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Les Avadânas, contes et apologues indiens/Nouvelles chinoises/Hing-lo-tou

La bibliothèque libre.
Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (3p. 62-174).


HING-LO-TOU,

OU LA PEINTURE MYSTÉRIEUSE.


Sous la dynastie actuelle, dans les années Yong-lo[1], dans le district de Hiang-ho, de la province de Pé-tchi-li, département de Chun-tien-fou, vivait un gouverneur appelé Ni, dont le double nom était Cheou-kien, et le nom honorifique, Y-tchi. Il possédait des milliers de pièces d’or, des terres fertiles et une maison magnifique. Sa femme Tchin-chi ne lui avait donné qu’un fils, qui fut surnommé Chen-k’i, c’est-à-dire digne continuateur de la réputation de son père. À peine fut-il devenu grand, qu’il prit une épouse, et bientôt après il eut le malheur de perdre sa mère. Le gouverneur résigna sa charge et resta veuf. Quoiqu’il fût fort avancé en âge, il était encore sain d’esprit et plein de force et de santé. Le soin d’aller recueillir ses loyers et toucher les intérêts qui lui étaient dus, offrait un aliment continuel à son infatigable activité. Il aurait rougi de laisser couler oisivement ses jours au milieu des jouissances que procurent le luxe et l’opulence.

Un jour que le vieillard venait d’atteindre sa soixante-dix-neuvième année : « Il est rare, lui dit Ni-chen-k’i, qu’un homme vive soixante-dix ans ; l’antiquité n’en offre que peu d’exemples. Maintenant, mon père, vous venez d’entrer dans votre soixante-dix-neuvième année ; encore un an, et la quatre-vingtième s’appesantira sur votre tête. Pourquoi ne point vous soulager des soins pénibles qui vous accablent, en me confiant l’administration de toutes vos affaires ? Ne seriez-vous pas plus heureux en partageant vos instants entre les plaisirs de la table et les douceurs du repos ?

— Si je n’ai plus qu’un jour à vivre, répondit le vieillard en remuant sa tête chauve, j’administrerai encore un jour ; par là je t’épargnerai maintes fatigues d’esprit et de corps, et je ferai quelques économies afin de pourvoir à tes besoins. Tant que ces deux frêles piliers pourront encore me soutenir, pourquoi ne me serait-il pas permis de gérer moi-même mes affaires ? »

Tous les ans, dans le dixième mois, le gouverneur allait chez ses fermiers pour recueillir ses loyers, et il y demeurait jusqu’au nouvel an. Le bon vieillard devenait, pour toutes les personnes de la maison, l’objet de mille prévenances et des attentions les plus délicates ; c’était à qui lui ferait fête. Poules et faisans, vins délicieux, conserves de fruits, rien n’était épargné pour multiplier ses jouissances.

Cette année, les deux derniers mois s’écoulèrent si rapidement pour lui, que, sans s’en apercevoir, il demeura quelque temps de plus qu’à l’ordinaire. Un jour qu’il avait du loisir, il sortit l’après-midi pour faire le tour de sa propriété, et jouir en se promenant de l’aspect varié des sites champêtres. Soudain, il voit venir une jeune personne accompagnée d’une vieille dame à cheveux blancs. Elle se dirigea vers une pièce d’eau, et, se penchant sur le bord, se mit à laver des vêtements, et à les battre sur une pierre blanche et polie. Quoique cette jeune fille fût vêtue comme une simple villageoise, son visage brillait d’une fraîcheur et d’une grâce modeste qui faisaient oublier son humble condition.

« Sa chevelure était d’un noir luisant[2] comme la laque de l’arbre Tsi ; ses yeux en amande brillaient comme les flots qui se jouaient à ses pieds ; ses doigts étaient blancs et délicats comme les jeunes tiges de Tsong ; sur son front se détachaient deux arcs gracieux, on eût dit qu’un habile pinceau en avait dessiné les contours ; une robe d’étoffe commune embrassait sa taille svelte et légère, et faisait ressortir ses attraits avec plus d’avantage que si elle eût été tissue de soie et ornée de riches broderies ; sa tête était surmontée d’un bouquet champêtre qui, grâce aux charmes répandus sur toute sa personne, la parait mieux qu’une aiguille à tête de perle ou que des fleurs d’étoffe brochée d’or. Cette jeune beauté comptait dix-huit printemps. »

À peine le gouverneur l’a-t-il aperçue, qu’un trouble secret s’empare de ses sens et se répand sur son visage ; ses yeux étincellent, tout son corps tressaille, il reste muet d’admiration.

Après avoir fini de laver ses vêtements, la jeune fille quitte le bassin, et s’éloigne sur les pas de la dame à cheveux blancs. Notre vieillard l’observe avec une inquiète émotion, la suit des yeux, et remarque qu’après avoir dépassé plusieurs maisons du village, elle va frapper à la porte d’une petite cabane blanche, dont l’accès était défendu par une haie de bambous entrelacés. Elle entre et disparaît.

Le gouverneur retourne en toute hâte sur ses pas, appelle le fermier, et lui expose en détail la rencontre qu’il vient de faire.

« Allez, lui dit-il, trouver les parents de cette jeune personne, et prenez sur elle d’exactes informations. Demandez surtout si elle est fiancée à quelqu’un ; dans le cas contraire, mon intention est de l’épouser en qualité de femme secondaire. Mais j’ignore si elle daignera écouter mes vœux. »

Le fermier partit comme un trait, impatient d’exécuter les ordres de son maître. Il ne fut pas longtemps à savoir que le nom de famille de la jeune personne était Meï, et que son père avait été un lettré de la première distinction. L’ayant perdu presque en même temps que sa mère, dès sa plus tendre enfance, elle avait été recueillie par sa grand’mère, qu’elle ne quittait pas un seul instant. Elle comptait alors dix-huit printemps, mais elle n’avait encore été promise à personne.

Après avoir obtenu tous les renseignements nécessaires, le fermier va trouver la dame à cheveux blancs. « Mon maître, dit-il, a remarqué votre petite-fille, et, charmé de sa beauté et de ses manières distinguées, il désire vous la demander en mariage pour en faire sa femme secondaire. Quoique ce soit un rang modeste, je puis vous assurer que, comme il a perdu depuis bien des années sa femme légitime, et n’a personne pour gouverner sa maison, aussitôt qu’elle sera devenue son épouse, elle sera richement vêtue et délicatement nourrie, et qu’enfin rien ne manquera à ses désirs. Vous-même, madame, vous pouvez compter, qu’il vous donnera, jusqu’à la fin de vos jours, du thé, du riz en abondance, et de beaux habits ; et quand votre dernière heure aura sonné, il se fera un devoir de vous conduire au champ du repos au milieu des cérémonies convenables, et avec une pompe digne de son rang et de sa fortune. Tout ce que je crains, madame, c’est que vous ne sachiez point profiter du bonheur qui vient au-devant de vos vœux. »

En entendant ces paroles, qui lui paraissaient belles comme une étoffe de soie ornée de fleurs et de broderies, la vieille dame fit un signe affirmatif ; et comme ce mariage lui paraissait fixé d’avance par le ciel, cette seule entrevue suffit pour le ratifier.

Le fermier revint trouver le gouverneur, que cette nouvelle transporta de joie. Il choisit les présents de noce, et prit un calendrier pour trouver un jour heureux. Cependant il craignait que son fils ne mît des obstacles à l’union qu’il projetait. Or, comme c’était dans la ferme que s’étaient faites les fiançailles, ce fut là aussi que s’accomplit le mariage. Le soir des noces, c’était vraiment un spectacle touchant que de voir le vieillard et sa jeune épouse. Le passage suivant, tiré d’une pièce galante faite à cette occasion, expliquera mieux ma pensée.

« D’un côté, c’est un vieillard à cheveux blancs, couvert d’un vêtement de crêpe foncé ; de l’autre, une jeune fille avec sa chevelure noire et ondoyante, et riche de toilette et d’attraits. La plante grimpante et l’arbrisseau jeune et parfumé qu’elle embrasse de ses branches arides, offrent une idée fidèle de ce couple inégalement assorti. Celle-ci palpite d’inquiétude, celui-là est agité d’une crainte secrète. Il craint que, dans la lutte qui va s’engager, son courage ne réponde mal à l’ardeur qui l’anime. »

Dès que la nuit fut venue, le vieillard soutint noblement le combat qui devait couronner ses vœux, et renouvela plus d’une fois ses anciennes prouesses.

Le quatrième jour, le gouverneur fit venir une chaise à porteurs, et conduisit chez lui sa nouvelle épouse pour la présenter à son fils et à sa bru.

Tous les gens de sa maison, hommes, femmes, jeunes filles, accoururent à l’envi pour lui rendre leurs devoirs, et, après s’être prosternés jusqu’à terre, l’appelèrent Siao-naï-naï, qualification respectueuse qui répond au titre de jeune épouse. Le gouverneur leur distribua à tous des pièces d’étoffes assorties à leur goût et à leur condition ; et chacun d’eux s’en retourna enchanté du maître et de ses cadeaux.

