons et de coquillages rejetés par la vague ou abandonnés par les pécheurs. La disette seule peut la contraindre à se nourrir de charogne, régal de la corneille noire et du corbeau. En mars, la corneille mantelée nous quitte pour aller nicher dans les pays du nord.

Le freux, un peu plus petit que la corneille noire, a le plumage de cette dernière, avec des reflets plus violets et plus cuivrés. Son bec est aussi plus droit et plus pointu. Très facilement il se fait reconnaître parmi la gent noire des corneilles et des corbeaux, au signe caractéristique de son métier. Il a la peau du front et des entournures du bec toute dégarnie de plumes, blanche, farineuse et comme cicatrisée. L’oiseau naît-il en cet état ? Nullement. De même que l’ouvrier maniant de rudes et lourdes pièces gagne à ses mains de nobles durillons, de même le freux acquiert au travail les cicatrices galeuses de son front. C’est un fervent piocheur, et sa pioche est le bec, qu’il enfonce en terre aussi profondément qu’il peut. Par un frottement continuel contre le sol, le front et le tour entier de la base du bec perdent leurs plumes, deviennent chauves, s’écorchent même et se couvrent de rugueuses cicatrices. Le but du freux en cette pénible besogne est d’atteindre les vers blancs et toutes les mauvaises larves, fléau des terres cultivées. J’en vis un jour de très occupés, dans un champ inculte, à soulever et retourner les pierres éparses çà et là. Ils y allaient avec tant d’ardeur, qu’ils faisaient sauter à hauteur d’homme les pierres les moins lourdes. Or devinez ce qu’ils cherchaient, si affairés. Ils cherchaient des insectes et toute espèce de vermine. À ce métier de retourneurs de pierres et de piocheurs, les freux ne peuvent manquer d’endommager l’outil, le bec, et d’en déplumer la base.

J’aurais en grande estime ces oiseaux s’ils se bornaient à la chasse des insectes et des vers ; malheureusement, ils ont un goût très prononcé pour les graines germées, friandise sucrée qui leur inspire d’ingénieux moyens de s’en procurer. On dit qu’ils ont l’habitude d’enfouir des glands, et qu’ils les retrouvent longtemps après, quand la germination leur a fait perdre leur saveur acerbe.

Émile. — Ce n’est pas mal imaginé pour une corneille. Le gland amer et dur est mis confire dans la terre. Quand il juge la préparation à point, le freux, qui a bonne mémoire, revient à son atelier de confiserie, déterre le gland devenu tendre et d’agréable saveur, et s’en régale.

Paul. — Jusque-là, rien de blâmable : un boisseau de glands de plus ou de moins, ce n’est pas une affaire ; volontiers je l’abandonne aux freux pour exercer leur curieuse industrie. Mais toute graine en germination leur convient pareillement ; le blé surtout, si facile à se procurer l’hiver dans les terres nouvellement ensemencées. Quand je vois une bande de freux errer gravement pas à pas dans les sillons, enfonçant d’ici et de là le bec dans la terre ramollie par le dégel, je sais bien que ces oiseaux auraient à faire valoir pour excuse qu’ils cherchent des vers de hannetons. Bien naïf qui accepterait cette excuse : en ce moment de l’année, les vers blancs sont descendus à une trop grande profondeur pour que le bec des freux puisse les atteindre. C’est le blé qui réellement est atteint. Comme les freux vont par troupes extrêmement nombreuses, par vols capables d’obscurcir le ciel, on comprend que de tels moissonneurs aient bientôt fait la récolte. Ce n’est pas tout : en automne, les freux font grande consommation de noix et de châtaignes ; au printemps, ils fouillent les champs de pommes de terre pour extraire les tubercules nouvellement plantés.

Louis. — Ces maraudeurs-là ne pourraient-ils se repaître de bêtes mortes, comme le font la corneille noire et le corbeau ?

Paul. — Jamais le freux ne touche aux bêtes mortes, si pressé qu’il soit par la faim. Il lui faut du grain et des fruits ou bien des larves et des insectes. Suivant qu’il recherche l’un ou l’autre de ces genres de nourriture, le freux est pour nous un auxiliaire ou un ennemi. Aussi des avis opposés sont émis sur son compte. Les uns, ne prenant en considération que ces dégâts dans les terres ensemencées, veulent qu’on leur fasse une guerre implacable, et calculent que pour un freux détruit, c’est au moins un boisseau de blé de gagné. D’autres ont principalement en vue la destruction des larves et des insectes. Ils disent que les freux méritent bien de l’agriculture, qu’ils débarrassent les prairies de leur vermine, qu’ils suivent le laboureur pour ramasser les vers blancs dans les sillons, qu’ils atteignent de leur bec pointu le hanneton se métamorphosant dans la terre. Pour ces motifs, très bien fondés du reste, ils déclarent le freux digne de notre protection.

Louis. — Lequel des deux avis accepter ?

Paul. — À mon sens, ni l’un ni l’autre, mais prendre un moyen terme, comme au sujet de la taupe. Si les vers blancs abondent, tolérons les freux, qui leur font si bien la guerre ; dans le cas contraire, chassons-les de nos champs. Nous avons contre les larves de hannetons deux auxiliaires de première valeur, la taupe et le freux, pour lesquels malheureusement il faut mettre en balance les services et les dégâts. Respectons-les si nous avons à craindre un mal pire, débarrassons-nous de leur présence si nos champs sont en bon état.

Toute l’année le freux vit en société de ses pareils. Il va par troupes à la recherche du manger ; il niche par troupes dans le même canton. Un seul chêne porte parfois une douzaine de nids, et les arbres voisins en portent chacun tout autant dans une assez grande étendue de terrain. C’est grand vacarme dans la cité aérienne au moment de la construction des nids, car les freux sont très criards et, de plus, enclins au vol entre voisins. Quand un jeune couple, sans prudence encore, abandonne un moment sa bâtisse pour aller à la recherche d’autres matériaux, les voisins pillent son nid et emportent, celui-ci une bûchette, celui-là un brin d’herbe et de mousse, pour l’employer à leur propre construction. À leur retour, les volés entrent dans des colères bleues, accusent l’un, accusent l’autre, s’entendent avec quelques amis et tombent à grands coups de bec sur les voleurs, si le larcin n’a pas été habilement dissimulé. Pour s’éviter pareil pillage, les couples expérimentés ne laissent jamais le nid seul : l’un reste et garde la maison pendant que l’autre va quérir des matériaux.

Le choucas ou petite corneille des clochers est tout noir et de la grosseur d’un pigeon. Comme le freux, il vole en troupes et niche en société de ses pareils. Les hautes tours, les vieux châteaux, les clochers des églises gothiques, sont sa demeure de prédilection. Ses nids, composés de quelques bûchettes et d’un peu de paille, sont tantôt isolés un à un dans des trous de mur, tantôt placés les uns près des autres et comme entassés. Le choucas ne cesse de jeter, quand il vole, un cri aigre et perçant. Il se nourrit d’insectes, de vers, de larves, de grains, de fruits, jamais de chair corrompue. Il rend quelques services en échenillant les arbres, mais je lui reproche de faire la chasse aux œufs des petits oiseaux. Quoique les choucas habitent en tout temps nos vieux édifices, ils voyagent cependant pour la plupart en nombreuses bandes, tantôt seuls de leur espèce, tantôt de compagnie avec les freux et les corneilles mantelées.