Les Aventures de Gianetto (trad. Hugo)

La bibliothèque libre.
Giovanni Fiorentino
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Les Aventures de Gianetto
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome VIII : Les amis
Paris, Pagnerre, 1872
p. 426-449
Récit de Félismène Rosalinde


LES AVENTURES DE GIANETTO[1]


Nouvelle extraite du Pecorone de Ser Giovanni Fiorentino et traduite de l’italien en français par F.-V. Hugo.


Il y avait à Florence, dans la maison des Scali, un marchand qui avait nom Bindo, lequel avait été plusieurs fois aux bouches du Tanaïs et à Alexandrie, et avait fait les autres grands voyages entrepris généralement par les gens de commerce. Bindo était assez riche et avait trois grands fils. Venant à mourir, il appela l’aîné et le puîné, et fit son testament en leur présence, et les laissa tous deux seuls héritiers de ce qu’il avait au monde ; quant au cadet, il ne lui laissa rien. Le testament une fois fait, le fils cadet, qui avait nom Gianetto[2], en étant informé, l’alla trouver à son lit et lui dit :

— Mon père, je m’émerveille fort de ce que vous avez fait : ne pas vous être souvenu de moi dans votre testament !

— Mon Gianetto, répondit le père, il n’est pas de créature au monde à qui je veuille plus de bien qu’à toi, et aussi je ne veux pas qu’après ma mort tu restes ici, mais je veux que, dès que je serai mort, tu ailles à Venise trouver ton parrain, qui a nom messire Ausaldo, lequel, n’ayant pas de fils, m’a écrit souvent de l’envoyer près de lui. Et je puis te dire qu’il est le plus riche marchand qui soit parmi les chrétiens. Et aussi je veux que, dès que je serai mort, tu ailles à lui et lui remettes cette lettre ; et si tu sais te comporter, tu deviendras un riche homme.

— Mon père dit le fils, je suis préparé à faire ce que vous me commanderez.

Sur quoi le père lui donna sa bénédiction, et mourut peu après ; et les fils témoignèrent la plus grande douleur, et rendirent au corps tous les honneurs qui convenaient. Et peu après, les deux aînés mandèrent Gianetto et lui dirent :

— Frère, il est bien vrai que notre père a fait son testament et nous a institués ses légataires, et n’a fait de toi aucune mention ; tu n’en es pas moins notre frère et tu peux, dès cette heure, prélever une part égale à la nôtre sur l’héritage entier.

— Mes frères, répliqua Gianetto, je vous rends grâces pour votre offre, mais quant à moi, mon intention est d’aller chercher fortune ailleurs ; j’y suis fermement décidé, jouissez donc en toute bénédiction de l’héritage qui vous est assigné.

Sur ce, ses frères, voyant sa détermination, lui donnèrent un cheval et de l’argent pour les dépenses du voyage. Gianetto prit congé d’eux et s’en alla à Venise, et arriva au comptoir de messire Ansaldo[3] et lui donna la lettre que son, père lui avait donnée avant de mourir. Lors messire Ansaldo, lisant cette lettre, apprit que le porteur était le fils de son très-cher Bindo, et dès qu’il l’eut lue, il l’embrassa aussitôt, disant : « Qu’il soit bienvenu, le fils que j’ai tant désiré ! » Et aussitôt il demanda des nouvelles de Bindo : Gianelto lui répondit qu’il était mort. Sur quoi messire Ansaldo, fondant en larmes, l’embrassa, le baisa et dît : « Je suis désolé de la mort de Bindo, ayant gagné par son aide la plus grande partie de ce que j’ai ; mais si grande est l’allégresse où je suis de te voir, qu’elle mitige cette douleur. » Il le fit mener à son comptoir et ordonna à ses facteurs, à ses commis, à ses écuyers et à tous ses serviteurs d’obéir à Gianetto et de le servir avant lui-même.

Et d’abord il lui confia la clef de son argent comptant et lui dit : « Mon fils, dépense ce que tu voudras, habille-toi et équipe-toi à ta guise, tiens table ouverte et fais-toi connaître ; c’est à toi que je laisse ce soin, et tu me seras d’autant plus cher que tu seras plus estimé de tous.

C’est pourquoi Gianetto se mit à fréquenter les gentilshommes de Venise, à donner des fêtes et des dîners, à faire des largesses, à habiller richement ses gens et à acheter de bons coursiers, et à jouter et à fréquenter les tournois, comme un homme expert en ces exercices, magnanime et courtois en toutes choses, et il se montrait honorable en chaque occasion, et toujours il rendait hommage à messire Ansaldo plus que s’il avait été cent fois son père. Et il sut si habilement se comporter avec toutes sortes de gens, que quasi toute la population de Venise lui voulait du bien, le voyant si sage, si affable, si excessivement courtois ; les femmes elles hommes paraissaient raffoler de lui, et messire Ansaldo ne jurait plus que par lui, tant lui plaisaient sa conduite et ses manières. Il ne se donnait quasi pas une fête à Venise que ledit Gianetto n’y fût invité, tant il était bien vu de chaque personne.

Or, il advint que deux de ses compagnons les plus chers voulurent aller à Alexandrie avec deux navires chargés de leurs marchandises, comme ils étaient habitués à le faire chaque année ; ils s’adressèrent donc à Gianetto et lui dirent :

— Tu devrais te donner le plaisir de naviguer avec nous, pour voir le monde et surtout Damas, et le pays d’alentour.

— En bonne foi, répondit Gianetto, j’irais bien volontiers, si mon père, messire Ansaldo, m’en donnait l’autorisation.

