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Les Avadânas, contes et apologues indiens/Poésies chinoises/La Religieuse

La bibliothèque libre.
Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (2p. 167-174).


BALLADE.


NI-KOU-SSE-FAN.
OU
LA RELIGIEUSE QUI PENSE AU MONDE.


À la première ville, une jeune religieuse entre dans le temple ; | elle tient dans sa main un chapelet de perles blanches, et ses yeux sont mouillés de larmes. — « Pauvre jeune fille ! Quel malheur pour moi d’avoir quitté le monde ! | Je suis dans la fleur de mon printemps, et je n’ai point d’époux !  ? »

Elle laisse échapper une plainte contre son père, un murmure contre sa mère. — « Il ne fallait pas me traîner dans un cloître, où tous les matins on adore Kouan-in et Fo (Bouddha). | Quand le soir est venu, je songe à prendre un époux, un époux orné de grâces et d’esprit. »

À la deuxième veille, la jeune religieuse s’afflige et se lamente. — « Je songe à mes sœurs qui ont chacune un charmant époux, | et qui brillent par leur toilette et par leur beauté. | Elles tiennent dans leurs bras de jolis enfants, qui appellent leur mère d’une voix caressante.

« Plus j’y pense, plus mon âme se brise de douleur. Elles ont arrangé leurs noirs cheveux, et montrent ce que peuvent l’adresse et le désir de plaire. | Des fleurs nouvellement cueillies se balancent légèrement sur leur tête, | et des anneaux d’or pendent à leurs oreilles. »

À la troisième veille, la jeune religieuse pense et soupire. — « Je vois le disque arrondi de la lune[1] | qui se tourne vers l’occident, | pendant que je suis au temple, plongé dans une rêverie silencieuse. » | Elle lave ses mains pour brûler de l’encens, et prononce : — « ’O-mi[2] !

« Nan-wou Rouan-chi-in ! Nan-wou Kouan-chi-in ! | Divinité protectrice, montrez à votre servante une tendre compassion, | et mariez-la vite à un bel époux. | Je ferai rebâtir votre chapelle, | Je vous ferai élever une statue d’or. »

À la quatrième veille, la jeune religieuse dormait d’un profond sommeil. — « J’ai aperçu en songe un jeune étudiant qui entrait dans ma cellule. | Il m’attire vers lui et me presse sur son cœur. | Il s’appuie sur mon lit et me comble de caresses.

« Au milieu de mon songe, il m’adresse des paroles de tendresse et d’amour. | Qu’entends-je ! le vent agite ma porte, et le marteau sonore retentit dans mon âme émue… | Je m’éveille et mon illusion s’évanouit ! | Je me retourne sur ma couche humide de larmes, | et je retombe dans un vide affreux. »

À la cinquième veille, la jeune religieuse s’endort jusqu’à l’heure où le ciel se colore des premiers rayons du jour. — L’oiseau kinhi se dresse sur la branche, et entonne le chant matinal qui annonce l’aurore. | « Je récite les prières sacrées, mais mon âme ardente est en proie aux plus cruels tourments. | Je n’ai qu’une pensée, je ne forme qu’un désir : | c’est de descendre de la montagne pour chercher un époux, »

Elle laisse échapper une plainte contre son père, un murmure contre sa mère : — « Il ne fallait pas, non, il ne fallait pas m’enfermer dans un cloître. | Une chose m’étonne, une chose me confond : | c’est la réponse de celui qui tira mon horoscope. | Celui qui tira mon horoscope dit que j’étais destinée à vivre seule, | que je devais renoncer au monde.

« Les femmes du monde se nourrissent de mets délicieux, | et les saveurs les plus exquises réjouissent leur palais. | La pauvre religieuse n’a d’autre aliment que du riz insipide, | d’autre breuvage que du thé amer. | Les femmes du monde s’habillent d’étoffes moelleuses, d’étoffes tissues d’or et de soie. | Cette triste esclave n’a d’autre vêtement qu’une tunique de laine, formée de pièces grossièrement cousues.

« Ce matin le supérieur est sorti : | Je veux m’échapper du cloître et aller chercher un amant. | Je ne redoute point l’indiscrétion des personnes qui fréquentent le couvent. | Je veux un époux, je le veux tendre et passionné. | L’an prochain, je serai mère ! L’an prochain, un bel enfant sera suspendu à mon sein !

« Quand je l’aurai nourri jusqu’à l’âge d’un an, jusqu’à l’âge de deux ans. | Il me tirera, doucement par ma robe, et, de sa voix enfantine, il m’appellera ma-ma (maman). | Quand je l’aurai élevé jusqu’à l’âge de sept ans, jusqu’à l’âge de huit ans, | je l’enverrai à l’école, je veux qu’il devienne savant.

« Il étudiera avec ardeur, il étudiera jusqu’à dix-huit ans. | Déjà il sait à fond les quatre livres moraux et les cinq livres canoniques. | Il n’attend plus que le moment où l’empereur va ouvrir lui-même le concours général. | S’il n’obtient pas le premier rang sur la liste des docteurs, il obtiendra au moins le troisième.

« Le courrier part comme un éclair et m’annonce l’arrivée de mon fils. | D’abord il doit saluer son père, ensuite il saluera sa mère. | Eh bien ! mes espérances n’ont pas été déçues. | Arrangeons avec symétrie mes tresses ondoyantes ; | Allons jouir de sa gloire et de mon bonheur ! »

Elle dit, et brise sa chaîne importune, | comme le poisson brise la soie qui le retenait captif ; | et, n’écoutant que sa passion, | elle s’élance de la montagne pour aller chercher un époux.

  1. Chez les Chinois, la lune, personnifiée sous le le nom de Tchang-’o, préside à l’amour et au mariage ; son disque arrondi est le symbole d’une heureuse union.
  2. O-mi, ou ’O-mi-to-to, (Amita, le même que Amitayous) est le nom d’un Bouddha. Kouan-chi-in répond en sanscrit à Avalôtités’vara, et Nân-wou, à Namô (Adoration à).