Les Avadânas, contes et apologues indiens/Poésies chinoises/La Visite

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Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (2p. 193-216).


LA VISITE DU DIEU DU FOYER

À IU-KONG, LÉGENDE DE LA SECTE DES TAO-SSE.


Sous la dynastie des Ming, dans les années appelées Kia-tsing (de 1522 à 1567), il avait, dans la province de Kiang-si, un homme nommé Iu-kong. Son nom posthume était Tou, et son titre honorifique Liang-tchin. Il était doué d’une rare capacité, et avait acquis une érudition aussi solide que variée ; | il obtint, à l’âge dix-huit ans, le grade de bachelier. À chaque examen, il ne manquait jamais d’être le premier de tous les concurrents. Mais quand il eut atteint l’âge de trente ans, la détresse dans laquelle il se trouvait l’obligea de donner des leçons pour vivre, et s’étant lié avec une dizaine de bacheliers qui avaient étudié dans le même collège, il entra avec eux dans l’Association du dieu Wen-tchang-ti-kiun[1]. Il gardait avec soin le papier écrit ; il donnait la liberté aux êtres vivants ; il s’abstenait des plaisirs des sens, du meurtre des animaux et des péchés de la langue. Après avoir suivi fidèlement cette règle de conduite pendant de longues années, il se présenta sept fois de suite au concours pour la licence, et ne put obtenir le grade auquel il aspirait.

Il se maria et eut cinq fils ; le quatrième tomba malade et fut emporté par une mort prématurée. Son troisième fils, qui était doué d’une jolie figure et d’une rare intelligence, avait deux taches noires sous la plante du pied gauche. Son père et sa mère avaient pour lui une tendresse toute particulière. À l’âge de huit ans, il alla jouer un jour dans la rue, et se perdit, sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu.

Il eut quatre filles, et ne put en conserver qu’une. Sa femme perdit la vue à force de pleurer ses enfants. Quoique Iu-kong travaillât péniblement tout le long de l’année, sa détresse ne faisait que s’accroître de jour en jour. Il rentra en lui-même, et voyant qu’il n’avait pas commis de grandes fautes, il se résigna, non sans murmure, aux châtiments que lui envoyait le ciel.

Quand il eut passé l’âge de quarante ans, chaque année, à la fin de la douzième lune, il écrivait une prière sur du papier jaune, qu’il brûlait devant l’Esprit du foyer, en le priant de porter ses vœux jusqu’au ciel. Il continua cette pratique pendant plusieurs années, sans en recevoir la plus légère récompense.

À l’âge de quarante-sept ans, il resta assis, le dernier soir de l’année, auprès de sa femme aveugle et de sa fille unique. Réunis tous trois dans une chambre, qui offrait le plus triste dénûment, ils tâchaient d’adoucir leurs peines en se consolant l’un l’autre, lorsque, tout à coup, on entend frapper à la porte.

Iu-kong prend sa lampe, et va voir d’où vient ce bruit. Il aperçoit un homme portant un vêtement noir et un bonnet carré, et dont la barbe et les cheveux étaient à moitié blanchis par l’âge. Ce personnage lui fit un profond salut, et alla ensuite s’asseoir. « Mon nom de famille est Tchang, dit-il à Iu-kong, j’arrive d’un long voyage. J’ai entendu vos soupirs et vos plaintes, et je viens exprès pour vous consoler dans votre détresse. »

Iu-kong fut rempli d’étonnement, et lui donna toute sorte de marques de déférence et de respect. « Pendant ma vie entière, dit-il à Tchang, je me suis livré aux lettres et à la pratique de la vertu, et cependant je n’ai pu obtenir jusqu’ici aucun avancement. La mort m’a enlevé presque tous mes enfants ; ma femme a perdu la vue, et à peine pouvons-nous gagner de quoi nous garantir de la faim et du froid. « Il ajouta qu’il n’avait cessé d’implorer l’Esprit du foyer, et de brûler devant lui des prières écrites.

« Il y a bien longtemps, reprit Tchang, que je connais toutes les affaires de votre maison. Vous avez comblé la mesure de vos mauvaises pensées. Uniquement occupé du soin d’acquérir une vaine renommée, vous adressez au ciel des suppliques offensantes, qui ne sont remplies que de plaintes et de récriminations. Je crains bien que votre châtiment ne s’arrête pas là. »

Iu-kong fut frappé d’effroi, « J’avais appris, dit-il avec émotion, que, dans l’autre monde, les plus petites vertus étaient inscrites sur un livre. J’ai juré de faire le bien, et pendant longtemps j’ai suivi avec respect les règles qui m’étaient tracées. Peut-on dire que je n’ai travaillé qu’à acquérir une vaine réputation ?