— Nous ferons si bien, dirent ceux-ci, qu’il te la donnera et sera content.

Et aussitôt ils allèrent à messire Ansaldo et lui dirent :

— Nous venons vous prier de vouloir bien autoriser Gianetto à venir avec nous ce printemps à Alexandrie et de lui fournir quelque navire ou embarcation pour qu’il voie un peu le monde.

— J’en suis charmé, si cela lui plaît, dit messire Ansaldo.

— Messire, répondirent-ils, il en est charmé.

Messire Ansaldo fit donc aussitôt fréter pour lui un magnifique navire et ordonna qu’il fût chargé de marchandises, garni de banderoles et d’armes en aussi grande quantité qu’il était nécessaire. Aussitôt qu’il fut préparé, messire Ansaldo commanda au patron et à tous ceux qui étaient au service du navire de faire tout ce que Gianetto leur commanderait et d’avoir pour lui tous égards : « Car, dit-il, je ne l’envoie pas dans le but de spéculer, mais pour qu’il voie le monde à son aise. » Et quand Gianetto fut pour s’embarquer, Venise tout entière se pressa pour le voir, parce que, depuis longtemps, il n’était sorti de Venise à un navire aussi beau et aussi bien équipé que celui-là. Et tout le monde était attristé de son départ. Il prit congé de messire Ansaldo et de tous ses camarades ; puis on mit à la mer, on hissa les voiles et on prit le chemin d’Alexandrie en invoquant Dieu et la bonne fortune.

Ces trois compagnons étant chacun sur un navire et naviguant ensemble depuis plusieurs jours, il advint qu’un matin, avant le jour, ledit Gianetto aperçut un golfe avec un port magnifique et demanda au patron comme se nommait ce port.

— Messire, répondit celui-ci, cet endroit appartient à une noble veuve qui a fait la ruine de bien des seigneurs.

— Comment ? dit Gianetto.

— Messire, répondit l’autre, cette dame est belle et gracieuse, mais voici sa loi : Tout voyageur qui arrive doit coucher avec elle, et, s’il réussit à la posséder, il doit la prendre pour femme et devenir seigneur du port et de tout le pays. Mais s’il ne réussit pas à la posséder, il perd tout ce qu’il a.

Gianetto réfléchit un instant, et puis dit : « Emploie tous les moyens que tu pourras pour entrer dans ce port. »

— Messire, dit le patron, prenez garde à ce que vous dites, car beaucoup de seigneurs sont entrés là qui en sont partis ruinés.

— Ne t’embarrasse de rien, dit Gianetto, fais ce que je te dis.

Ainsi fut fait, le navire vira de bord et entra dans le port si rapidement que les compagnons des deux autres navires ne s’aperçurent de rien.

Dans la matinée, la nouvelle se répandit que ce beau navire était entré au port, si bien que tout le monde alla le voir, et immédiatement cela fut dit à la dame[4]. Elle manda Gianetto, qui, incontinent, se présenta à elle et la salua avec grande révérence. Elle le prit par la main et lui demanda qui il était, d’où il venait et s’il savait l’usage du pays. Gianetto répondit que oui et qu’il n’était pas venu pour une autre cause. Elle lui dit : « Soyez donc cent fois le bienvenu ; » et toute la journée elle lui rendit de grands honneurs et fit inviter quantité de barons, de comtes et de chevaliers qui étaient ses vassaux, pour qu’ils tinssent compagnie à son hôte. Tous ces seigneurs furent charmés des manières de Gianetto, de ses façons aisées, affables et prévenantes ; chacun était ravi de lui, et tout le jour il n’y eut que danses, chansons et fêtes pour l’amour de Gianetto, et chacun se fût tenu pour satisfait de l’avoir pour seigneur.

Or, le soir étant venu, la dame le prit par la main, le mena à sa chambre et lui dit : « — L’heure me semble venue d’aller au lit. — Madame, je suis à vous, répondit Gianetto. » Et aussitôt arrivèrent deux damoiselles, l’une avec du vin, l’autre avec des confitures. « Je sais que vous devez avoir soif, dit la dame, buvez donc. » Gianetto prit des confitures et but de ce vin, lequel était préparé pour faire dormir ; mais lui, qui n’en savait rien et qui le trouvait agréable, en but une demi-tasse, se déshabilla et alla reposer. Et dès qu’il fut au lit, il s’endormit. La dame se coucha à son côté. Il ne se réveilla que le lendemain matin, passé la troisième heure. La dame se leva dès qu’il fit jour et fît commencer à décharger le navire, qu’on trouva plein de grandes richesses et de bonnes marchandises. Or, la troisième heure étant passée, les caméristes de la dame allèrent au lit de Gianetto, le firent lever et lui dirent de s’en aller à la grâce de Dieu, parce qu’il avait perdu son navire et tout ce qu’il avait : ce dont il fut tout penaud, voyant qu’il avait échoué. La dame lui fit donner un cheval et de l’argent pour ses dépenses de voyage. Il partit triste et accablé, et se dirigea vers Venise.

Quand il y fut arrivé, la honte l’empêcha de rentrer chez lui ; et il s’en alla de nuit à la maison d’un sien compagnon, qui s’écria tout émerveillé : Gianetto ici ! qu’est-ce à dire ? — Mon navire, répondit-il, a touché sur un écueil pendant la nuit et s’est brisé ; tout a été détruit ; l’équipage a été jeté de côté et d’autre ; je me suis accroché à un morceau de bois qui m’a jeté à la côte ; et ainsi je m’en suis revenu par terre, et me voici.