Cependant Ni-chen-k’ine partageait point l’allégresse générale. Il est vrai qu’en face, il n’osait ouvrir la bouche et manifester son mécontentement. Mais, lorsqu’il était à l’écart avec sa femme, il ne pouvait contenir son indignation. « Convenez, lui disait-il, que ce vieux barbon blesse tout sentiment de convenance, lui qui chancelle sous le poids des années, et dont la vie est comme la flamme d’une lampe exposée au souffle du vent. Peut-on prendre un tel parti sans en prévoir les conséquences ? Pour cinq ans, dix ans peut-être qu’il lui reste encore à être au monde, croit-il faire une chose bien louable, bien morale surtout, en épousant cette jeune personne, fraîche et brillante comme une branche chargée de fleurs, et qui, pour prix d’un tendre attachement, ne recevra que des caresses froides et impuissantes ? En second lieu, voit-on beaucoup d’octogénaires prendre des compagnes de dix-huit ans ? Bientôt, la décrépitude du mari le rendra insupportable à sa jeune épouse. Déçue dans son ardeur légitime, elle s’abandonnera à tous les travers du vice, et sa honte, son déshonneur, rejailliront sur notre famille. Enfin ce mariage ne ressemble-t-il pas à un fléau dont le ciel nous frapperait à la veille d’une abondante récolte ? Après avoir capté la confiance de son vieil époux, elle soustraira, tantôt un objet, tantôt un autre, pour se faire à nos dépens un riche pécule. Un jour, elle lui demandera des robes, un autre jour, des parures. Aveuglé par sa folle passion, il n’osera rien lui refuser, jusqu’à ce qu’enfin, pillé et dépouillé de tout, il voie se réaliser le proverbe : Quand l’arbre est abattu, les oiseaux s’envolent. Semblable au ver qui ronge le cœur de l’arbre et à l’insecte qui dévore les céréales, elle soutirera peu à peu la fortune de notre père et le réduira à la mendicité ; puis, un beau matin, elle pliera bagage et ira jouir ailleurs du fruit de ses rapines. Cette jeune femme, avec ses grâces et ses attraits tant vantés, n’a-t-elle pas tous les dehors d’une courtisane ? Entièrement dépourvue de dignité et de noblesse, elle n’a rien qui décèle une origine distinguée. Compagne assidue du vieillard qu’elle a rendu l’esclave de tous ses caprices, elle se donne des airs d’importance, et affecte le ton et les manières d’une personne de qualité ! Cependant quel est son rôle auprès de notre père. ? N’est-ce pas tour à tour celui d’une concubine et d’une domestique ? Espérons qu’un jour il lui faudra bien rabattre de ses prétentions. Peut-on concevoir l’aveuglement d’un père qui enjoint à tout le monde de ne désigner cette créature que par la plus noble qualification[3]. Croit-elle que nous nous soumettrons à cette humiliante étiquette, et que nous lui obéirons comme des valets ? Excellent moyen pour lui donner une haute idée d’elle-même, et nous attirer le lendemain de sa part les plus cruels affronts ! »

C’est ainsi que les deux époux murmuraient entre eux, et s’emportaient en injures grossières contre leurs parents. Ces propos, saisis par des personnes indiscrètes, se propagèrent de bouche en bouche, et arrivèrent bientôt aux oreilles du vieillard.

Quoique le gouverneur en fut vivement affligé, il sut se contenir et renfermer dans son sein la douleur qui l’accablait. Heureusement que sa jeune femme était douée du caractère le plus doux et le plus affable. Pleine de déférence et de soumission pour ses supérieurs, elle accueillait avec une grâce parfaite les personnes placées sous ses ordres ; de sorte que, dans la maison, elle rendait tout le monde heureux.

Deux mois étaient à peine passés qu’elle se trouva enceinte. Elle cacha si bien cet événement, qu’il n’y avait que son mari qui fut dans le secret. Trois mois, six mois s’écoulèrent sans que son état excitât le moindre soupçon ; enfin, le neuvième mois, elle donna le jour à un fils.

À cette nouvelle, toute la maison fut frappée d’étonnement et d’admiration. Comme ce jour était justement le neuvième de la neuvième lune, l’enfant fut appelé Tchong-yang-eul, nom qui devait être son nom d’enfance, et rappelait l’époque précise où il était venu au monde.

Le onzième jour du même mois était l’anniversaire de la naissance du gouverneur, qui entrait dans sa quatre-vingtième année. Sa maison fut bientôt remplie d’une foule de visiteurs, qui vinrent lui présenter leurs compliments et leurs félicitations. Le vieillard leur donna un repas splendide pour célébrer à la fois l’anniversaire de sa naissance, et la cérémonie où l’on baigne le nouveau-né, lorsqu’il a atteint son troisième jour.

« Seigneur, disaient les convives, en vous voyant obtenir un second fils dans un âge aussi avancé, il est aisé de juger que votre corps n’a rien perdu de sa vigueur, et que vous arriverez à la dernière période de la vieillesse. »

Mais cet événement, qui faisait le bonheur du père, excitait en secret le dépit de Ni-chen-k’i. Chacun sait, disait-il, qu’à soixante ans, l’homme perd communément cette qualité qui est le caractère de l’âge viril ; à plus forte raison à quatre-vingts ! A-t-on jamais vu un arbre desséché se couronner de fleurs ? Pour moi, je ne sais à qui attribuer cet être équivoque, mais je suis convaincu que mon père est complètement étranger à sa naissance. Décidément, je ne puis reconnaître pour mon frère un enfant dont l’illégitimité n’est que trop évidente. »

Ces propos revinrent encore aux oreilles du vieillard, qui les renferma au fond de son cœur.

Mais le temps s’écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Une année révolue s’était écoulée depuis la naissance de Tchong-yang-eul. C’était l’époque où l’on célèbre la cérémonie antique appelée Souï-pan-hoeï[4]. Tous ses parents et ses amis vinrent le féliciter. Mais Ni-chen-k’i quitta la maison pour ne point tenir compagnie aux nouveaux hôtes.

Le vieillard, qui connaissait le motif secret de cette conduite, ne fit nulle tentative pour le ramener et l’inviter à la fête de famille qui se préparait. Pour lui, il resta auprès de ses parents et but avec eux tout le long du jour. Cependant, il avait le cœur si oppressé par le chagrin que lui causait son fils aîné, qu’il ne put ouvrir la bouche pour proférer une seule parole.

Comme Ni-chen-k’i était naturellement avare et jaloux, une seule chose absorbait sa pensée : c’était que Tchong-yang-eul n’héritât un jour d’une partie de la succession de son père. Voilà le vrai motif qui l’empêchait de le reconnaître pour son frère. Dans l’origine, il se vengea par l’injure et la calomnie ; plus tard, il alla jusqu’à maltraiter le fils et la mère.

Le gouverneur, que son savoir et sa pénétration avaient conduit aux emplois les plus éminents, n’eut pas de peine à démêler les ressorts secrets de sa conduite. Par malheur, il sentait chaque jour le progrès des ans, et il craignait de ne point voir l’époque où Tchong-yan-eul aurait atteint sa majorité. « Quand je ne serai plus, se disait-il, cet enfant tombera sous la puissance de son frère aîné. Si je traite ce dernier avec toute la sévérité qu’il mérite, ce sera lui fournir plus tard, contre mon second fils, mille prétextes d’animosité et de vengeance ; il vaut mieux user de patience et de ménagements. »

Si la vue du jeune enfant causait toujours au père un redoublement de tendresse, il ne pouvait se défendre d’un sentiment de pitié, en voyant sa mère si faible et si timide, qui allait bientôt se trouver sans appui. Cette pensée était sans cesse présente à son esprit, et y faisait naître tantôt les regrets les plus amers, tantôt la douleur et le désespoir.

Quatre printemps se passèrent encore, et l’enfant atteignit sa cinquième année. Le vieillard, voyant qu’il était doué d’une rare intelligence, et que, d’un autre côté, il aimait à jouer et à folâtrer, songea à l’envoyer à l’école, afin qu’il acquît un jour, par des études solides, du talent et de la réputation. Comme le frère aîné portait le nom de Chen-k’i, il voulut l’appeler Chen-chu, expression qui signifie également digne successeur de son père.

Il choisit un jour heureux, prépara une collation, et ordonna à Chen-chu d’aller de sa part inviter le maître qui devait lui donner des leçons.

Or, ce maître était le même à qui le gouverneur avait confié l’éducation de son petit-fils. Désormais le jeune oncle et le neveu devant avoir ensemble le même professeur, c’était, comme l’on dit, faire d’une pierre deux coups.

Qui aurait pensé que Ni-chen-k’i était bien loin de ne faire qu’un cœur et qu’une âme avec son père ? Voyant que le jeune enfant avait été surnommé Chen-chu, expression qui le mettait sur la même ligne que lui, il éprouva le plus vif mécontentement. « D’ailleurs, disait-il en lui-même, mon fils étudiant avec lui, ne faudra-t-il pas qu’il l’appelle son oncle ? Cette qualification, fortifiée par une longue habitude, inspirera à celui-ci un sentiment de supériorité qui dégénérera en tyrannie. Il vaut mieux retirer mon fils de l’école et lui donner un autre maître. »

Sans cesse, il allait chercher son fils sous prétexte qu’il était malade, et lui faisait souvent manquer la classe pendant plusieurs jours de suite.

Dans le commencement, le gouverneur s’imagina que son neveu avait en effet une indisposition réelle ; mais, au bout de quelque temps, le maître vint l’informer que Ni-chen-k’i avait trouvé un autre professeur pour son fils, et qu’ainsi les deux enfants fréquentaient chacun une école séparée. Il ajouta qu’il ne pouvait deviner le motif d’un tel changement.

Cette affaire n’aurait eu aucune suite fâcheuse, si le vieillard n’en eût rien su. Mais, à cette nouvelle, il entra dans une colère violente. Il voulait d’abord aller trouver son fils et lui faire expliquer sa conduite. Cependant, après quelques instants de réflexion : « Puisque le Ciel, dit-il, m’a donné un fils aussi pervers et aussi dénaturé, à quoi aboutiraient mes reproches ? Il est plus prudent de ne point m’occuper de lui. »

Le gouverneur revint chez lui, l’âme navrée de douleur. Dans le trouble où il était, il heurta du pied contre le seuil de la porte et tomba à la renverse. Meï-chi accourut le relever, et le conduisit sur un canapé ; il était privé de connaissance et de sentiment. Sans perdre de temps, elle appela un habile médecin, qui, après avoir tâté le pouls du vieillard, déclara qu’il avait gagné une fraîcheur, et qu’actuellement il était agité par la fièvre. Il prit de l’eau tiède, lui en arrosa le visage pour rappeler l’usage de ses sens et le fit porter sur son lit.

Quoique le vieillard eût repris connaissance, il se sentait comme paralysé de tous ses membres, et ne pouvait faire le plus léger mouvement. Meï-chi acquittait point le chevet de son lit ; tantôt elle faisait chauffer des bouillons, tantôt elle préparait les potions prescrites, et rendait à son époux tous les soins que lui suggérait sa tendresse.

Le vieillard ayant pris plusieurs médicaments sans éprouver aucune amélioration, le docteur lui ouvrit la veine ; puis il annonça que les ressources de l’art étaient impuissantes, et que le malade n’avait pas deux jours à vivre.

À cette nouvelle, Ni-chen-k’i vint plusieurs fois jeter un coup d’œil, et s’assurer de la véracité du médecin.

Voyant que l’état du vieillard empirait d’heure en heure, il resta convaincu qu’il ne relèverait pas de cette maladie. Alors il se mit à faire du bruit dans la maison, à gronder les servantes, à frapper les valets, et à déménager les effets de son père. Le vieillard s’en aperçut, et la douleur qu’il en ressentit avança encore le terme de ses jours. La jeune femme ne cessait de pleurer et de gémir. L’enfant lui-même n’alla point en classe, et resta dans la chambre pour veiller son père.