— Mon ami, lui répondit Tchang, parmi ces préceptes, il en est un qui recommande de respecter les caractères écrits. Et cependant, vos élèves et vos condisciples se servent souvent de livres anciens pour revêtir les murs de leur chambre et faire des enveloppes ; il y en a même qui les emploient à essuyer leur table. Puis ils s’excusent en disant que, s’ils salissent ce papier, ils le brûlent immédiatement. Cela se passe tous les jours sous vos yeux, et cependant vous ne leur adressez jamais une parole pour les en empêcher. Vous-même, si vous trouvez dans la rue un morceau de papier écrit, vous le rapportez chez vous et vous le jetez au feu. Dites-moi un peu, à quoi sert de le brûler ? Il est vrai que, tous les mois, vous mettez en liberté des animaux destinés à périr ; mais vous suivez aveuglément la foule, et vous n’agissez que d’après les conseils des autres. Il semble que vous resteriez incertain et irrésolu s’ils ne vous donnaient les premiers l’exemple. La bonté, la compassion, n’ont jamais ému votre cœur. Vous souffrez qu’on serve sur votre table des chevrettes et des écrevisses ; ne sont-elles pas douées aussi du principe de la vie ? Je passe aux péchés de la langue. Vous brillez par la facilité de l’élocution et par la force du raisonnement, et vous ne manquez jamais de vaincre et de réduire au silence tous ceux qui discutent avec vous. Vous n’ignorez pas que, dans ces circonstances, les paroles qui s’échappent de la bouche blessent le cœur et affaiblissent l’amitié des autres. Souvent même, entraîné par la chaleur du discours, vous abusez de votre supériorité, et vous déchirez vos adversaires par de mordantes railleries. Vous les percez des traits acérés de votre langue, et vous attirez sur vous la colère des dieux. Vous ignorez le nombre de vos fautes qui sont inscrites dans l’autre monde, et vous vous peignez comme le plus vertueux des hommes. Qui est-ce qui prétendrait me tromper ? Croyez-vous qu’on puisse en imposer au ciel.

« Il est vrai que vous ne faites aucune action déshonnête ; mais quand vous apercevez une belle femme dans la maison d’autrui, vous la dévorez des yeux, un trouble subit vous agite, et vous ne pouvez la bannir de vos pensées. Dès ce moment, vous avez commis un adultère au fond de votre cœur ; seulement vous ne l’avez pas consommé ! Rentrez un instant en vous-même : auriez-vous assez d’empire sur vous pour imiter le sage Lou-nân-tse[2], si vous vous trouviez dans la même position que lui ? Ainsi, vous dites que vous vous êtes conservé pur et chaste pendant toute votre vie, et vous croyez pouvoir vous présenter sans crainte devant le Ciel et la Terre, devant les Démons et les Esprits ! Vous mentez à vous-même. Si donc vous suivez ainsi les préceptes que vous avez juré d’observer, qu’est-il besoin de parler de tous les autres ?

« J’ai présenté au ciel les suppliques que vous avez brûlées devant mon autel. Le Maître suprême a chargé un Esprit d’observer assidûment vos bonnes ou mauvaises actions ; et pendant plusieurs années, il n’a pas trouvé en vous une seule vertu qui fût digne d’être inscrite sur son livre.

« Quand vous êtes seul et livré à vous-même, je ne vois dans votre cœur que des pensées d’avarice, des pensées d’envie, des pensées d’égoïsme, des pensées d’orgueil, des pensées de mépris, des pensées d’ambition, des pensées de haine et d’ingratitude contre vos bienfaiteurs et vos amis. Elles naissent, elles pullulent en si grand nombre au fond de votre cœur, qu’il me serait impossible de les énumérer jusqu’au bout. Les dieux en ont déjà inscrit une multitude, et les châtiments du ciel ne feront que s’accroître de jour en jour. Puisque vous n’avez pas même le temps d’échapper aux calamités qui vous menacent, à quoi bon prier pour obtenir le bonheur ? »

À ces mots, Iu-kong fut frappé de terreur ; il se prosterna contre terre et versa un torrent de larmes. « Seigneur, s’écria-t-il en soupirant, puisque vous savez les choses cachées, je reconnais que vous êtes un dieu. Je vous en supplie, daignez me sauver !