Gianetto resta plusieurs jours dans la maison de cet ami, lequel alla un matin visiter messire Ansaldo et le trouva fort mélancolique.

— J’ai si grand’peur, dit messire Ansaldo, que mon fils ne soit mort ou que la mer ne lui ait fait mal, que je ne saurais me trouver bien nulle part, tant est grand l’amour que je lui porte.

— Je puis vous donner de ses nouvelles, dit le jeune homme ; il a fait naufrage, tout est perdu, lui seul a échappé.

— Loué soit Dieu ! dit messire Ansaldo, s’il a échappé, je suis satisfait ; quant aux richesses qu’il a perdues, je ne m’en soucie pas. Où est-il ?

— Il est chez moi, répondit le jeune homme.

Et aussitôt messire Ansaldo se leva et voulut aller le voir. Et, dès qu’il le vit, il courut vite l’embrasser et dit :

« Mon fils, il n’est nul besoin d’être confus devant moi, car c’est chose fort ordinaire que des navires se perdent à la mer ; ainsi, mon fils, ne te tourmente pas ; puisque tu n’as point de mal, je suis content. » Et il le mena chez lui sans cesser de le consoler.

La nouvelle se répandit par toute la ville de Venise, et un chacun était affligé du malheur qu’avait eu Gianetto. Or, il advint que, peu de temps après, ses compagnons de voyage revinrent, tous enrichis, d’Alexandrie ; dès leur arrivée, ils s’informèrent de Gianetto, et toute l’histoire leur fut dite : c’est pourquoi ils coururent vite l’embrasser et dirent :

— Comment t’es-tu séparé de nous et où donc es-tu allé ? Nous n’avons pu avoir de tes nouvelles, bien que nous ayons rebroussé chemin toute la journée ; nous n’avons pu t’apercevoir ni savoir où tu étais allé, et nous avons eu tant de douleur que, pendant toute la traversée, nous n’avons pu nous réjouir, croyant que tu étais mort.

Gianetto répondit : Il s’est élevé, dans un bras de mer, un vent contraire, qui a chassé le navire tout droit contre un écueil qui était près de terre, de telle sorte qu’à grand’peine je me suis échappé, et tout a été perdu.

Telle fut l’excuse que leur donna Gianetto pour ne pas découvrir sa faute. Et ils se livrèrent à la joie remerciant Dieu de l’avoir sauvé, et lui dirent : « Au printemps prochain, avec la grâce de Dieu, nous regagnerons ce que tu as perdu cette fois ; en attendant, passons le temps gaiement et sans mélancolie. » Et dès lors, ils passèrent le temps joyeusement comme ils avaient coutume de le faire.

Mais pourtant Gianetto ne faisait que penser aux moyens de retourner auprès de cette dame, réfléchissant et se disant à lui-même : « À coup sûr, il faut que je l’aie pour femme ou j’en mourrai ; » et rien ne pouvait le distraire. C’est pourquoi messire Ansaldo lui dit plusieurs fois : « Ne te fais pas de chagrin, car il nous reste assez de fortune pour pouvoir fort bien vivre. » Gianetto répondit : « Monseigneur, je ne serai content que quand j’aurai fait une seconde fois ce voyage. » Aussi, voyant sa volonté bien arrêtée, messire Ansaldo n’hésita plus, au moment venu, à lui fournir un second navire plus richement chargé que le premier, et à mettre dans ce chargement la majeure partie de ce qu’il avait au monde ; ses compagnons, ayant fourni leurs navires de ce qui était nécessaire, mirent à la mer, firent voile et naviguèrent de conserve avec Gianetto. Après plusieurs jours de traversée, Gianetto concentra toute son attention à retrouver le port de sa dame, qui s’appelait le Port de la dame Belmonte. Une nuit, étant arrivé à la bouche de ce port, lequel était dans une rade, Gianetto le reconnut aussitôt, fit virer de bord et y pénétra si vite que ses compagnons, qui étaient sur les autres navires, ne s’en aperçurent pas plus que la première fois.

La dame de Belmonte, s’étant levée le matin et ayant regardé en bas dans le port, vit flotter le pavillon de ce navire, et l’ayant aussitôt reconnu, appela une sienne camériste et lui dit : Reconnais-tu ce pavillon ?

— Madame, répondit la camériste, il semble que c’est le navire du jeune homme qui est venu, il y a un an, et qui nous a laissé une si riche cargaison.

— Certainement, tu dis vrai, dit la dame : et, bien sûr, il faut qu’il soit énamouré de moi, car je n’ai jamais vu personne venir ici plus d’une fois.

— Jamais, dit la camériste, je n’ai vu un homme plus courtois ni plus gracieux que lui.

La dame lui dépêcha nombre de pages et d’écuyers qui le visitèrent en grand gala. Il leur fit l’accueil le plus aimable, et se rendit avec eux au château de la dame. Dès qu’elle le vit, elle l’embrassa avec grande joie et allégresse, et il l’embrassa avec grande révérence. Tout le jour se passa en fêtes et en réjouissances. La châtelaine fit inviter nombre de barons et de dames qui vinrent à la cour faire fête à Gianetto. Presque tous les barons lui témoignaient de la sympathie et auraient voulu l’avoir pour seigneur à cause de son affabilité et de sa courtoisie ; et presque toutes les dames étaient énamourées de lui ; et voyant avec quelle mesure il conduisait la danse et quelle élégance avaient tous ses dehors, chacun s’imaginait qu’il était le fils de quelque grand seigneur. Et voyant que l’heure de dormir était venue, la dame de Belmonte prit Gianetto par la main et lui dit : « Allons nous reposer. » Ils allèrent dans la chambre, et dès qu’ils furent assis, voici venir deux damoiselles avec le vin et les confitures. Ils burent et mangèrent, puis s’en allèrent au lit, et à peine furent-ils au lit que Gianetto s’endormit, la dame étant déshabillée et couchée à côté de lui. Bref, il ne s’éveilla pas de toute la nuit. Et quand le matin fut venu, la dame se leva, et sur-le-champ ordonna de faire décharger le navire. Après la troisième heure, Gianetto se réveilla, chercha la dame et ne la trouva pas ; s’étant mis sur son séant, il vit qu’il était grand jour ; alors il se leva et commença à avoir grand’honte. On lui donna un cheval et de l’argent pour ses dépenses, en lui disant : « Va ton chemin ; » et, pris de vergogne, il partit sur-le-champ triste et mélancolique.