Le gouverneur, sentant que sa fin approchait, fit appeler auprès de lui son fils aîné, et prenant un registre qui contenait les titres de ses terres et de ses maisons, et l’état de toutes les personnes attachées à son service, il le lui remit et lui dit : « Chen-chu n’a que cinq ans ; il a encore besoin qu’on s’occupe de son entretien. Sa mère est trop jeune pour administrer ma maison ; si je lui donne une partie de ma fortune, elle ne saura pas en régler l’emploi. J’aime mieux vous instituer mon légataire universel. Si Chen-chu atteint l’âge viril, je vous prie de lui tenir lieu de père. Vous lui chercherez une compagne, et vous lui donnerez une petite maison et cinq ou six arpents de bonne terre, afin qu’il puisse se garantir de la faim et du froid, et pourvoir à tous ses besoins. Ces différentes recommandations sont consignées de point en point dans le livre que voici. Quant à vivre tous ensemble ou séparés, c’est une question que je laisse à votre choix. Si Meï-chi désire former de nouveaux liens, laissez-la suivre son inclination. Si, au contraire, elle persiste à demeurer veuve et à passer ses jours avec son fils, n’exercez aucune contrainte pour l’en détourner. Quand je ne serai plus, exécutez ponctuellement mes dernières volontés. Par là, vous ferez éclater votre piété filiale. Alors je pourrai reposer en paix dans le sombre empire. »

Ni-chen-k’i prit le livre, et, au premier coup d’œil, il y vit nettement exposés tous les détails de la succession. Son visage s’épanouit, et d’un air rayonnant : « Mon père, s’écria-t-il, n’ayez ni crainte ni inquiétude, j’exécuterai avec un soin religieux tous les ordres que vous venez de me donner. »

Sans perdre de temps, il recueillit le livre, et partit en bondissant de joie.

Meï-chi, le voyant déjà loin, se mit à sangloter et à fondre en larmes. Puis montrant son fils au vieillard : « Cet enfant, que vous traitez comme un ennemi, n’est-il point votre rejeton légitime ? n’est-ce point votre sang, n’est-ce point une portion de vous-même ? et cependant vous abandonnez à votre aîné la possession de tous vos biens ! Comment voulez-vous que moi et mon fils nous vivions le reste de nos jours ?

— Vous ignorez le vrai motif de ma conduite, reprit le gouverneur. Voyant que Chen-k’i était un homme sans principes et sans loyauté, j’ai pensé que, si je partageais également ma fortune entre mes deux fils, la vie de ce tendre enfant pourrait être exposée aux plus grands dangers. J’ai mieux aimé, pour le satisfaire, lui abandonner l’héritage de tous mes biens, afin que, dans la suite, vous n’eussiez rien à craindre de sa jalousie et de sa haine invétérée.

— Quoi qu’il en soit, répondit Meï-chi, vous connaissez l’ancien axiome : Qu’un fils soit né d’une femme du premier ou du second rang, c’est toujours un fils. Si donc un père se laisse guider par une aveugle partialité, et donne tout à l’un au préjudice de l’autre, il ne peut échapper aux traits de la raillerie.

— Ces observations, reprit le gouverneur, ne changeront rien à mes volontés ; j’ai mes raisons pour agir ainsi. Profitez du temps que je vis encore pour mettre votre fils sous la tutelle de Chen-k’i ; et, tôt ou tard, quand je ne serai plus, choisissez-vous un mari selon votre cœur, avec qui vous puissiez finir heureusement le reste de vos jours. Mais gardez-vous de demeurer auprès d’eux ; ils vous abreuveraient de peines continuelles.

— Quelles paroles se sont échappées de votre bouche ? s’écria Meï-chi. Votre servante appartient à une famille de lettrés ; elle repoussera jusqu’à la fin de sa vie la pensée de former de nouveaux liens. D’ailleurs, n’ai-je pas un fils à qui je me dois tout entière ? Comment aurais-je le cœur assez dur pour me détacher de lui ?

— Se peut-il, reprit le gouverneur, que vous soyez fermement décidée à demeurer toujours veuve ? Ne craignez-vous pas de vous en repentir bientôt ? »

Meï-chi scella par un serment la résolution qu’elle venait d’exprimer.

« Eh bien ! dit le gouverneur, puisque votre esprit est inébranlable, n’ayez point d’inquiétude sur votre sort et sur celui de votre fils : votre existence est assurée. »

À ces mots, il chercha sous son oreiller, et en retira un objet qu’il remit à Meï-chi. D’abord, elle s’imagina que c’était un manuscrit qui contenait la donation de quelque portion de son bien. Mais, au premier coup d’œil, elle reconnut que c’était une peinture d’un pied de large sur trois de long.

« Que voulez-vous que je fasse de cette peinture ? s’écria Meï-chi.

— C’est un portrait de famille, repartit le gouverneur ; il renferme un mystère de la plus haute importance. Conservez religieusement cette peinture, et gardez-vous surtout de la montrer à qui que ce soit. Mais quand votre fils sera devenu grand, si Chen-k’i ne lui donne aucune marque d’intérêt, renfermez votre secret au fond de votre cœur, et attendez jusqu’à ce qu’on vous signale un magistrat sage, intègre et d’une rare pénétration. Vous lui présenterez cette peinture, et, après lui avoir fait connaître mes dernières volontés à cet égard, vous le prierez de vous donner la solution de l’énigme qu’elle renferme. L’explication désirée viendra s’offrir naturellement à son esprit, et de suite vous trouverez de quoi vivre, vous et votre fils, et vous procurer même toutes les jouissances de la fortune. »

Meï-chi prit et serra la peinture, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. Le gouverneur vécut encore quelques jours. Sa tendre épouse recueillit son dernier soupir, qui s’exhala au milieu d’une lente agonie. Il avait quatre-vingt-quatre ans.

« Le ciel nous donne une portion d’existence ; nous la dépensons de cent manières. Mais un jour la mort survient, et fait évanouir tous nos projets. »

Revenons maintenant à Ni-chen-k’i. Se voyant en possession du livre qui contenait les titres des propriétés de son père, il vint demander, l’une après l’autre, les clefs de tous les appartements. Chaque jour, il passait en revue le mobilier et en faisait d’avance l’inventaire. Comment aurait-il eu le temps d’aller chez son père pour s’informer de son état ? Mais lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, Meï-chi envoya une servante lui porter cette triste nouvelle. Les deux époux accoururent en toute hâte, et, après avoir à peine donné quelques regrets à leur père, ils s’en retournèrent au bout d’une demi-heure, abandonnant à Meï-chi le soin de veiller sur ses restes inanimés.

Heureusement qu’avant leur arrivée, elle avait préparé elle-même tous les objets nécessaires pour les funérailles. Après avoir enveloppé le corps de son époux de ses derniers vêtements, et l’avoir déposé dans le cercueil, elle prit le costume de veuve, et resta avec son fils pour garder la salle funèbre. Du matin au soir, elle pleurait et poussait des sanglots, et ne s’éloignait pas un instant du cercueil, qu’elle tenait étroitement embrassé.

Chen-k’i ne s’occupait qu’à faire ou à recevoir des visites ; quant au deuil et à la douleur, il y restait complètement étranger. Il choisit un jour de la même semaine pour célébrer les obsèques. À peine cette triste cérémonie est-elle terminée, qu’il va dans la chambre de Meï-chi, bouleverse les coffres, et fouille toutes les cassettes, craignant sans doute que son père n’y eût laissé quelque argent provenant de ses économies.

Meï-chi, qui était douée d’une grande pénétration, eut peur qu’il ne s’emparât de la peinture. Elle prit deux petites caisses qu’elle avait apportées en ménage, les ouvrit elle-même la première, et, après en avoir retiré quelques anciens habits, elle engagea Chen-k’i et sa femme à venir les visiter. Chen-k’i, voyant son désintéressement, renonça à pousser plus loin ses recherches. Enfin les deux époux s’en retournèrent, laissant la maison paternelle dans un désordre complet.

Meï-chi, accablée de mille pensées douloureuses, ne cessait de pousser des cris et des sanglots. Le jeune enfant, témoin du désespoir de sa mère, mêlait ses larmes aux siennes, et faisait entendre des plaintes déchirantes.

« Quand on serait insensible comme une statue d’argile, comment pouvoir retenir ses pleurs ? Quand on aurait des entrailles de fer, comment se défendre d’un sentiment de compassion ?

Le lendemain Ni-chen-k’i fit venir un charpentier, visita avec lui la chambre du gouverneur, et lui donna ordre de la reconstruire sur un nouveau plan, et d’en changer les dispositions, afin qu’elle pût convenir à son fils. Quant à Meï-chi et et à son jeune enfant, il les relégua bien loin, dans une maison délabrée, située derrière son jardin, et leur donna pour tout mobilier un méchant grabat monté sur quatre pieds chancelants, une table composée de planches grossièrement assemblées, et quelques escabeaux vermoulus. Pour des ustensiles de ménage, il n’en fut nullement question.

Au commencement, Meï-chi se tenait dans sa chambre, et n’avait d’autre peine que de donner ses ordres à deux personnes qui la servaient. Après avoir perdu son mari, elle congédia l’aînée et ne garda que la plus jeune, qui était âgée de onze à douze ans. Celle-ci pleine d’attachement pour sa maîtresse, allait chaque jour, de maison en maison, quêter, à sa place, du riz et des herbes potagères, et se sacrifiait elle-même au point d’oublier ses propres besoins.

Meï-chi ne put souffrir une telle abnégation, et, surmontant sa timidité naturelle, alla elle-même demander le riz qui lui était nécessaire, construisit un petit fourneau en terre, et se mit à préparer ses modestes repas. Du matin au soir, et même pendant une partie de la nuit, elle travaillait de l’aiguille, et, avec le produit de ses veilles, elle achetait quelques légumes grossiers qui étaient presque sa seule nourriture. Le jeune écolier allait en classe chez un maître voisin, et il fallait encore qu’elle s’imposât un surcroît d’ouvrage pour subvenir aux frais de son éducation.

Plusieurs fois, Chen-k’i chargea sa femme de l’engager à contracter une seconde union, et envoya même des entremetteuses de mariage pour lui faire des propositions. Mais, voyant que la résistance de Meï-chi était invincible, il cessa de l’obséder.

Comme Meï-chi était douée d’un caractère patient et résigné, et supportait tout sans mot dire, Chen-k’i, quoique naturellement violent et emporté, finit par ne plus faire aucune attention à elle ni à son fils.