— Mon ami, lui dit Tchang, vous étudiez les livres des anciens, vous êtes éclairé sur vos devoirs, et l’amour du bien vous a toujours causé une véritable joie. Quand vous entendez prononcer une parole vertueuse, vous êtes, dans ce moment, transporté de zèle et d’émulation ; la vue d’une bonne action vous fait bondir de joie. Mais à peine l’une et l’autre ont-elles cessé de frapper vos yeux et vos oreilles, que vous les oubliez sur-le-champ. La foi n’a pas jeté dans votre cœur de profondes racines, et c’est pour cela que vos bons principes n’ont pas de base solide. Aussi, les paroles et les actions vertueuses de votre vie entière, n’ont jamais eu qu’une vaine apparence et des dehors spécieux. Avez-vous jamais fait une seule action qui décelât une vertu vraie et solide ? Et cependant, lorsque votre cœur est rempli de mauvaises pensées, qui vous lient et vous enveloppent de toutes parts, vous osez demander au ciel la récompense qui n’appartient qu’à la vertu ! Vous ressemblez à un homme qui sèmerait tout son champ de chardons et d’épines, et qui en attendrait une riche moisson. Ne serait-ce pas le comble de la folie ?

« Dorénavant, armez-vous de courage, et bannissez toutes les pensées cupides, les pensées obscènes, et en général toutes les pensées déréglées qui se présenteront à votre esprit. Vous recueillerez une moisson de pensées pures et vertueuses, et c’est alors que vous devrez tourner tous vos efforts vers la pratique du bien. S’il se présente une bonne action proportionnée à vos forces, hâtez-vous de la faire d’un cœur ferme et résolu, sans calculer si elle est grande ou petite, difficile ou facile, si elle vous rapportera du profit ou de la réputation. Si cette bonne action est au-dessus de vos forces, employez de même tout votre zèle et toute votre ardeur, afin de montrer au moins l’intention pleine et entière de l’exécuter. Votre premier devoir est une patience sans bornes ; votre second devoir, une infatigable persévérance. Gardez-vous surtout de vous laisser aller à la tiédeur ; gardez-vous de vous tromper vous-même. Quand vous aurez suivi longtemps cette règle de conduite, vous en retirerez des avantages incalculables. Vous m’avez servi dans l’intérieur de votre maison avec un cœur pur et respectueux, et c’est pour cela que je suis venu exprès vous apporter ces instructions. Si vous vous hâtez de les pratiquer de toute la force de votre âme, vous pourrez apaiser le ciel, et le disposer à changer sa décision. »

En disant ces mots, il entra dans l’intérieur de la maison. Iu-kong se leva avec empressement et le suivit. Mais quand il fut arrivé auprès du foyer, il disparut. Il reconnut que c’était l’Esprit du foyer, qui préside à la destinée des hommes. Il brûla aussitôt des parfums en son honneur, et le remercia en se prosternant jusqu’à terre. Le lendemain, qui était le premier jour de la première lune de l’année, il adressa ses hommages et ses prières au ciel ; il se corrigea de ses fautes passées, et commença à faire le bien dans toute la sincérité de son cœur. Il changea son nom honorifique, et adopta celui de Tsing-i-tao-jin, c’est-à-dire le Tao-ssé dont les pensées sont pures ; puis, il écrivit le serment de bannir toutes les pensées coupables.

Le premier jour, mille pensées confuses venaient l’assiéger en foule ; tantôt il tombait dans le doute, tantôt dans l’indifférence et la tiédeur. Il laissait passer sans fruit les heures et les jours, et il ne tarda pas à rentrer dans la voie où il s’était perdu. Enfin, il se prosterna devant l’autel du grand dieu Kouân-în, qu’il adorait dans sa maison, et versa des larmes de sang. « Je jure, dit-il, que mon unique désir est de ne plus former que de bonnes pensées, de me conserver pur et intègre, et d’employer toutes les forces de mon âme pour avancer de plus en plus dans la perfection. Si je me ralentis de l’épaisseur d’un cheveu, puissé-je tomber pour toujours dans les profondeurs de l’enfer ! »

Tous les jours, il se levait de grand matin, et prononçait cent fois, d’un cœur sincère et pénétré, le nom sacré de Ta-ts’é, Tap’eï[3], afin d’obtenir l’assistance divine.

