Les Avadânas, contes et apologues indiens/9

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Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. 51-55).


IX

LE ROI QUI ENVOIE ACHETER LE MALHEUR.

(De ceux qui alimentent leur propre malheur.)


Il y avait jadis un royaume où tous les grains mûrissaient à merveille ; le peuple vivait en paix et ne connaissait point les maladies. Jour et nuit, il entendait une musique harmonieuse et n’éprouvait ni chagrins ni tourments.

Le roi interrogea ses ministres et leur parla ainsi : « J’ai entendu dire que le malheur était dans l’empire. À quoi le malheur ressemble-t-il ?

— Nous ne l’avons jamais vu, » répondirent les ministres.

Le roi envoya alors un de ses ministres dans un royaume voisin pour chercher le malheur et l’acheter. En ce moment, un dieu prit la figure d’un homme et alla vendre, au marché, le malheur qui avait la figure d’une truie. Le dieu l’attacha avec une chaîne de fer et le mit en vente. Le ministre demanda quel était le nom de cet animal.

« Il s’appelle la femelle du malheur, » répondit le dieu.

— Est-il à vendre ? demanda le ministre.

— Assurément, repartit le dieu.

— Quel en est le prix ?

— Un million de pièces d’or.

— Que mange-t-il chaque jour ?

— Un litre d’aiguilles. »

Le ministre alla de maison en maison pour trouver des aiguilles. Les hommes du royaume lui en donnaient chacun deux ou trois, de sorte qu’en cherchant des aiguilles dans les villes et les villages, il répandait partout le trouble et l’agitation. C’était une véritable calamité ; le peuple était aux abois et ne savait que devenir.

Le ministre dit au roi : « J’ai bien trouvé la femelle du malheur, mais c’est une cause de trouble parmi le peuple ; les hommes et les femmes se voient à la veille d’être ruinés. Je voudrais la tuer et en débarrasser le pays, Votre Majesté me le permet-elle ? »

Le roi ayant approuvé son projet, on emmena l’animal en dehors de la ville pour le tuer ; mais sa peau était tellement dure que le couteau ne pouvait y entrer et que la hache ne pouvait le blesser ni le tuer. On amassa un monceau de bois pour le brûler. Quand son corps fut devenu rouge comme le feu, il s’échappa, courut à travers le village et l’incendia ; il passa par le marché et le consuma ; il entra dans la ville et la brûla. Il pénétra dans le royaume et mit tout en feu. Le peuple était dans une affreuse confusion ; il mourait de faim et était en proie aux plus cruelles souffrances. Le roi fut ainsi puni pour s’être rassasié de plaisirs et avoir cherché le malheur. On peut le comparer à ceux que brûle le feu de la volupté. Les hommes et les femmes recherchent ardemment le poison de l’amour, et ils arrivent promptement à la mort sans en avoir aperçu l’amertume.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-youen-tchou-lin, livre XLVI.)