Mais le temps s’écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Chen-chu grandit insensiblement et atteignit sa quatorzième année. Or, Meï-chi avait toujours gardé la plus grande réserve sur tout ce qui lui était arrivé précédemment, et s’abstenait d’y faire la moindre allusion en présence de son fils. Elle craignait qu’il ne commît quelque indiscrétion qui pût réveiller contre elle l’animosité de Ni-chen-k’i. Mais il avait quatorze ans, et son esprit avait acquis déjà tant de perspicacité et de pénétration, qu’il devenait impossible de lui cacher plus long-temps la vérité.

Un jour, il pria sa mère de lui acheter un vêtement de soie. Elle lui répondit qu’elle n’avait point d’argent.

« Mon père, répartit Chen-chu, a exercé jadis les fonctions de gouverneur, et il n’a laissé que deux enfants. Voyez maintenant la position brillante de mon frère aîné : il est comblé d’honneurs et de richesses ; et moi, je ne puis seulement me procurer un vêtement dont j’ai besoin ! Que signifie cette choquante inégalité ? Eh bien, ma mère, puisque vous manquez d’argent, je m’en vais en demander à mon frère. »

Il dit, et part. Meï-chi court après lui, et l’arrêtant par son habit : « Mon fils, lui dit-elle, est-ce une si grande affaire qu’un vêtement, pour aller l’acheter par une démarche humiliante ? Tu connais le proverbe : Le bonheur est comme un trésor ; on l’augmente en le ménageant. Tant que tu es encore jeune, je t’habille d’étoffe commune, mais, quand tu seras devenu grand, tu auras des vêtements de soie. Si je faisais le contraire aujourd’hui, et que je te vêtisse de soie, une fois que tu serais devenu grand, je n’aurais pas même de toile ordinaire pour te couvrir. Attends encore deux ans, et, si tu as fait des progrès dans l’étude, moi qui te parle, je n’hésiterai pas à me vendre pour te procurer de beaux habits. Il ne fait pas bon irriter ton frère aîné ; je t’en supplie, garde-toi de provoquer sa colère.

— Vous avez raison, répondit Chen-chu. »

Mais ces paroles n’étaient point sincères, et il s’en fallait de beaucoup que son cœur fut d’accord avec sa bouche.

« Je sais, disait-il en lui-même, que mon père avait beaucoup d’or et d’argent, et de vastes propriétés ; il ne pouvait manquer de les partager également entre nous deux. Croit-on que je vais rester éternellement avec ma mère, et ne me marier que sur la fin de ma carrière ? Faudra-t-il que j’abandonne l’étude, et que pour vivre je sois réduit à exercer les plus viles professions ? D’un côté, mon frère aîné, qui nage dans l’opulence, ne me donne aucune marque d’intérêt ; de l’autre, ma mère ne peut se procurer une pièce d’étoffe, et n’attend que le moment de se vendre pour me donner des vêtements. Le langage qu’elle m’a tenu a quelque chose de bien surprenant. Au reste, mon frère aîné n’est pas un tigre qui dévore les hommes ; qu’ai-je à redouter de sa part ? »

En disant ces mots, il sort furtivement, et va droit à la maison magnifique qu’habitait son frère aîné. Il le fait demander, et, dès qu’il l’aperçoit, lui fait une profonde salutation.

« Que viens-tu faire ici, s’écria Chen-k’i, frappé d’étonnement.

— Tout le monde sait, répartit Chen-chu, que je suis le fils d’un illustre magistrat ; cependant je suis couvert de haillons et j’excite la risée du public. Je viens exprès pour vous demander une pièce d’étoffe de soie, afin d’avoir des vêtements.

— Si tu veux des habits, tu n’as qu’à en demander à ta mère.

— Ce n’est point ma mère, c’est vous qui avez la jouissance de tous les biens du seigneur Ni, notre père. »

En entendant prononcer ces mots, qui paraissaient au-dessus de son âge, Chen-k’i devint rouge de colère. « Qu’est-ce qui t’a si bien fait la langue ? Qui t’a poussé à venir me demander des habits, pour avoir le prétexte de me chicaner sur mes biens ?

— Tôt ou tard, ces biens seront partagés. Mais ce n’est point là ce qui m’occupe aujourd’hui. Pour le moment, il me faut des habits qui répondent à mon rang et à ma naissance.

— Il te convient bien petit bâtard, de parler de rang et de naissance ! Quand le seigneur Ni, mon père, aurait laissé d’immenses trésors, n’a-t-il pas pour les partager un fils et un petit-fils nés de femmes légitimes ? Pour toi, dont la naissance est plus qu’équivoque, tu n’as rien à faire ici : va-t’en. Je sais bien que tu n’es point venu de ton propre mouvement. Quelqu’un t’a envoyé pour me faire cette scène scandaleuse. Mais prends garde de ne me point faire sortir de mon caractère. Je saurais bien vous expulser, toi et ta mère, de l’asile que je vous ai généreusement accordé, et vous réduire à ne pas savoir où poser la tête.

— Je suis comme vous le fils du gouverneur. Pourquoi élever des doutes sur la légitimité de ma naissance ? Qu’entendez-vous par vous faire sortir de votre caractère ? Auriez-vous formé le projet d’attenter à nos jours, afin de pouvoir dans la suite disposer seul de la succession ?

— Petit animal, s’écria Chen-k’i, les yeux étincelants de colère, tu veux donc pousser ma patience à bout ? »

À ces mots, il l’arrête par son habit, le secoue avec violence, et fait pleuvoir sur lui une grêle de coups.

Le pauvre enfant, meurtri et couvert de contusions, s’échappa à grand’peine, et vint en pleurant conter sa mésaventure à sa mère.

« Je t’avais bien défendu, lui dit Meï-chi d’un air fâché, d’aller provoquer sa colère. Tu as été sourd à mes conseils. Il t’a maltraité ; c’est bien fait pour toi. »

Tout en disant ces mots, cette bonne mère prend le pan de sa robe, et frotte doucement les contusions dont sa tête est couverte. Mais, à la vue des blessures qu’il avait reçues, deux ruisseaux de larmes s’échappent de ses yeux.

« Une jeune veuve tient embrassé son fils orphelin. Dénuée de toutes ressources, à peine peut-elle se garantir de la faim et du froid. Parce qu’elle a perdu le seul ami qu’elle avait au monde, elle voit se dessécher loin du tronc paternel deux rameaux qui auraient dû fleurir ensemble. »

Cependant Meï-chi était accablée de mille pensées douloureuses. Craignant donc que Chen-k’i ne conservât du ressentiment, elle lui envoya la jeune fille qui la servait pour le prier d’excuser l’étourderie d’un écolier qui, ignorant les usages du monde, avait imprudemment offensé son frère aîné et provoqué sa sévérité.

Mais le courroux de Chen-k’i était loin d’être apaisé. Le lendemain, il convoqua tous les membres de sa famille, sans oublier Meï-chi et son fils, afin de leur donner connaissance des dernières volontés de son père.

« Respectables parents, que je vois ici assemblés, leur dit-il, je vous déclare qu’un autre que moi n’aurait jamais daigné garder à sa charge cette créature et son fils. Hier, Chen-chu est venu me contester la possession de mes biens, et s’est permis même des injures auxquelles je dois mettre un terme, de peur que, plus tard, l’âge n’augmente encore son exigence et son humeur querelleuse. Aujourd’hui, je vais donner, au fils et à la mère, une habitation et sept ou huit arpents de terre ; et en cela je ne fais que me conformer aux volontés de mon père, que je veux exécuter avec un soin religieux. Approchez, respectables parents, et confirmez par votre témoignage la vérité de ce que j’avance. »

Ceux-ci, qui connaissaient depuis longtemps le caractère violent de Chen-k’i, et voyaient d’ailleurs que le testament était en effet écrit de la main du gouverneur, se gardèrent bien de le contredire, de peur de s’attirer quelque mauvaise affaire.

« Avec mille pièces d’or, disaient ceux qui voulaient capter ses bonnes grâces, on ne saurait se procurer de l’écriture d’un homme de l’autre monde. Oui, nous reconnaissons bien la main du gouverneur ; il ne peut y avoir le plus léger doute sur ce point. »

Ceux même qui s’attendrissaient le plus sur le sort de Chen-chu et de sa mère, n’osaient élever la voix en leur faveur. « Y a-t-il beaucoup d’hommes, disaient-ils, qui aient tous les jours de quoi subvenir à leurs besoins ? Y a-t-il beaucoup de filles qui se marient avec une dot et un trousseau ? Mais maintenant ils ont une habitation et des terres qui ne leur coûtent rien. Il ne faut que du courage et de la bonne volonté pour faire valoir cette propriété. Non-seulement ils auront du riz, à leur suffisance, mais ils pourront encore en avoir de reste et le vendre avantageusement. »

Meï-chi, qui avait déjà été réléguée dans un coin du jardin, savait parfaitement ce que valaient les dons de Chen-k’i, mais il fallait obéir et accepter le partage. Elle emmena son fils, salua ses parents et prit congé d’eux, après s’être prosternée devant la tablette de son époux.

Chen-k’i et sa femme lui abandonnèrent quelques vieux ustensiles de cuisine, ainsi que les deux cassettes qu’elle avait apportées en ménage. Meï-chi loue une bête de somme, et, après quelques jours de marche, elle arrive à l’habitation dont nous venons de parler plus haut. Elle n’aperçoit que des terres remplies d’herbes sauvages, et une maison recouverte de quelques tuiles rares et mal jointes, et qui depuis longtemps n’avaient reçu aucune réparation. Comment habiter une cabane dont le toit faisait eau de toutes parts, et dont le plancher était toujours trempé par l’humidité du sol ?

Meï-chi balaya une chambre et y dressa son lit. Ensuite, elle appela le fermier, de qui elle apprit que ces sept ou huit arpents se composaient de terres de la plus mauvaise qualité. Dans les années d’abondance, elles ne donnaient qu’une demi-récolte, qui était insuffisante pour nourrir le cultivateur ; mais, dans les années malheureuses, on ne pouvait subsister qu’à force d’emprunts et de sacrifices.

Comme Meï-chi ne cessait de répandre des larmes, le jeune écolier, qui était doué d’une raison prématurée, lui parla en ces termes : » Mon frère et moi, nous sommes les fils du même père. Pourquoi le testament me traite-t-il avec une parcimonie aussi choquante ? Il faut qu’il y ait là-dessous quelque secret que j’ignore. Ne serait-ce point par hasard que cette pièce est fausse, et que mon père, à qui on l’attribue, est tout à fait étranger à sa rédaction. Vous savez qu’en fait d’héritage, la justice ne fait acception de personne, et n’a égard ni à l’illustration ni à l’obscurité des prétendants. Pourquoi, ma mère, ne point aller trouver un magistrat à qui vous ferez connaître cette inégalité révoltante ? Sa décision fixera nos droits et mettra un terme à nos justes regrets. »

Meï-chi, se voyant sans cesse importunée par son fils, ne put garder plus longtemps le secret qu’elle renfermait depuis longtemps dans son sein.