Il ne s’arrêta pas qu’il ne fût à Venise ; arrivé là, il se rendit de nuit à la maison du même ami qui, dès qu’il l’aperçut, s’écria avec la plus vive surprise : « Mon Dieu ! que signifie ceci ? »

— Je suis perdu, répondit Gianetto. Maudite soit la fortune qui m’a fait venir en ce pays !

— Certes, tu peux bien la maudire, lui dit l’ami, car tu as ruiné messire Ansaldo qui était le plus grand et le plus riche marchand de la chrétienté : et ta honte doit être plus grande que le mal dont tu es cause.

Gianetto se tint caché plusieurs jours chez son ami : ne sachant que faire ni que dire, il fut sur le point de s’en retourner à Florence sans dire un mot à messire Ansaldo ; enfin pourtant, il se décida à aller le trouver. Dès que messire Ansaldo le vit, il se leva, et, courant l’embrasser, lui dit : « Sois le bienvenu, mon fils ! » Et Gianetto l’embrassa en pleurant. Après avoir entendu son récit, messire Ansaldo dit : « Qu’à cela ne tienne, Gianetto ! Ne te donne point de mélancolie ; puisque tu m’es rendu, je suis content. Il nous reste encore assez pour pouvoir vivre doucement. La mer fait la fortune des uns et la ruine des autres. » La nouvelle de ces événements se répandit par toute la ville de Venise, et chacun plaignait fort messire Ansaldo du malheur qu’il avait eu. Il fallut que messire Ansaldo vendît la plus grande partie de ce qu’il possédait pour payer les créanciers qui lui avaient fourni les marchandises. Les compagnons d’Ansaldo revinrent tous riches d’Alexandrie ; on leur conta, dès leur arrivée à Venise, comment Gianetto était revenu et avait tout perdu. Ce dont ils s’émerveillèrent, disant que c’était la chose la plus étonnante qu’ils eussent jamais vue. Ils allèrent trouver messire Ansaldo et Gianetto, et, leur ayant fait fête, dirent : « Messire Ansaldo, ne vous tourmentez pas ; nous avons l’intention de faire l’année prochaîne un nouveau voyage à votre bénéfice :  ; car c’est nous qui avons causé votre ruine en induisant Gianetto à nous accompagner dans notre première expédition : ainsi ne craignez rien, et tant que nous aurons du bien, usez-en comme du vôtre. » Messire Ansaldo leur rendit grâce, en disant qu’ils avaient encore de quoi subsister. Cependant, soir et matin, Gianetto restait absorbé dans ses réflexions et ne pouvait se réjouir. Messire Ansaldo lui demanda ce qu’il avait.

— Je ne serai content, répondit-il, que quand j’aurai rattrapé ce que j’ai perdu.

— Mon fils, dit messire Ansaldo, je ne veux plus que tu me quittes : vivons ici paisiblement avec le peu que nous avons ; cela vaut mieux pour toi que d’entreprendre un nouveau voyage.

— Je suis résolu, répliqua Gianetto, à faire tout mon possible pour sortir d’une situation où je ne puis rester sans la plus grande honte.

C’est pourquoi, voyant sa volonté fermement arrêtée, messire Ausaldo se disposa à vendre tout ce qu’il avait au monde pour fournir à Gianetto un nouveau navire ; il vendit donc ce qu’il lui restait sans rien garder et remplit le navire de la plus belle cargaison. Comme il lui manquait dix mille ducats, il alla trouver un juif[5] à Mestre et les lui emprunta, sous cette condition que, s’il ne les avait pas rendus à la Saint-Jean du mois de juin prochain, ce juif pourrait lui enlever une livre de chair de quelque endroit du corps qui lui conviendrait. Messire Ansaldo y consentit. Le juif fit dresser un acte authentique, par-devant témoins, dans la forme et avec la solennité nécessaires, et compta les dix mille ducats.

Avec cet argent, messire Ansaldo se procura tout ce qui manquait encore au navire. Si les deux premiers chargements avaient été beaux, celui-ci était encore plus riche et plus abondant. De leur côté, les compagnons de Gianetto frétèrent leurs deux navires avec cette intention que tout ce qu’ils gagneraient serait pour leur ami. Quand le moment du départ fut venu, messire Ansaldo dit à Gianetto : « Mon fils, tu pars et tu vois par quelle obligation je suis lié. Je ne te demande qu’une grâce : s’il t’arrive malheur, veuille revenir vite auprès de moi, afin que je puisse te voir avant de mourir, et je serai content. » Gianetto lui répondit : « Messire Ansaldo, je ferai tout ce que je croirai vous être agréable. » Messire Ansaldo lui donna sa bénédiction. Les voyageurs prirent congé et se mirent en route. Pendant la traversée, les deux compagnons de Gianetto ne cessaient d’observer son navire et Gianetto n’avait d’autre préoccupation que d’aborder au port de Belmonte. Il s’entendit avec un de ses pilotes, si bien qu’une nuit le navire fut amené dans le port de cette dame. Au lever du jour, ses compagnons, regardant autour d’eux et ne voyant nulle part le navire de Gianelto, se dirent : « Certainement il y a un mauvais sort jeté sur celui-ci ; » et ils prirent le parti de poursuivre leur route, tout émerveillés de ce qui s’était passé.

