Les Aventures de Télémaque/Sixième livre
Quand Télémaque eut achevé ce discours, toutes les nymphes, qui avaient été immobiles, les yeux attachés sur lui, se regardèrent les unes les autres. Elles se disaient avec étonnement : Quels sont donc ces deux hommes si chéris des dieux ? a-t-on jamais ouï parler d’aventures si merveilleuses ? Le fils d’Ulysse le surpasse déjà en éloquence, en sagesse et en valeur. Quelle mine ! quelle beauté ! quelle douceur ! quelle modestie ! mais quelle noblesse et quelle grandeur ! Si nous ne savions qu’il est le fils d’un mortel, on le prendrait aisément pour Bacchus, pour Mercure, ou même pour le grand Apollon. Mais quel est ce Mentor, qui paraît un homme simple, obscur et d’une médiocre condition ? Quand on le regarde de près, on trouve en lui je ne sais quoi au-dessus de l’homme.
Calypso écoutait ces discours avec un trouble qu’elle ne pouvait cacher : ses yeux errants allaient sans cesse de Mentor à Télémaque, et de Télémaque à Mentor. Quelquefois elle voulait que Télémaque recommençât cette longue histoire de ses aventures ; puis tout à coup elle s’interrompait elle-même. Enfin, se levant brusquement, elle mena Télémaque seul dans un bois de myrte, où elle n’oublia rien pour savoir de lui si Mentor n’était point une divinité cachée sous la forme d’un homme. Télémaque ne pouvait le lui dire ; car Minerve, en l’accompagnant sous la figure de Mentor, ne s’était point découverte à lui, à cause de sa grande jeunesse. Elle ne se fiait pas encore assez à son secret pour lui confier ses desseins. D’ailleurs elle voulait l’éprouver par les plus grands dangers ; et, s’il eût su que Minerve était avec lui, un tel secours l’eût trop soutenu ; il n’aurait eu aucune peine à mépriser les accidents les plus affreux. Il prenait donc Minerve pour Mentor ; et tous les artifices de Calypso furent inutiles pour découvrir ce qu’elle désirait savoir.
Cependant toutes les nymphes, assemblées autour de Mentor, prenaient plaisir à le questionner. L’une lui demandait les circonstances de son voyage d’Éthiopie ; l’autre voulait savoir ce qu’il avait vu à Damas ; une autre lui demandait s’il avait connu autrefois Ulysse avant le siège de Troie. Il répondait à toutes avec douceur ; et ses paroles, quoique simples, étaient pleines de grâce.
Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation, elle revint : et, pendant que ses nymphes se mirent à cueillir des fleurs en chantant pour amuser Télémaque, elle prit à l’écart Mentor pour le faire parler. La douce vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans les yeux appesantis et dans tous les membres fatigués d’un homme abattu, que les paroles flatteuses de la déesse s’insinuaient pour enchanter le cœur de Mentor ; mais elle sentait toujours je ne sais quoi qui repoussait tous ses efforts, et qui se jouait de ses charmes. Semblable à un rocher escarpé qui cache son front dans les nues, et qui se joue de la rage des vents, Mentor, immobile dans ses sages desseins, se laissait presser par Calypso. Quelquefois même il lui laissait espérer qu’elle l’embarrasserait par ses questions, et qu’elle tirerait la vérité du fond de son cœur. Mais, au moment où elle croyait satisfaire sa curiosité, ses espérances s’évanouissaient : tout ce qu’elle s’imaginait tenir lui échappait tout à coup ; et une réponse courte de Mentor la replongeait dans ses incertitudes. Elle passait ainsi les journées, tantôt flattant Télémaque, tantôt cherchant les moyens de le détacher de Mentor, qu’elle n’espérait plus de faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes à faire naître les feux de l’amour dans le cœur du jeune Télémaque ; et une divinité plus puissante qu’elle vint à son secours pour y réussir.