« Mon fils, lui dit-elle, gardez-vous de douter de l’authenticité du testament. Il est bien vrai que le gouverneur l’a écrit en entier de sa main. Vous voyant en bas âge, et craignant que votre frère aîné n’attentât à vos jours, il aima mieux, pour satisfaire son avidité sans bornes, l’instituer son légataire universel ; mais, la veille de sa mort, il me remit une peinture et me recommanda de la garder secrètement. « Elle renferme, ajouta-t-il, un mystère de la plus haute importance. Attendez qu’on vous signale un magistrat doué d’une rare intelligence. Vous irez le trouver et vous lui en demanderez l’explication. Je vous réponds que vous et votre fils vous aurez de quoi vivre dans une heureuse aisance, et que, jusqu’à la fin de vos jours, vous n’aurez point à redouter les rigueurs de la misère. »

— Puisque cela était ainsi, repartit Chen-chu, pourquoi ne m’avoir pas prévenu plus tôt ? Où est cette peinture ? Je vous en prie, permettez à votre fils d’y jeter un moment les yeux. »

Meï-chi ouvrit une cassette et en retira un paquet revêtu de toile. Sous la première enveloppe, il y en avait encore une autre en papier vernissé. Après l’avoir enlevée avec précaution, elle déroula la peinture et l’étendit sur une chaise. Puis, se prosternant avec son fils le visage contre terre : « Dans une chaumière de village, s’écria-t-elle en parlant à la peinture, il n’est pas aisé de disposer une chapelle. Je vous en supplie, excusez-moi de ne pas vous rendre tous les honneurs qui vous sont dus. »

Chen-chu, ayant fini ses pieuses salutations, se leva pour examiner la peinture, avec la plus grande attention. Il voit un personnage assis. Il était vêtu de crêpe foncé, sa chevelure était blanche comme la neige, et les traits de son visage offraient une vérité d’expression qui faisait douter si c’était une peinture, ou un homme vivant. D’une main, il tenait un jeune enfant, qu’il pressait contre son sein ; de l’autre, qui était dirigée en bas, il semblait montrer la terre.

Le fils et la mère raisonnèrent long-temps sur cette peinture, sans pouvoir résoudre l’énigme. Enfin, las de recherches et de conjectures, ils se virent obligés de la remettre dans son enveloppe. Cette tentative infructueuse leur remplit l’âme de chagrin et de découragement.

Quelques jours après, Chen-chu alla à la ville voisine, pour trouver un maître habile qui lui donnât l’explication désirée. Tout à coup, en passant devant le temple de Kouan-in, il aperçoit une troupe de villageois portant un porc et un mouton qu’ils allaient offrir en sacrifice, afin de rendre des actions de grâces à la divinité qu’on adore en ce lieu.

Chen-chu s’arrête, et, levant les yeux, il aperçoit un vieillard qui, s’appuyant sur un bâton de bambou, s’approche de la troupe et demande le motif du sacrifice qu’ils allaient offrir. L’un d’eux dit : « Nous gémissions sous le poids d’une fausse accusation qui entraînait la peine capitale. Heureusement qu’un magistrat de cette ville, qui est un homme d’une sagacité extraordinaire, a pénétré le secret de cette affaire et nous a rendus à la vie. Dans l’origine, nous avions fait un vœu à la divinité qu’on appelle Kouan-in. Aujourd’hui qu’elle a exaucé notre prière, nous venons l’accomplir avec toute la solennité convenable.

Quelle était cette accusation calomnieuse, repartit le vieillard, et de quelle manière le magistrat a-t-il reconnu l’injustice dont vous étiez victimes, et fait éclater votre innocence ?

— Le préfet de la ville, répondit un homme de la troupe, avait, par ordre du prince, commandé à dix maisons un certain nombre de cuirasses. Moi, qui m’appelle Tching-ta, j’étais le directeur de cette entreprise. Parmi mes confrères il y avait un tailleur nommé Tchao ; c’était le plus habile ouvrier de l’endroit. Souvent, il quittait son domicile pour aller travailler en ville, et était quelquefois plusieurs jours sans revenir. Un jour, il sortit, et resta plus d’un mois dehors. Lieou-chi, sa femme, envoya de tous côtés, pour prendre des informations sur lui, et tâcher de le découvrir ; mais, quelque temps après sa disparition, le fleuve Jaune rejeta sur le rivage un cadavre dont la tête était fracassée. Les gens du pays ayant fait leur déclaration au magistrat de l’endroit, un homme d’entre eux reconnut que le corps était celui du tailleur Tchao.

« La veille du jour où il avait quitté son domicile, nous eûmes, en buvant ensemble, une petite altercation. Dans le feu de la dispute, j’entrai chez lui et je brisai quelques meubles de peu de valeur. Voilà l’affaire dans toute son exactitude. Qui aurait pensé que sa femme m’imputerait cet homicide ?

« Le préfet de la ville qui se nommait Tsi (celui auquel a succédé le préfet actuel), ajouta foi à l’accusation, et me condamna à la peine capitale. Sous prétexte que mes camarades ne m’avaient point dénoncé, il les traita comme mes complices, et les enveloppa dans la même condamnation. Ayant été privés de la faculté de nous justifier et de prouver notre innocence, nous restâmes dans les cachots pendant trois années entières. Heureusement, le Ciel voulut que ce magistrat cruel fût remplacé par le seigneur Teng.

« Quoiqu’il eût obtenu ses degrés dans un concours de province, c’était un homme de l’esprit le mieux cultivé et de la plus rare pénétration. Un jour, il vint nous visiter dans la prison, afin d’examiner mûrement le crime qui nous était imputé. Il nous écouta avec une extrême bienveillance, et, touché de nos larmes et de la vérité dont notre récit était empreint, il commença à douter de notre culpabilité.

« Je suis convaincu, s’écria-t-il, qu’une altercation survenue à table, entre camarades, ne peut exciter une haine assez profonde pour pousser un homme à immoler son ami. »

« Faisant droit à notre plainte, le magistrat lança un mandat d’amener contre les personnes que nous lui signalâmes comme les vrais auteurs du crime, afin de soumettre cette affaire à un nouveau jugement.

« Le seigneur Teng, voyant que la femme du tailleur Tchao ne voulait point se décider à faire elle même sa déposition, prit le parti de l’interroger, et lui demanda si elle avait convolé en secondes noces. Lieou-chi répondit qu’étant sans fortune, il lui avait été impossible de demeurer veuve, et que déjà elle avait un autre mari.

— Quel homme avez-vous épousé ? reprit le magistrat.

— Un ouvrier de la même profession que Tchao, un tailleur appelé Chin-pan-han. »

« Le seigneur Teng le fit amener sur-le-champ, et lui demanda depuis quelle époque il était marié avec cette femme.

— Il y avait, répondit-il, un mois et plus qu’elle était veuve lorsque je l’ai épousée.

— Quelle personne a rempli auprès d’elle le rôle d’entremetteuse de mariage ? Quels présents de noces lui avez-vous offerts ?

— Lorsque Tchao était du monde, il avait emprunté à votre serviteur sept à huit onces d’argent[5]. Dès que j’appris la nouvelle de sa mort, j’allai trouver sa veuve et je la pressai de me rembourser cette somme. Mais Lieou-chi, étant insolvable, me supplia de la prendre pour femme, afin qu’elle pût acquitter par ce sacrifice la dette de son mari. À vrai dire, je n’ai point envoyé d’entremetteuse.

— Comment, lui dit le seigneur Teng, un ouvrier ordinaire peut-il amasser une somme de sept à huit onces d’argent ?

— C’était, répondit Pa-han, le fruit de mes économies pendant de longues années, »

« Le seigneur Teng lui ordonna de prendre du papier et un pinceau[6], et de dresser le compte des différentes sommes qu’il avait successivement prêtées, et qui formaient la dette en litige.

« Pa-han eut bientôt terminé cette addition, qui se composait de trente articles, dont le total s’élevait à sept onces huit dixièmes.

« Mais à peine le magistrat y eut-il jeté les yeux, qu’il s’écria d’une voix terrible : « Tu es le meurtrier de Tchao ! Comment as-tu osé calomnier indignement un homme innocent ? »

« En disant ces mots, il fit un signe aux officiers de justice. Ceux-ci, prompts comme l’éclair, se saisissent de lui, l’étendent le ventre contre terre et lui appliquent une rude bastonnade.

« Comme Pa-han s’obstinait encore à cacher l’aveu de son crime : « J’ai découvert ton imposture, lui dit le seigneur Teng ; je t’ordonne d’obéir. Puisque tu as placé un capital, il est juste que tu en reçoives les intérêts. Ne pouvais-tu pas diviser tes fonds, et les confier, par parties égales, à plusieurs personnes ? Si donc tu as prêté la somme entière au tailleur, c’est sans doute parce que tu entretenais avec sa femme des relations criminelles. Afin de palper ton argent, Tchao était de connivence avec elle, et fermait les yeux sur vos coupables intrigues. Plus tard, impatients de vivre ensemble comme mari et femme, vous avez juré sa perte, et c’est toi qui as été l’instrument du crime. De plus, tu as poussé Lieou-chi à dresser une accusation où Tching-ta est présenté comme le meurtrier de son mari. L’écriture du compte que tu viens de rédiger sous mes yeux est exactement la même que celle de la plainte ; cette ressemblance achève ma conviction. Qui peut être l’assassin de Tchao, si ce n’est toi ? »

« Le magistrat fît ensuite amener la femme et ordonna de lui comprimer les doigts[7], afin de lui arracher la révélation du crime. « Soudain, Lieou-chi changea de couleur, et devint blême comme le gardien du sombre empire. Émue, hors d’elle-même, elle ne put résister aux douleurs de la torture, et laissa échapper l’aveu qu’on exigeait d’elle. Pa-han se vit obligé de suivre son exemple.

« Or, il faut savoir que Pa-han avait, depuis longtemps, des relations secrètes avec Lieou-chi, sans que cette conduite éveillât le moindre soupçon. Plus tard, leurs rapports devinrent plus fréquents et plus intimes. Tchao s’en étant aperçu, craignit d’être en butte aux railleries du public, et forma le projet de se séparer d’elle.