Le navire étant arrivé au port, tous accoururent du château, apprenant que Gianetto était revenu et s’en étonnant fort. « Ce doit être, disaient-ils, le fils de quelque grand personnage, puisqu’il peut venir ainsi tous les ans avec tant de marchandises et de si beaux navires : plût à Dieu qu’il fût notre seigneur ! » Il reçut la visite de tous les grands, barons et chevaliers de ce pays. On alla dire à la dame que Gianetto était de retour. Aussitôt elle se mit à la fenêtre du palais, et vit ce magnifique navire, et reconnut le pavillon, et faisant le signe de la croix, elle s’écria : « Voilà certainement un fait extraordinaire : c’est le même homme qui a déjà laissé tant de richesses dans le pays ; » et elle l’envoya chercher. Gianetto alla à elle. Ils s’embrassèrent avec effusion, se saluèrent et se firent de grandes révérences. Toute la journée se passa dans les fêtes et dans l’allégresse. Il y eut en l’honneur de Gianetto un beau tournoi où joutèrent toute la journée nombre de barons et de chevaliers. Gianetto voulut y prendre part et fit merveilles de sa personne, tant il se tenait bien sous les armes et à cheval ; et sa bonne mine plaisait tellement à tous les barons que chacun le désirait pour seigneur. Or, il advint qu’au soir, le moment étant venu d’aller se reposer, la dame prit Gianetto par la main et lui dit : « Allons nous reposer. » Quand il fut à l’entrée de la chambre, une chambrière de la dame qui portait un vif intérêt à Gianetto, se pencha à son oreille et lui dit bien doucement : « Faites semblant de boire, mais ne buvez rien ce soir. » Gianetto, ayant bien compris ces paroles, entra dans la chambre. La dame lui dit : « Je sais que vous devez avoir grand’soif, et aussi je veux que vous buviez avant que d’aller au lit. » Et aussitôt deux donzelles, qui ressemblaient à deux anges, vinrent comme d’habitude avec le vin et les confitures, et lui offrirent à boire : « Qui pourrait refuser, voyant deux damoiselles si belles ? » s’écria Gianetto. La dame ne put s’empêcher de rire. Gianetto prit la tasse et, feignant de boire, versa le tout dans son sein. La dame, croyant qu’il avait bu, se disait en elle-même : « Tu nous amèneras un autre navire, car, pour celui-ci, tu l’as perdu. » Gianetto, s’étant mis au lit, se sentait tout gaillard et tout dispos, et trouvait que la dame se faisait attendre mille ans. « Cette fois je l’ai attrapée, se disait-il : au lieu de l’ivrogne qu’elle attend, elle trouvera le tavernier. » Et pour que la dame se dépêchât de venir au lit, il commença à faire semblant de ronfler et de dormir. Sur quoi la dame dit : « C’est bien ; » et, s’étant déshabillée, se mit au lit près de Gianetto. Dès qu’elle fut entrée sous la couverture, celui-ci, sans perdre de temps, se tourna vers elle et lui dit en l’embrassant : « Voilà donc ce que j’ai tant désiré. » Sur ce, il lui donna la paix du saint mariage, et toute la nuit ils restèrent dans les bras l’un de l’autre. De quoi la dame fut plus que contente ; et, s’étant levée le matin avant le jour, elle fit mander tous les barons et chevaliers et les principaux citoyens, et leur dit : « Gianetto est votre seigneur, préparez-vous donc à lui faire fête. » Aussitôt par toute la contrée éclatèrent les acclamations : « Vive le seigneur ! vive le seigneur ! » Les cloches et les instruments sonnèrent comme pour une fête ; des courriers furent envoyés à une foule de barons et de comtes qui étaient loin du château, pour leur dire : « Venez voir votre seigneur ! » Et alors commença une grande et magnifique fête. Et quand Gianetto sortit de sa chambre, il fut fait chevalier et placé sur un trône. On lui mit en main le sceptre, et on le proclama seigneur avec grand triomphe et grande gloire. Et dès que tous les barons et toutes les dames furent arrivés à la cour, il épousa la souveraine au milieu de fêtes et de réjouissances qu’il serait impossible de dire et d’imaginer. Tous les barons et seigneurs du pays vinrent à la fête en grand gala. Ce n’étaient que joutes, pas d’armes, danses, chansons et musiques, divertissements de toutes sortes. Messire Gianetto, magnifique en tout, se mit à distribuer des étoffes de soie et autres riches choses qu’il avait apportées : exerçant virilement le pouvoir, il fit craindre son autorité et rendre justice à toute espèce de gens. Et ainsi il vivait en fête et en allégresse, sans s’inquiéter ni se souvenir de ce pauvre messire Ansaldo qui restait engagé envers le juif pour dix mille ducats.