Vénus, toujours pleine de ressentiment du mépris que Mentor et Télémaque avaient témoigné pour le culte qu’on lui rendait dans l’île de Chypre, ne pouvait se consoler de voir que ces deux téméraires mortels eussent échappé aux vents et à la mer dans la tempête excitée par Neptune. Elle en fit des plaintes amères à Jupiter : mais le père des dieux, souriant, sans vouloir lui découvrir que Minerve, sous la figure de Mentor, avait sauvé le fils d’Ulysse, permit à Vénus de chercher les moyens de se venger de ces deux hommes. Elle quitte l’Olympe ; elle oublie les doux parfums qu’on brûle sur ses autels à Paphos, à Cythère et à Idalie ; elle vole dans son char attelé de colombes ; elle appelle son fils ; et, la douleur répandant sur son visage de nouvelles grâces, elle parle ainsi :
Vois-tu, mon fils, ces deux hommes qui méprisent ta puissance et la mienne ? Qui voudra désormais nous adorer ? Va, perce de tes flèches ces deux cœurs insensibles : descends avec moi dans cette île ; je parlerai à Calypso. Elle dit, et, fendant les airs dans un nuage tout doré, elle se présenta à Calypso, qui, dans ce moment, était seule au bord d’une fontaine assez loin de sa grotte.
Malheureuse déesse, lui dit-elle, l’ingrat Ulysse vous a méprisée ; son fils, encore plus dur que lui, vous prépare un semblable mépris ; mais l’Amour vient lui-même pour vous venger. Je vous le laisse : il demeurera parmi vos nymphes, comme autrefois l’enfant Bacchus fut nourri par les nymphes de l’île de Naxos. Télémaque le verra comme un enfant ordinaire ; il ne pourra s’en défier, et il sentira bientôt son pouvoir. Elle dit ; et, remontant dans ce nuage doré d’où elle était sortie, elle laissa après elle une odeur d’ambroisie dont tous les bois de Calypso furent parfumés.
L’Amour demeura entre les bras de Calypso. Quoique déesse, elle sentait la flamme qui coulait déjà dans son sein. Pour se soulager, elle le donna aussitôt à la nymphe qui était auprès d’elle, nommée Eucharis. Mais, hélas ! dans la suite, combien de fois se repentit-elle de l’avoir fait ! D’abord rien ne paraissait plus innocent, plus doux, plus aimable, plus ingénu et plus gracieux que cet enfant. À le voir enjoué, flatteur, toujours riant, on aurait cru qu’il ne pouvait donner que du plaisir : mais à peine s’était-on fié à ses caresses, qu’on y sentait je ne sais quoi d’empoisonné. L’enfant malin et trompeur ne caressait que pour trahir ; et il ne riait jamais que des maux cruels qu’il avait faits, ou qu’il voulait faire. Il n’osait approcher de Mentor, dont la sévérité l’épouvantait ; et il sentait que cet inconnu était invulnérable, en sorte qu’aucune de ses flèches n’aurait pu le percer. Pour les nymphes, elles sentirent bientôt les feux que cet enfant trompeur allume ; mais elles cachaient avec soin la plaie profonde qui s’envenimait dans leurs cœurs.
Cependant Télémaque, voyant cet enfant qui se jouait avec les nymphes, fut surpris de sa douceur et de sa beauté. Il l’embrasse, il le prend tantôt sur ses genoux, tantôt entre ses bras ; il sent en lui-même une inquiétude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment, plus il se trouble et s’amollit. Voyez-vous ces nymphes ? disait-il à Mentor : combien sont-elles différentes de ces femmes de l’île de Chypre, dont la beauté était choquante à cause de leur immodestie ! Ces beautés immortelles montrent une innocence, une modestie, une simplicité qui charment. Parlant ainsi, il rougissait sans savoir pourquoi. Il ne pouvait s’empêcher de parler ; mais à peine avait-il commencé, qu’il ne pouvait continuer ; ses paroles étaient entrecoupées, obscures, et quelquefois elles n’avaient aucun sens.