« Pa-han, étant une fois en tête-à-tête avec Lieou-chi, lui conseilla de se défaire de Tchao, afin de pouvoir vivre ensemble comme mari et comme femme, mais elle s’y était constamment refusée.

« Un jour que Tchao revenait de travailler en ville, il l’emmena adroitement dans un cabaret, et l’enivra de la manière la plus complète. Ensuite, il l’entraîna au bord du fleuve Jaune, et après lui avoir fracassé la tête avec une pierre, il le précipita au milieu du courant. Le cadavre s’enfonça dans l’eau et disparut.

« Lorsque Pa-han crut que l’affaire était suffisamment assoupie, il demanda la veuve en mariage, et vint habiter avec elle le domicile du défunt. Quelque temps après, le cadavre revint à la surface de l’eau, et fut reconnu par plusieurs personnes.

« Pa-han, ayant appris que j’avais eu une altercation avec Tchao la veille du jour où il avait disparu, pressa sa femme de dresser une plainte, et de rejeter ce meurtre sur moi.

« Ce n’est que quelque temps après la célébration des noces, qu’elle sut que Pa-han avait ôté la vie à son époux. Mais, une fois mariée, elle n’osa le dénoncer à la justice.

« Le seigneur Teng, ayant découvert les vrais coupables, leur fit subir la peine qu’ils méritaient et prononça notre acquittement.

« Ces messieurs que vous voyez sont nos parents et nos voisins, qui ont ouvert entre eux une souscription pour offrir un sacrifice, et remercier le ciel de notre délivrance. Dites-moi, vénérable vieillard, si l’on peut trouver un pareil exemple de perversité.

— Il est plus difficile encore, reprit le vieillard, de trouver un magistrat doué d’autant de sagesse et d’une aussi merveilleuse pénétration. Les habitants de notre ville doivent s’estimer heureux de le posséder. »

Après avoir écouté attentivement ce récit, Chen-chu revint trouver sa mère, et lui raconta l’histoire de ce procès dans tous ses détails. « Puisque nous avons, lui dit-il, un magistrat aussi éclairé, que tardons-nous d’aller lui présenter la peinture, et de lui exposer toutes les circonstances qui s’y rattachent. ? »

Après avoir arrêté leurs projets, ils s’informèrent du jour d’audience. Meï-chi se leva de grand matin, ordonna à son fils, âgé de quatorze ans, de porter la peinture, et se présenta au pied du tribunal, en poussant de grands cris, comme pour demander justice.

Le magistrat, voyant qu’au lieu d’une pétition, elle tenait une petite peinture, ne put s’empêcher d’en témoigner son étonnement. Meï-chi, pressé de s’expliquer, exposa dans le plus grand détail la conduite de Ni-chen-k’i à son égard, et termina sa déposition en rappelant les recommandations que le gouverneur lui avait faites, avant de mourir, au sujet de la peinture qu’elle tenait entre ses mains.

Le magistrat prit la peinture, et lui ordonna de se retirer, en attendant qu’il l’eût examinée avec toute l’attention nécessaire.

« Un portrait renferme un mystère important. De la découverte de ce secret, dépend la possession d’une fortune immense. Pour arracher à l’indigence une jeune veuve et son fils orphelin, un magistrat, doué d’une pénétration divine, déploie toutes les ressources de son cœur et de son esprit. »

Meï-chi et son fils s’en retournèrent. Mais parlons maintenant du seigneur Teng. À peine l’audience fut-elle terminée, qu’il se retira chez lui en toute hâte, et s’enferma dans sa chambre pour examiner la peinture. Il reconnut que c’était un portrait de famille, représentant le gouverneur. D’une main, il tenait un jeune enfant, qu’il pressait sur son sein ; l’autre était dirigée vers la terre.

Après avoir réfléchi une partie de la journée : « Il est évident, s’écria-t-il, que ce personnage est le gouverneur, et que ce jeune enfant est Chen-chu. En montrant la terre du doigt, ne semble-t-il pas indiquer qu’il désire qu’un magistrat se pénètre des sentiments qui, dans l’autre monde, occupent son cœur paternel, et devienne le soutien et le protecteur de ce tendre orphelin ?

« Cependant, se dit-il en lui-même, puisqu’il existe un testament olographe, cette affaire n’est pas de ma compétence ; les dernières volontés du défunt doivent servir de loi. Quoi qu’il en soit, le gouverneur a dit que cette peinture renfermait un mystère important ; il fallait bien qu’il eût de solides raisons pour parler ainsi. Pour moi, si je n’éclaircis point cette affaire, je compromets pour toujours ma réputation. »

Chaque jour, au sortir du tribunal, il prenait la peinture ; il s’amusait à l’examiner pendant des heures entières, et s’épuisait en vaines conjectures. Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi sans qu’il pût venir à bout de cette énigme, dont la solution le tourmentait jour et nuit.

Mais le ciel avait décidé que l’explication, si impatiemment désirée, viendrait se présenter d’elle-même ; et bientôt un accident fort ordinaire vint révéler ce secret qui semblait fait pour déjouer toute la prudence humaine.

Un jour, dans l’après-midi, le seigneur Teng était allé sur sa terrasse pour examiner encore cette peinture, et, tout en la regardant, il se fit servir le thé. Tandis qu’il fait un pas pour recevoir la tasse qu’on lui présente, il heurte du pied contre la table et renverse une partie du thé sur la peinture. Il dépose la tasse, et, prenant à deux mains la peinture, va la suspendre à la rampe de l’escalier, afin qu’elle se sèche à la chaleur du soleil. Tout à coup, un rayon vient éclairer la peinture humide, le papier devient transparent et laisse apercevoir, entre deux feuilles superposées, plusieurs lignes perpendiculaires qui ressemblaient à de l’écriture. Le magistrat est frappé comme d’un trait de lumière. Sur-le-champ, il dédouble le papier, et trouve, sous la peinture, une pièce tracée de la main du gouverneur, qui contenait les dispositions suivantes :

« Moi, qui écris ces lignes, j’ai rempli cinq fois de hautes fonctions administratives. Je suis âgé de plus de quatre-vingts ans, et je m’attends d’un jour à l’autre à sortir de la vie ; je la quitterai sans regret. Chen-chu, le fils de ma seconde femme, vient d’atteindre un an révolu, et je n’ai pas encore eu le temps de légitimer sa naissance et d’assurer ses droits. D’un autre côté, Chen-k’i, le fils de ma première femme, est tout à fait dépourvu de piété filiale pour moi et d’attachement pour son jeune frère. Je crains même que, dans la suite, il n’attente à ses jours. Les deux grandes maisons que j’ai achetées dernièrement et toutes mes propriétés rurales, je les lui abandonne en héritage, à l’exception d’une petite chaumière, qui se trouve à gauche de mon habitation. Je veux qu’elle revienne à Chen-chu.

« Quoique cette maison soit bien exiguë, elle n’est cependant pas sans valeur. J’y ai caché, sous terre, près du mur qui se trouve à gauche, cinq mille onces d’argent, contenues dans cinq vases de terre ; et, près du mur à droite, une égale somme et mille pièces d’or, réparties dans cinq autres vases. Cette somme totale équivaut au prix des terres et des propriétés que j’ai léguées à Ni-chen-k’i.

« Si, dans la suite, il se rencontre un magistrat sage et éclairé, qui rende une décision conforme aux volontés que j’exprime ici, Chen-chu lui offrira les mille pièces d’or, pour lui témoigner sa reconnaissance.

« Moi, le vieux gouverneur Ni, j’ai tracé ces dispositions de ma propre main : telle année, tel mois, tel jour ; scellé de mon cachet. »

Or, le portrait de famille avait été exécuté, par ordre du gouverneur, à l’époque où il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-unième année, et où son jeune fils venait d’avoir douze mois accomplis.

Dès que le seigneur Teng eut vu qu’il s’agissait de mille pièces d’or, il ne put se défendre d’une joie secrète, en songeant que cette somme devait être la récompense de son adresse et de sa sagacité. C’était, comme nous l’avons vu, un homme fin, subtil, et capable d’imaginer les plus heureux stratagèmes. Il s’arrête, et, fronçant le sourcil, recueille et pèse mûrement les idées diverses qui se présentent en foule à son esprit.

Son plan étant bien arrêté, il envoie sous main une personne auprès de Chen-k’i pour l’inviter à venir le trouver. « Je veux, ajouta-t-il, lui donner communication d’une affaire qui l’intéresse. »

Il faut savoir que Ni-chen-k’i, qui était en possession de tous les biens de son père, ne songeait qu’à inventer chaque jour de nouveaux plaisirs, et à passer sa vie au milieu des jouissances que peuvent procurer le luxe et la fortune.

Dès qu’il aperçut le messager qui portait un ordre écrit, revêtu de la signature du premier magistrat de la ville, il partit sur-le-champ et se présenta à la préfecture.

Justement, le seigneur Teng venait de se rendre à son tribunal, où l’appelaient plusieurs affaires importantes. Le messager lui ayant annoncé l’arrivée de Ni-chen-k’i, il donna ordre de l’amener devant lui.

« N’est-ce pas vous, lui demanda-t-il, qui êtes le fils aîné du gouverneur Ni ?

— Oui, seigneur, je le suis.

— Meï-chi, votre belle-mère, m’a présenté une plainte où elle vous accuse de l’avoir expulsée avec son fils, et de vous être emparé de toutes les propriétés du gouverneur. Qu’avez-vous à répondre ?

— Mon jeune frère Chen-chu, né d’une femme secondaire, est resté auprès de moi pendant de longues années. Dès sa plus tendre enfance jusqu’à ce jour, je l’ai élevé avec le plus grand soin et je lui ai tenu lieu de père. Ces jours derniers, la mère et le fils ont voulu me quitter et avoir un domicile séparé du mien, mais il est injuste de dire que je les ai chassés. Quant au partage des propriétés paternelles, il est fondé sur un testament olographe que le gouverneur m’a remis la veille de sa mort. Votre serviteur n’aurait jamais osé contrevenir à ses dernières volontés.

— Où est ce testament olographe ?

— Il est chez moi. Si vous me permettez d’aller le chercher, je m’empresserai de le mettre sous vos yeux.

— L’accusation porte que la succession du gouverneur se monte à dix mille onces d’argent : ce n’est pas une petite fortune. Qui sait du reste si cette pièce est bien authentique ? Mais, comme vous êtes le fils d’un magistrat, on aura des ménagements pour vous. Demain, je ferai appeler Meï-chi et son fils, et j’irai moi-même vous trouver chez vous. Si le partage est fait d’une manière inégale, la justice est là. Aucun motif particulier ne pourra influer sur ma décision. »

Ensuite, d’un ton sévère, il ordonna à un officier du tribunal de faire retirer Chen-k’i, de le conduire jusque chez lui, et d’aller ensuite prévenir Meï-chi et son fils, afin qu’ils vinssent le lendemain entendre le jugement qu’ils sollicitaient.