Or, un jour que messire Gianetto était à la fenêtre du palais avec sa dame, il vit passer sur la place une procession d’hommes qui, un cierge allumé à la main, allaient faire une offrande. « Que veut dire ceci ? dit messire Gianetto. — C’est, répondit la dame, une procession d’artisans qui vont faire une offrande à l’église de Saint-Jean, parce que c’est aujourd’hui sa fête. » Messire Gianetto se souvint alors de messire Ansaldo : il se retira de la fenêtre, poussa un grand soupir, changea de visage, et se promena de long en large dans la salle, absorbé dans ses réflexions. La dame lui demanda ce qu’il avait. Messire Gianetto répondit : « Je n’ai rien. » Sur quoi la dame se mit à l’examiner, en disant : « Certainement vous avez quelque chose que vous ne voulez pas dire. » Et tant elle insista que messire Gianetto lui conta comment messire Ansaldo s’était engagé pour dix mille ducats et que le terme était échu. « J’ai la plus grande frayeur, ajouta-t-il, que mon père ne meure pour moi ; car s’il ne rembourse pas la somme aujourd’hui, il doit perdre une livre de sa chair. » La dame lui répondit : « Messire, montez sur-le-champ à cheval et prenez la route de terre ; vous arriverez par là plus vite que par mer ; emmenez telle escorte que vous voudrez, emportez cent mille ducats et ne vous arrêtez que quand vous serez à Venise ; et si votre ami n’est pas mort, faites en sorte de l’amener ici. » Aussitôt Gianetto fît sonner la trompette, monta à cheval avec vingt compagnons, prit ce qu’il lui fallait d’argent et se mit en route pour Venise.

Or il advint que, le terme fixé étant échu, le Juif fit appréhender messire Ansaldo et voulut lui enlever du corps une livre de chair. Messire Ansaldo le pria de vouloir bien retarder sa mort de quelques jours, afin que, si son Gianetto revenait, il pût au moins le voir. Le Juif répondit : « Je consens au délai que vous voulez, mais quand il arriverait cent fois, je suis décidé à vous enlever une livre de chair, conformément à nos conventions. »

Ansaldo répondit qu’il était résigné.

Venise entière parlait de cet événement ; un chacun en était affligé, et plusieurs marchands se réunirent afin de payer la somme. Le Juif ne voulut jamais l’accepter, décidé qu’il était à commettre cet homicide, pour pouvoir dire qu’il avait fait mourir le premier marchand de la chrétienté. Or, il advint qu’aussitôt après le prompt départ de messire Gianetto, sa dame le suivit, déguisée en juge et accompagnée de deux familiers. Arrivé à Venise, messire Gianetto alla droit chez le Juif, embrassa avec grande allégresse messire Ansaldo, et dit au Juif qu’il était prêt à lui donner l’argent et tout ce qu’il voudrait en sus. Le Juif répondit qu’il ne voulait pas d’argent, puisqu’on ne l’avait pas payé à temps, mais qu’il voulait la livre de chair. La question fut vivement débattue, et tout le monde donnait tort au Juif. Mais considérant que Venise était une terre de droit et que le Juif avait son droit établi en bonne forme, on n’osait lui faire opposition et on se bornait à le prier. Tous les marchands de Venise allèrent ainsi supplier le Juif, qui se montrait plus dur que jamais. Messire Gianetto voulut lui donner vingt mille ducats qui furent refusés ; il en offrit trente mille, puis quarante mille, puis cinquante mille, et enfin cent mille ducats. « Inutile ! dit le Juif ; quand tu m’offrirais plus de ducats que n’en vaut cette cité, je ne les prendrais pas ; je veux exécuter nos conventions écrites. »

Pendant qu’avait lieu ce débat, voici venir à Venise la dame de Belmonte vêtue à la manière d’un juge. Elle descendit à une auberge, et aussitôt l’aubergiste demanda à un de ses domestiques : « Quel est ce gentilhomme ? » Le domestique, que la dame avait instruit de ce qu’il devait répondre à cette question, répliqua : « C’est un gentilhomme ès lois qui vient d’étudier à Bologne et qui retourne chez lui. » L’aubergiste, en entendant cela, lui rendit de grands honneurs. Étant à table, le juge dit à l’aubergiste : « Comment se régit votre cité ? »

— Messire, répondit l’hôte, la loi est ici trop sévère.

— Comment cela, dit le juge ?

— Comment ? repartit l’hôte. Je vais vous le dire. Il était venu de Florence un jeune homme ayant nom Gianetto, qui s’était établi chez un sien parent, ayant nom messire Ansaldo ; il s’était montré si gracieux et si affable que tous les hommes et toutes les dames du pays s’étaient énamourés de lui. Et jamais nouveau venu dans cette cité n’a été estimé autant que l’était celui-ci. Or, cet Ansaldo lui fournit, pour trois expéditions succèssives, trois navires magnifiquement chargés ; mais les deux premières ne réussirent pas, et pour équiper la troisième, messire Ansaldo emprunta dix mille ducats d’un Juif à cette condition, que s’il ne les avait pas rendus à la Saint-Jean au mois de juin suivant, ledit Juif pourrait lui enlever une livre de chair de quelque endroit du corps qu’il voudrait. Aujourd’hui ce jeune homme, que Dieu bénisse ! est de retour, et en remboursement de dix mille ducats, il a voulu en donner cent mille ; mais ce fourbe de Juif ne veut pas ; tous les bonshommes de ce pays ont eu beau le supplier, il ne veut céder en rien.

— Cette affaire est facile à résoudre, répliqua le juge.

— Si vous voulez prendre la peine de la terminer, en sorte que ce bonhomme ne meure pas, vous acquerrez la gratitude et l’amour du plus vertueux jeune homme qui fut oncques, et aussi de tous les hommes de ce pays.