Mentor, lui dit : Ô Télémaque, les dangers de l’île de Chypre n’étaient rien, si on les compare à ceux dont vous ne vous défiez pas maintenant. Le vice grossier fait horreur ; l’impudence brutale donne de l’indignation ; mais la beauté modeste est bien plus dangereuse : en l’aimant, on croit n’aimer que la vertu ; et insensiblement on se laisse aller aux appâts trompeurs d’une passion qu’on n’aperçoit que quand il n’est presque plus temps de l’éteindre. Fuyez, ô mon cher Télémaque, fuyez ces nymphes, qui ne sont si discrètes que pour vous mieux tromper ; fuyez les dangers de votre jeunesse : mais surtout fuyez cet enfant que vous ne connaissez pas. C’est l’Amour, que Vénus, sa mère, est venue apporter dans cette île, pour se venger du mépris que vous avez témoigné pour le culte qu’on lui rend à Cythère : il a blessé le cœur de la déesse Calypso ; elle est passionnée pour vous : il a brûlé toutes les nymphes qui l’environnent ; vous brûlez vous-même, ô malheureux jeune homme, presque sans le savoir.
Télémaque interrompait souvent Mentor, en lui disant : Pourquoi ne demeurerions-nous pas dans cette île ? Ulysse ne vit plus ; il doit être depuis longtemps enseveli dans les ondes : Pénélope, ne voyant revenir ni lui ni moi, n’aura pu résister à tant de prétendants : son père Icare l’aura contrainte d’accepter un nouvel époux. Retournerai-je à Ithaque pour la voir engagée dans de nouveaux liens, manquant à la foi qu’elle avait donnée à mon père ! Les Ithaciens ont oublié Ulysse. Nous ne pourrions y retourner que pour chercher une mort assurée, puisque les amants de Pénélope ont occupé toutes les avenues du port, pour mieux assurer notre perte à notre retour.
Mentor répondait : Voilà l’effet d’une aveugle passion. On cherche avec subtilité toutes les raisons qui la favorisent, on se détourne de peur de voir toutes celles qui la condamnent. On n’est plus ingénieux que pour se tromper, et pour étouffer ses remords. Avez-vous oublié tout ce que les dieux ont fait pour vous ramener dans votre patrie ? Comment êtes-vous sorti de la Sicile ? Les malheurs que vous avez éprouvés en Égypte ne se sont-ils pas tournés tout à coup en prospérités ? Quelle main inconnue vous a enlevé à tous les dangers qui menaçaient votre tête dans la ville de Tyr ? Après tant de merveilles, ignorez-vous encore ce que les destinées vous ont préparé ? Mais que dis-je ? vous en êtes indigne. Pour moi, je pars, et je saurai bien sortir de cette île. Lâche fils d’un père si sage et si généreux, menez ici une vie molle et sans honneur au milieu des femmes ; faites, malgré les dieux, ce que votre père crut indigne de lui.
Ces paroles de mépris percèrent Télémaque jusqu’au fond du cœur. Il se sentait attendri pour Mentor ; sa douleur était mêlée de honte ; il craignait l’indignation et le départ de cet homme si sage à qui il devait tant : mais une passion naissante, et qu’il ne connaissait pas lui-même, faisait qu’il n’était plus le même homme. Quoi donc ! disait-il à Mentor, les larmes aux yeux, vous ne comptez pour rien l’immortalité qui m’est offerte par la déesse ? Je compte pour rien, répondait Mentor, tout ce qui est contre la vertu et contre les ordres des dieux. La vertu vous rappelle dans votre patrie pour revoir Ulysse et Pénélope ; la vertu vous défend de vous abandonner à une folle passion. Les dieux, qui vous ont délivré de tant de périls pour vous préparer une gloire égale à celle de votre père, vous ordonnent de quitter cette île. L’Amour seul, ce honteux tyran, peut vous y retenir. Hé ! que feriez-vous d’une vie immortelle, sans liberté, sans vertu, sans gloire ? Cette vie serait encore plus malheureuse, en ce qu’elle ne pourrait finir.