Sur la route, l’officier, s’étant laissé gagner par les présents de Ni-chen-k’i, oublia le mandat qu’il avait reçu, et le laissa aller tranquillement. Pour lui, il se dirigea vers la chaumière qu’habitait Meï-chi avec son fils, et leur transmit les ordres du seigneur Teng. Chen-k’i fut frappé du ton ferme et sévère du magistrat, et se retira tout tremblant, dans la crainte qu’il ne vînt soumettre tous les détails de la succession à un examen rigoureux. Le fait est que les biens n’avaient point été partagés d’une manière équitable. Seulement, il s’était tenu strictement à la lettre du testament, et avait traité sa mère et son jeune frère avec une parcimonie sans exemple.

Pour justifier sa conduite et l’appuyer d’une autorité imposante, il sentit qu’il avait besoin du témoignage de ses parents et de ses amis, qu’il avait déjà convoqués jadis pour le même objet. Le soir même, il leur envoya de fortes sommes d’argent, et les invita d’une manière pressante à se rendre sans faute chez lui le lendemain matin, ajoutant que, si le magistrat les questionnait au sujet du testament, il les suppliait de le soutenir de tout leur pouvoir.

Or, depuis la mort du gouverneur, aucun d’eux n’avait été admis à sa table, mais, en recevant ces paquets d’onces d’argent, ils ne purent s’empêcher de se rappeler le proverbe : « Quand tout est tranquille, l’homme néglige les dieux et ne brille point d’encens en leur honneur, mais, au premier danger, il devient dévot et embrasse les pieds de leurs statues. »

Chacun d’eux, riant en lui-même, profita de cette bonne fortune pour faire diverses emplettes de fantaisie, se réservant bien d’examiner le lendemain la tournure que prendrait l’affaire et de se conduire en conséquence.

« Un fils aîné se laisse ordinairement guider par des vues d’intérêt, mais, quand il aurait pour belle-mère une femme du second rang, qu’il se garde de la traiter avec une dureté tyrannique. Aujourd’hui Chen-k’i achète au poids de l’or l’appui de ses parents et de ses amis. N’eût-il pas mieux valu, jadis, donner un vêtement de soie au jeune orphelin ? »

Dès que Meï-chi eut vu le messager et eut pris connaissance de l’ordre dont il était chargé, elle reconnut que le seigneur Teng faisait droit à sa plainte et allait devenir son soutien. Le lendemain, elle se lève de grand matin, et va à la préfecture pour lui rendre visite.

« Je suis touché de votre sort et de celui de votre fils, lui dit-il avec honte ; soyez assurée que j’emploierai tout mon pouvoir pour vous faire rendre justice. Mais j’ai appris que Chen-k’i possédait un testament olographe qui émane du gouverneur. Dites-moi, je vous prie, si cette pièce est bien authentique.

— Il est bien vrai, répondit Meï-chi, que ce testament est écrit en entier de la main du gouverneur, mais cet acte est loin d’être l’expression libre de ses sentiments et de ses volontés. Son but unique était de préserver son jeune fils d’une mort certaine. Vous vous en convaincrez aisément, généreux magistrat, en examinant le livre qui contient l’état et les titres de tous les biens du gouverneur.

— Vous savez le proverbe, repartit le seigneur Teng : Pour un magistrat intègre, c’est une tâche difficile et délicate que de partager un héritage. Quant à présent, je vous réponds que, pendant le reste de vos jours, vous et votre fils, vous aurez abondamment de quoi subvenir à votre entretien. Mais gardez-vous de concevoir de grandes espérances.

— Seigneur, répondit Meï-chi, pourvu que mon fils et moi nous soyons à l’abri de la faim et du froid, nous serons au comble de nos vœux. Nous n’avons point la prétention de marcher de pair avec Ni-chen-k’i, ni de rivaliser avec lui de luxe et d’opulence. »

Le seigneur Teng pria ensuite Meï-chi et son fils d’aller l’attendre dans la maison de Chen-k’i.

Celui-ci avait fait disposer richement la salle de réception, et y avait fait placer un fauteuil couvert d’une peau de tigre, ainsi qu’une cassolette d’où s’exhalaient les parfums les plus exquis. Sans perdre de temps, il avait envoyé chercher ses parents et ses amis, auxquels vinrent se joindre Meï-chi et son fils. Dès qu’il les vit assemblés, il alla les saluer l’un après l’autre, glissant à chacun quelques paroles flatteuses, pour se ménager leur appui.

Quoique Chen-k’i eût le cœur gonflé de dëpit et de colère, il sut se contenir et déguiser, sous un visage riant, les sentiments qui l’agitaient. Chacun préparait d’avance le compliment qu’il devait adresser au magistrat. Ils n’attendirent pas longtemps.

Tout à coup, on entendit dans le lointain un bruit de voix confuses ; il fut facile de juger que c’était le seigneur Teng qui arrivait.

Chen-k’i arrangea son costume et sa toque, et se disposa à aller le recevoir. Ceux d’entre les parents qui étaient les plus âgés, et qui avaient l’usage du monde, attendaient le magistrat dans une attitude grave et respectueuse. Les plus jeunes, faciles à intimider, se tenaient debout et l’œil fixe, ou bien allaient furtivement à l’entrée de la porte, et promenaient au loin leurs regards, où se peignaient l’impatience et la crainte.

Bientôt, ils aperçoivent deux huissiers du tribunal, qui marchaient derrière la chaise à porteurs, et, avec de grands parasols de soie bleue, ombrageaient le gouverneur, dont la prudence et les lumières allaient se déployer d’une manière si éclatante. Arrivés auprès de la maison de Ni-chen-k’i, les deux huissiers mettent le genou en terre, en poussant un grand cri. En un clin d’œil, Meï-chi et toutes les personnes de la maison de Ni-chen-k’i tombent à genoux, et restent immobiles dans cette attitude pour recevoir le magistrat.

Le concierge s’avance ; à sa voix les porteurs s’arrêtent, et déposent une chaise dont les jalousies étaient ornées de riches peintures.

Le seigneur Teng met le pied à terre, et marche vers la maison d’un pas grave et mesuré. Soudain, il s’arrête, et, regardant en haut, fait de profondes salutations, et articule nettement plusieurs réponses, comme s’il parlait à un hôte qui vînt au-devant de lui. L’assemblée est frappée de stupeur, et observe ses gestes extraordinaires et tous ses mouvements dans une muette immobilité. Ensuite, il s’avance, en faisant toujours des salutations, et marche droit à la salle de réception.

Là, il répète les mêmes cérémonies, et prononce une longue série de phrases dont personne ne peut encore saisir l’à-propos. D’abord, il se dirige vers le fauteuil, couvert d’une peau de tigre, qui était placé au midi, et fait un salut comme s’il voyait une personne assise. Ensuite, il se retourne, prend un autre fauteuil, et le pose du côté du nord, à la place que doit occuper le maître de la maison. Il s’arrête, regarde en haut, et à plusieurs reprises, s’incline d’une manière respectueuse. Enfin, il va s’asseoir sur le siège qui lui était réservé.

Toutes les personnes de l’assemblée ayant observé ses gestes et ses mouvements, qui semblaient annoncer qu’il parlait à un Dieu ou à une âme de l’autre monde, n’osèrent faire un pas en avant. Elles restèrent rangées sur deux lignes et le regardèrent d’un air stupéfait.

Soudain, le seigneur Teng s’incline sur son siège, et, croisant les mains sur sa poitrine, fait une profonde salutation. « Votre épouse, s’écria-t-il, a déposé entre mes mains une plainte relative à votre succession. Les faits qu’elle y énonce sont-ils vrais ? »

Il dit, et fait mine de prêter une oreille attentive. Puis, remuant la tête, et prenant un air consterné : « Quoi ! se peut-il que votre fils aîné soit un homme aussi pervers ? »

Il se recueille, et écoute encore un moment : « Où voulez-vous que votre second fils trouve des moyens d’existence ? »

Il s’arrête, et après une pause de quelques minutes : « Quelles ressources peut offrir, pour vivre, cette petite maison dont vous parlez ? » (Pause.)

« J’obéis, j’obéis. (Pause.)

« Je ferai remettre cet héritage à votre second fils. Comptez sur moi ; je veillerai soigneusement à l’exécution de vos volontés. »

À ces mots, il fait plusieurs salutations, s’arrête un instant, et, prenant l’air d’un homme qui refuse : « Il m’est impossible d’accepter un si riche cadeau, (Il écoute encore.) Eh bien vous l’ordonnez : j’obéis. »

Il dit, se lève, et, s’inclinant plusieurs fois d’une manière respectueuse. « Je vous suis, je vous suis. »

Tous les assistants le regardent d’un air stupéfait. Il se promène à grands pas dans la salle, tantôt à droite, tantôt à gauche ; puis s’arrêtant d’un air ému : « Où allez-vous, seigneur Ni ?

— Je ne vois point le seigneur Ni, s’écria le concierge avec vivacité.

— Ce prodige est cependant réel, repartit le magistrat. Ensuite, faisant approcher Ni-chen-k’i : Votre illustre père est venu me recevoir lui-même, il s’est assis tout près de moi, et m’a parlé pendant une heure. Je pense que, vous tous, vous avez entendu notre entretien.

— Pas un mot, répondit Chen-k’i.

— Je crois le voir encore, reprit le magistrat, avec sa taille élevée, ses joues pâles et décharnées, ses pommettes saillantes, ses yeux perçants, ses longs sourcils, ses larges oreilles, sa barbe argentée, son bonnet de crêpe foncé, ses bottes noires, son manteau rouge et sa ceinture d’or. Est-ce bien là son portrait ? »

Tous les assistants éprouvèrent un frémissement, et tombèrent à genoux en s’écriant :

« C’est bien lui ! c’est bien lui !

« Comment pourrais-je être si bien informé, continua-t-il, si je ne l’avais vu lui-même en personne ? Le gouverneur m’a encore dit qu’il avait laissé deux vastes maisons, et qu’à gauche de celle où nous sommes se trouvait une petite masure qui en dépend. Cette circonstance est-elle exacte ? »

Chenk’i ne put cacher la vérité.