Sur quoi le juge fit proclamer un ban par toute la contrée, portant que quiconque aurait une question légale à résoudre, vînt le trouver. Messire Gianetto apprit donc qu’il était venu un juge de Bologne qui résolvait toutes les questions. C’est pourquoi messire Gianetto dit au Juif : Allons à ce juge.

— Allons, répondit le Juif ; mais advienne que pourra, je m’en tiendrai à ce que dit le billet.

Ils se rendirent en présence du juge et lui firent la révérence d’usage. Le juge reconnut messire Gianetto, mais Gianetto ne reconnut pas le juge qui s’était transfiguré le visage au moyen de certaines herbes. Messire Gianetto et le Juif dirent chacun leur affaire et expliquèrent clairement la question au juge, qui prit le billet, le lut et dit au Juif :

— J’entends que tu prennes ces cent mille ducats et que tu délivres ce brave homme qui te sera à jamais obligé.

— Je n’en ferai rien, répondit le Juif.

— C’est pourtant, dit le juge, ce que tu peux faire de mieux.

Mais le Juif ne voulut pas céder. Alors ils se rendirent d’accord au tribunal établi pour des cas pareils ; et notre juge prit la parole pour messire Ansaldo et dit : Faites avancer la partie adverse. Et, le Juif s’étant avancé :

— Allons, s’écria-t-il, coupe une livre de la chair de cet homme où tu voudras, et exerce ton droit.

Sur ce, le Juif le fit déshabiller tout nu et prit en main un rasoir qu’il avait fait faire tout exprès. Et messire Gianetto se tourna vers le juge, et lui dit :

— Messire, ce n’est pas de cela que je vous avais prié.

— Sois tranquille, répondit le juge, il n’a pas encore coupé la livre de chair.

Le Juif se mit en devoir d’opérer.

— Prends bien garde à ce que tu fais, dit le juge ; car si tu enlèves plus ou moins qu’une livre, je te ferai enlever la tête. Et je te dis en outre que, si tu verses une seule goutte de sang, je te ferai mourir. Car ton billet ne fait pas mention d’effusion de sang ; au contraire, il dit expressément que tu devras lui ôter une livre de chair, ni plus ni moins. Et si pourtant tu es sage, fais ce que tu croiras pour le mieux.

Et, sur-le-champ, il fit mander l’exécuteur, apporter le billot et la hache, et dit :

— Si je vois une goutte de sang, je te fais aussitôt trancher la tête.

Le Juif commença à avoir peur et messire Gianetto à se rassurer. Enfin, après de longs débats, le Juif dit :

— Messire juge, vous en savez plus long que moi : faites-moi compter les cent mille ducats et je suis content.

— Non, dit le juge, coupe-lui une livre de chair, comme l’indique ton billet ; je ne te donnerai pas un denier, tu as refusé l’argent quand je voulais te le faire compter.

Le Juif réduisit sa demande à nonante, puis à quatre-vingt mille ducats ; mais le juge se montra de plus en plus ferme dans son refus. Alors messire Gianetto dit au juge :

— Donnez-lui ce qu’il veut, pourvu qu’il nous rende Ansaldo.

— Je te dis de me laisser faire, lui répondit le juge.

— Donnez-moi au moins cinquante mille ducats, fit le juif.

— Non, repartit le juge, je ne te donnerai pas le plus chétif denier.

— Au moins, riposta le Juif, rendez-moi mes dix mille ducats, et maudits soient l’air et la terre !

— Est-ce que tu n’entends pas ? dit le juge. Je ne veux rien te donner ; si tu veux lui couper la chair, eh bien, coupe-la-lui ; sinon, je ferai protester et annuler ton billet.

Tous ceux qui étaient présents étaient en grandissime allégresse, et chacun, narguant le Juif, disait : « Tel est attrapé qui croit attraper autrui. » Sur quoi, le Juif voyant qu’il ne pouvait faire ce qu’il avait voulu, prit son billet, et, de rage, le déchira. Ainsi fut délivré messire Ansaldo, et Gianetto le ramena chez lui en grande pompe ; et prestement, il prit les cent mille ducats, et il alla à la demeure du juge, et il le trouva dans sa chambre qui se préparait à partir. Alors messire Gianetto lui dit :

— Messire, vous m’avez rendu le plus grand service que j’aie jamais reçu ; en conséquence, je veux que vous emportiez chez vous ces ducats : vous les avez bien gagnés.

— Cher messire Gianetto, répondit le juge, je vous remercie beaucoup, mais je n’en ai pas besoin. Remportez cette somme avec vous, que votre femme ne dise pas que vous êtes un mauvais ménager.

— Ma foi, dit messire Gianetto, elle est si magnanime, si affable et si bonne que, quand j’en dépenserais quatre fois autant, elle serait contente ; elle voulait même que j’emportasse avec moi une plus forte somme.

— Et quels sont, repartit le juge, vos sentiments à l’égard de votre femme ?

— Il n’est pas de nature au monde, répliqua Gianetto, à qui je veuille plus de bien. Elle est si sage et si belle que la nature n’aurait pu la mieux douer. Et si vous voulez me faire la grâce de venir la voir, vous serez émerveillé des honneurs qu’elle vous rendra, et vous verrez si ce que je vous dis est exagéré.

— Je ne puis aller avec vous, répondit le juge, parce que j’ai autre chose à faire ; mais puisque vous la dites si bonne, quand vous la verrez, saluez-la de ma part.

— Je n’y manquerai pas, dit messire Gianetto, mais je veux que vous emportiez ces ducats.

Tandis qu’il disait ces paroles, le juge, lui voyant au doigt un anneau, lui dit :

— Je veux cet anneau et ne veux pas d’argent.