Dès ce moment, il observait ses pensées, ses paroles, ses actions, comme si des esprits eussent été constamment à ses côtés ; il n’osait se permettre le plus léger écart. Toutes les fois qu’il se présentait quelque chose d’utile aux hommes ou aux animaux, il n’examinait pas s’il s’agissait d’une grande ou d’une petite affaire, s’il avait du loisir ou s’il était sérieusement occupé, s’il avait ou n’avait pas les moyens et la capacité nécessaires pour l’exécuter. Il se hâtait de l’entreprendre avec une joie qui tenait de l’enthousiasme, et ne s’arrêtait qu’après avoir complètement réussi. Il faisait le bien aussi souvent qu’il en trouvait l’occasion, et répandait au loin des bienfaits secrets. Il remplissait fidèlement ses devoirs, et s’appliquait à l’étude avec un zèle infatigable. Il pratiquait l’humilité, supportait les affronts, et s’efforçait de convertir et de diriger vers le bien tous les hommes qu’il rencontrait. Les jours entiers ne suffisaient pas à tant de bonnes œuvres. Le dernier jour de chaque mois, il faisait le résumé de toutes ses actions et de toutes ses paroles pendant les trente jours qui venaient de s’écouler, et l’écrivait sur un papier jaune qu’il brillait devant le dieu du foyer, Iu-kong se mûrit bientôt dans la pratique de toutes les vertus. Faisait-il un mouvement, il était suivi de mille bonnes œuvres ; restait-il en repos, nulle pensée coupable ne venait troubler la pureté de son âme. Il persévéra ainsi pendant trois ans.

Quand il eut atteint l’âge de cinquante ans (c’était la deuxième année du règne de Wan-li[4]), Tchang-kiang-lin avait la charge de premier ministre. L’examen des Ts’in-ssé[5] étant terminé, il chercha un maître pour faire l’éducation de son fils.

Toutes les personnes qu’il consulta lui recommandèrent Iu-kong d’une voix unanime. Le ministre alla l’inviter lui-même, et l’emmena à la capitale avec sa famille.

Tchang, pénétré de respect pour la vertu de Iu-kong, usa de son influence pour le faire entrer dans le collège impérial. L’année ping-tsé (1576), il se présenta au concours, et obtint le grade de licencié. L’année suivante, il fut élevé au rang de Ts’in-ssé (docteur).

Un jour, il alla rendre visite à un eunuque nommé Yang-kong.

Yang lui présenta ses cinq fils, qu’il avait fait acheter dans les différentes parties de l’empire, afin qu’ils fussent la consolation de sa vieillesse. Parmi eux, se trouvait un jeune homme de seize ans. Iu-kong crut reconnaître les traits de sa figure, et lui demanda quel était son pays natal. — Je suis, dit le jeune homme, du pays de Kiang-yeou. Dans mon enfance, j’entrai par mégarde dans un bateau de grains qui partait. Je me souviens encore, quoique confusément, du nom de ma famille et de celui du village où je suis né.

Iu-kong éprouva un mouvement de surprise et d’émotion. L’ayant prié de découvrir son pied gauche, il reconnut les deux taches noires, et s’écria d’une voix forte : Vous êtes mon fils !

Yang-kong partagea l’étonnement du père, et lui rendit son fils qui l’accompagna dans son hôtel.

Iu-kong courut avertir sa femme de cet heureux événement. Elle embrassa tendrement son fils, et versa des larmes de douleur et de joie. Le fils, pleurant à son tour, pressa dans ses mains le visage de sa mère ; il effleura ses yeux aveugles avec sa langue, et soudain elle recouvra la vue.

Iu-kong fit éclater sa joie au milieu des larmes qui humectaient encore ses yeux.

Dès ce moment, il renonça aux emplois, et prit congé de Tchang-kiang-lin pour retourner dans son pays natal. Tchang, touché de sa vertu, ne le laissa partir qu’après lui avoir fait accepter de riches présents.

Iu-kong, étant arrivé dans son pays natal, continua à pratiquer le bien avec une nouvelle ardeur. Son fils se maria, et eut de suite sept fils, qu’il éleva tous, et qui héritèrent des talents et de la réputation de leur aïeul. Iu-kong composa un livre où il raconta l’histoire de sa vie, avant et après son heureuse conversion, et le fit servir à l’instruction de ses petits-fils. Il vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-huit ans, et tout le monde regarda cette longue vieillesse comme la récompense de ses actions vertueuses, qui avaient changé en sa faveur les décrets du ciel.

  1. C’était une espèce de confrérie, dont les membres cultivaient la littérature, sous l’invocation du dieu Wen-tchang-ti-kiun.
  2. Lou-nân-tse se voyant un jour obligé de passer la nuit dans une maison où se trouvait une femme seule, il alluma une lampe, et lut jusqu’au matin, de peur de donner lieu à d’injustes soupçons.
  3. Ces deux dissyllabes signifient très-bon, très-compatissant. Ce sont les épithètes ordinaires de Kouân-în, divinité indienne, que vénèrent aussi les Tao-ssé, et dont les qualifications précitées répondent, en sanscrit, aux mots Mahâmaitreya, Mahakaroun’a.
  4. L’année 1574.
  5. L’examen des candidats qui aspirent au grade de docteur.