« Eh bien ! lui dit le magistrat, allons la visiter ensemble. Quand nous y serons, j’aurai deux mots à dire. »

Toutes les personnes présentes, ayant entendu le seigneur Teng dépeindre avec tant de vérité la figure et le costume du gouverneur, se persuadèrent qu’il lui était réellement apparu, et restèrent quelque temps émus de crainte et de stupeur.

Cependant cette scène n’était qu’une adroite invention imaginée par le seigneur Teng. Quant à la vérité du portrait qu’il en avait fait, et à l’exactitude de son costume, elles lui avaient été suggérées par la connaissance particulière qu’il avait de la peinture.

« La sentence d’un sage n’est d’aucun poids dans l’esprit d’un homme pervers ; il n’y a que les dieux et les esprits qui en imposent aux méchants. Si le magistrat n’eût point employé cet ingénieux stratagème, jamais ce fils dénaturé ne se serait soumis à sa décision. »

Ni-chen-k’i ayant montré le chemin, le magistrat le suivit avec toute l’assemblée, et bientôt ils arrivèrent à la petite masure qui était située à l’est de la maison qu’ils venaient de quitter. C’était là que demeurait jadis le gouverneur, à l’époque où il n’avait encore obtenu aucun grade littéraire. Mais lorsqu’il fut élevé aux plus hautes charges de l’État, et qu’il lui fallut un hôtel vaste et richement décoré, il quitta cette modeste demeure, la convertit en un magasin, et y installa un fermier pour prendre soin des récoltes qui y étaient déposées.

Le seigneur Teng, ayant visité cette maison d’un bout à l’autre, s’arrêta dans la pièce du milieu et s’assit. Puis, s’adressant à Chen-k’i : « Votre père, lui dit-il, m’est réellement apparu ; il m’a décrit dans le plus grand détail tous les objets que renferme cette maison, et m’a chargé de la faire donner à Chen-chu, Quelles sont vos intentions à cet égard ?

— Je m’en rapporte à votre sage décision, » répondit Chen-k’i, en s’inclinant d’une manière respectueuse.

Le seigneur Teng demanda le livre qui contenait l’état de la succession, l’examina avec la plus grande attention, et s’écria à plusieurs reprises : « Quel riche héritage ! quel riche héritage ! »

Ensuite, ayant jeté les yeux sur le testament que contenait le dernier feuillet : « Le seigneur votre père, dit-il en souriant à Ni-chen-k’i, m’a précisément expliqué, il n’y a qu’un instant, tout ce que je vois écrit ici.

— Cela n’est pas possible, se dit celui-ci, en faisant un signe négatif ; ce vieillard m’a bien l’air de rêver en plein jour. »

Le magistrat, l’ayant fait approcher, lui montra que, d’après le texte même du testament, cette petite maison et les terres dont elle était entourée, revenaient de droit à Chen-chu.

Meï-chi, soupirant en elle-même, était sur le point de se jeter aux pieds du magistrat pour implorer sa pitié, lorsqu’il ajouta : « Cette maison tombe en partage à Chen-chu, ainsi que tous les objets qui s’y trouvent. »

Chen-k’i ne fit nulle réclamation. Cette maison, se dit-il en lui-même, ne renferme que des meubles brisés qui n’ont aucune valeur. Il est vrai qu’il s’y trouve encore une petite quantité de riz et de blé. Mais comme, il y a un mois, j’ai vendu les huit dixièmes de la récolte qui y était renfermée, ce qui peut en rester ne mérite aucune attention. « Sage magistrat, s’écria-t-il, je donne mon plein assentiment à ces dispositions, et je me ferai un devoir d’exécuter, de point en point, la sentence que vous aurez rendue.

— Songez bien, reprit le magistrat, à la promesse que vous venez d’exprimer ; n’allez pas en témoigner du regret, car il ne serait plus temps de revenir sur votre résolution. Puisque ces messieurs sont vos parents, je compte sur leur témoignage. »

Puis, élevant la voix : « Tout à l’heure, dit-il, le seigneur Ni, que j’ai vu face à face, m’a donné les instructions suivantes : « Au pied du mur qui se trouve à gauche en entrant, j’ai caché cinq mille onces d’argent, contenues dans cinq vases ; je les donne à mon second fils. »

Chen-k’i ne put ajouter foi à ces paroles.

« Si le fait est exact, ajouta-t-il, je vous déclare que, quand il y aurait dix mille onces, je les abandonnerais sans regret à mon jeune frère.

— Quand vous feriez des difficultés, repartit le magistrat, je saurais maintenir l’exécution de votre promesse. »

À ces mots, il ordonna aux huissiers de demander une pioche et une bêche.

Meï-chi fit un signe au fermier, qui obéit sur-le-champ, et ouvrit la terre au pied du mur qui se trouvait du côté de l’orient. On trouva, en effet, cinq grands vases de terre, qui étaient remplis jusqu’au haut d’onces d’argent. On prit un de ces vases, et on compta les lingots qu’il contenait ; il s’en trouva mille, qui formaient ensemble un poids de soixante-deux livres.

Tous les assistants furent frappés d’étonnement et d’admiration. Chen-k’i lui-même ne put s’empêcher de croire comme eux à la vérité de l’apparition. Si mon père ne s’était point montré au seigneur Teng, dit-il en lui-même, s’il ne lui avait pas révélé ces trésors, comment aurait-il pu en être instruit, puisque moi-même je n’avais aucune connaissance de ce dépôt ?

Le magistrat, reprenant la parole et s’adressant à Meï-chi : « Au pied du mur qui se trouve à droite, il y a encore cinq mille onces d’argent, réparties dans cinq autres vases de terre ; un sixième vase contient mille pièces d’or. Tout à l’heure, le seigneur Ni m’a offert cette dernière somme pour me témoigner sa reconnaissance. J’ai refusé d’accepter ce riche cadeau ; mais il m’en a prié avec tant d’instances, que j’ai promis d’obéir à ses ordres. »

Meï-chi s’inclina jusqu’à terre, et, répondant au magistrat : « Les cinq mille onces que voici, s’écria-t-elle, ont surpassé toutes mes espérances. Si, au pied de la muraille opposée, il y a une égale somme d’argent, nous prendrons la liberté de ne point l’accepter.

— Comment pourrais-je le savoir, reprit le seigneur Teng, si le gouverneur ne m’en avait donné connaissance ? Le fait que je viens d’énoncer n’est point une fiction. »

À ces mots, il ordonna au fermier d’ouvrir la terre au pied du mur opposé, et l’on trouva en effet cinq grands vases remplis d’argent, et un sixième qui ne contenait que de l’or.

Quand Chen-k’i eut aperçu cette énorme quantité d’or et d’argent, son visage s’enflamma et ses yeux étincelèrent de dépit. Il aurait voulu faire main basse sur ce trésor ; mais comme il venait de donner sa parole, il se garda bien de faire la plus légère réclamation.

Meï-chi et son fils, transportés de joie, remercièrent le seigneur Teng, en se prosternant jusqu’à terre.

Quoique Chen-k’i eût la rage dans le cœur, il fit un effort sur lui-même, et balbutia quelques mots de remercîment. Le magistrat prît plusieurs sacs de cuir, y mit les pièces d’or que renfermait le sixième vase, et les fit déposer dans sa chaise à porteurs. Tous les assistants reconnurent que cette somme lui avait été promise par le gouverneur, et ils trouvèrent que c’était la juste récompense des services qu’il venait de rendre à sa femme et à son second fils. Quel homme aurait refusé un si riche cadeau ? On a raison de dire : « Quand le crabe et le Ni[8] sont aux prises, le pêcheur vit à leurs dépens. »

Si Ni-chen-k’i eût été un homme probe et loyal, et qu’il eût vécu en bonne intelligence avec son jeune frère, il aurait partagé avec équité toute la succession paternelle. Chacun d’eux aurait eu cinq mille onces de plus à ajouter à sa portion d’héritage, et ces mille pièces d’or ne seraient point passées dans les mains du magistrat. Par cette conduite, Ni-chen-k’i se serait épargné bien des chagrins, et ne serait point devenu la fable du public. Cet exemple prouve que ceux qui emploient la ruse et l’artifice, trouvent encore des gens plus adroits et plus habiles qu’eux, et qu’en cherchant à nuire aux autres, on se nuit souvent à soi-même.

Parlons maintenant de Meï-chi et de son fils. Le lendemain matin, ils se rendirent à la préfecture pour aller remercier le seigneur Teng. Celui-ci, prenant le portrait du gouverneur, y recolla le testament, et le remit à Meï-chi.

Dès ce moment, la mère et le fils comprirent le mystère que recelait cette peinture, et ils reconnurent qu’en montrant la terre, le gouverneur indiquait les trésors qui y étaient cachés.

Devenus possesseurs des dix vases remplis d’argent, ils achetèrent des terres et des jardins, et élevèrent une maison opulente. Chen-chu se maria, et eut trois fils qui firent de rapides progrès dans l’étude et acquirent de la réputation. Cette branche de la famille du gouverneur fut la seule qui devint florissante, et conserva l’éclat et l’illustration qu’il lui avait légués.

Chen-k’i eut deux fils, qui ne se distinguèrent que par leur dissipation et par leurs vices ; sa maison dépérit de jour en jour, et, après sa mort, les deux grandes maisons dont ils avaient hérité, furent vendues par ses enfants à ceux de Chen-chu.

Cette histoire se répandit bientôt dans la province, et tous ceux qui en entendirent les détails, reconnurent la main de la Providence, qui châtie les méchants, et récompense les hommes vertueux jusque dans leur postérité.

  1. C’est-à-dire, les années de la joie perpétuelle. C’est le nom des années du règne de Tching-sou, de la dynastie des Ming, qui occupa le trône de la Chine depuis l’an 1403 jusqu’en 1424.
  2. Les passages marqués de guillemets sont écrits en vers.
  3. Celle de Siao-nai-nai. Voy. plus haut, p. 74, ligne 4.
  4. Dès qu’un enfant est âgé de douze mois accomplis, toute la famille se réunit dans la maison du père. On place devant lui, si c’est un garçon, des jouets ayant la forme d’arc, de flèches et de pinceaux ; et, si c’est une fille, un couteau, une petite aune, des aiguilles et du fil. Le choix que fait l’enfant, permet de juger de ses dispositions futures.
  5. L’once d’argent équivaut à 7 fr. 50 c. de notre monnaie.
  6. Les Chinois écrivent avec un pinceau qu’ils tiennent perpendiculairement.
  7. Espèce de question qu’on fait subir aux femmes. On place leurs doigts entre de petits bâtons que l’on serre, d’un bout à l’autre, avec une corde.
  8. Nom d’un oiseau aquatique.