— J’y consens, répondit messire Gianetto, mais je vous le donne à regret, parce que c’est ma femme qui me l’a donné. Elle m’a dit de le porter toujours pour l’amour d’elle, et, si elle ne me le voit plus, elle croira que je l’ai donné à quelque femme ; et ainsi elle se fâchera contre moi et croira que je suis énamouré d’une autre, moi qui lui suis plus attaché qu’à moi-même.

— Il me paraît certain, dit le juge, qu’elle se fiera à votre parole, puisqu’elle vous veut tant de bien : vous lui direz que vous me l’avez donné. Mais peut-être voulez-vous le donner ici à quelque ancienne maîtresse.

— Telle est l’affection, telle est la foi que je lui porte, répondit messire Gianetto, que je ne la changerais pour aucune femme au monde, tant elle est accomplie en toute chose.

Sur ce, il tira l’anneau de son doigt et le donna au juge. Puis ils s’embrassèrent et se firent la révérence.

— Faites-moi une grâce, dit le juge.

— Demandez, riposta messire Ansaldo.

— Eh bien, dit le juge, ne restez pas ici, et allez bien vite retrouver votre femme.

— Il me semble, dit messire Gianetto, qu’il y a cent mille ans que je ne l’ai vue.

Alors ils se séparèrent. Le juge s’embarqua et partit à la grâce de Dieu. De son côté, messire Gianetto donna des dîners et des soupers, distribua des chevaux et de l’argent à ses amis ; et, après avoir festoyé et tenu table ouverte pendant plusieurs jours, il prit congé de tous les Vénitiens et emmena avec lui messire Ansaldo. Beaucoup de ses anciens camarades s’en allèrent avec lui ; et presque tous les hommes et toutes les femmes pleurèrent d’attendrissement à son départ, tant il avait été affable pour tout le monde durant son séjour à Venise. Enfin il partit et retourna à Belmonte.

Sa femme était arrivée déjà depuis plusieurs jours. Elle feignit d’avoir été prendre les bains ; et, ayant repris ses vêtements de femme, elle fit faire de grands préparatifs, couvrir toutes les rues de tapis, et équipa plusieurs compagnies d’hommes d’armes. Et quand messire Gianetto et Ansaldo arrivèrent, tous les barons et toute la cour allèrent à leur rencontre en criant : Vive le seigneur ! vive le seigneur ! Dès qu’ils eurent mis pied à terre, la dame de Belmonte courut embrasser messire Ansaldo et prit un air un peu fâché avec messire Gianetto, qu’elle aimait pourtant mieux qu’elle-même. Il y eut de grandes fêtes, animées par des joutes, des tournois, des danses et des chants, auxquelles prirent part barons, dames et damoiselles.

Messire Gianetto voyant que sa femme ne lui faisait pas aussi bon visage qu’à l’ordinaire, se retira dans sa chambre, l’appela et lui dit : Qu’as-tu donc ? et il voulut l’embrasser.

— Tu n’as besoin, dit la dame, de me faire toutes ces caresses, car je sais bien que tu as retrouvé tes anciennes maîtresses à Venise.

Messire Gianetto de s’excuser.

— Où est l’anneau que je t’ai donné ? dit la dame.

— Ce que j’avais prévu m’arrive, répondit messire Gianetto ; j’avais bien dit que tu penserais mal de moi. Mais je te jure, par la foi que je garde à Dieu et à toi, que j’ai donné cet anneau au juge qui m’a fait gagner le procès.

— Eh bien, dit la dame, je te jure, par la foi que je garde à Dieu et à toi, que tu l’as donné à une femme, et je le sais bien, et ne jure pas le contraire, par pudeur !

— Je prie Dieu de m’enlever de ce monde, reprit messire Gianetto, si je ne dis pas vrai !… J’avais bien prévenu le juge de tout cela, quand il m’a demandé l’anneau.

— Tu aurais aussi bien fait, dit la dame, de m’envoyer messire Ansaldo, et de rester là-bas à te goberger avec tes maîtresses, car j’apprends qu’elles ont toutes pleuré quand tu es parti.

Messire Gianetto commença à verser des larmes, et, en proie aux plus vives tribulations, reprit : — Tu fais un article de foi de ce qui n’est pas vrai, de ce qui ne peut l’être.

La dame, voyant ces larmes, qui étaient pour son cœur autant de coups de couteau, courut aussitôt l’embrasser et partit d’un grand éclat de rire. Elle lui montra l’anneau, lui répéta ce qu’il avait dit au juge, lui conta comment ce juge, c’était elle-même, et de quelle manière elle avait obtenu la bague. Messire Gianetto témoigna la plus grande surprise du monde, et, reconnaissant que c’était vrai, reprit sa gaieté. Étant sorti de sa chambre, il raconta la chose aux barons et à ses amis, et l’amour ne fit que s’en accroître entre les deux époux. Ensuite messire Gianetto manda la chambrière qui, un soir, lui avait insinué de ne rien boire, et la donna pour femme à messire Ansaldo. Et tous passèrent en allégresse et en fêtes le reste de leur longue existence.


  1. Cette nouvelle, écrite dans le courant du quatorzième siècle, fut imprimée pour la première fois à Milan, en 1558. Elle n’a été traduite en anglais qu’en 1755, et n’a été connue en France qu’en 1836, par la traduction pudiquement tronquée de M. de Guénifey. La version que voici est la seule complète qui ait encore été publiée dans notre langue.
  2. Bassanio, dans le Marchand de Venise.
  3. Antonio.
  4. Portia.
  5. Shylock.
Récit de Félismène Rosalinde
Les Aventures de Gianetto