Télémaque ne répondait à ce discours que par des soupirs. Quelquefois il aurait souhaité que Mentor l’eût arraché malgré lui de cette île ; quelquefois il lui tardait que Mentor fût parti, pour n’avoir plus devant ses yeux cet ami sévère qui lui reprochait sa faiblesse. Toutes ces pensées contraires agitaient tour à tour son cœur, et aucune n’y était constante : son cœur était comme la mer, qui est le jouet de tous les vents contraires. Il demeurait souvent étendu et immobile sur le rivage de la mer ; souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes amères, et poussant des cris semblables aux rugissements d’un lion. Il était devenu maigre ; ses yeux creux étaient pleins d’un feu dévorant : à le voir pâle, abattu et défiguré, on aurait cru que ce n’était point Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s’enfuyaient loin de lui. Il périssait : tel qu’une fleur, qui étant épanouie le matin, répandait ses doux parfums dans la campagne, et se flétrit peu à peu vers le soir ; ses vives couleurs s’effacent, elle languit, elle se dessèche, et sa belle tête se penche, ne pouvant plus se soutenir : ainsi le fils d’Ulysse était aux portes de la mort.
Mentor, voyant que Télémaque ne pouvait résister à la violence de sa passion, conçut un dessein plein d’adresse pour le délivrer d’un si grand danger. Il avait remarqué que Calypso aimait éperdument Télémaque, et que Télémaque n’aimait pas moins la jeune nymphe Eucharis ; car le cruel Amour, pour tourmenter les mortels, fait qu’on n’aime guère la personne dont on est aimé. Mentor résolut d’exciter la jalousie de Calypso. Eucharis devait emmener Télémaque dans une chasse. Mentor dit à Calypso : J’ai remarqué dans Télémaque une passion pour la chasse, que je n’avais jamais vue en lui ; ce plaisir commence à le dégoûter de tout autre : il n’aime plus que les forêts et les montagnes les plus sauvages. Est-ce vous, ô déesse, qui lui inspirez cette grande ardeur ?
Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, et elle ne put se retenir. Ce Télémaque, répondit-elle, qui a méprisé tous les plaisirs de l’île de Chypre, ne peut résister à la médiocre beauté d’une de mes nymphes. Comment ose-t-il se vanter d’avoir fait tant d’actions merveilleuses, lui dont le cœur s’amollit lâchement par la volupté, et qui ne semble né que pour passer une vie obscure au milieu des femmes ? Mentor, remarquant avec plaisir combien la jalousie troublait le cœur de Calypso, n’en dit pas davantage, de peur de la mettre en défiance de lui ; il lui montrait seulement un visage triste et abattu. La déesse lui découvrait ses peines sur toutes les choses qu’elle voyait, et elle faisait sans cesse des plaintes nouvelles. Cette chasse, dont Mentor l’avait avertie, acheva de la mettre en fureur. Elle sut que Télémaque n’avait cherché qu’à se dérober aux autres nymphes pour parler à Eucharis. On proposait même déjà une seconde chasse, où elle prévoyait qu’il ferait comme dans la première. Pour rompre les mesures de Télémaque, elle déclara qu’elle en voulait être. Puis tout à coup, ne pouvant plus modérer son ressentiment, elle lui parla ainsi :
Est-ce donc ainsi, ô jeune téméraire, que tu es venu dans mon île pour échapper au juste naufrage que Neptune te préparait, et à la vengeance des dieux ? N’es-tu entré dans cette île, qui n’est ouverte à aucun mortel, que pour mépriser ma puissance et l’amour que je t’ai témoigné ? Ô divinités de l’Olympe et du Styx, écoutez une malheureuse déesse ! Hâtez-vous de confondre ce perfide, cet ingrat, cet impie. Puisque tu es encore plus dur et plus injuste que ton père, puisses-tu souffrir des maux encore plus longs et plus cruels que les siens ! Non, non, que jamais tu ne revoies ta patrie, cette pauvre et misérable Ithaque, que tu n’as point eu honte de préférer à l’immortalité ! ou plutôt que tu périsses, en la voyant de loin, au milieu de la mer ; et que ton corps, devenu le jouet des flots, soit rejeté, sans espérance de sépulture, sur le sable de ce rivage ! Que mes yeux le voient mangé par les vautours ! Celle que tu aimes le verra aussi : elle le verra ; elle en aura le cœur déchiré ; et son désespoir fera mon bonheur !
En parlant ainsi, Calypso avait les yeux rouges et enflammés : ses regards ne s’arrêtaient jamais en aucun endroit ; ils avaient je ne sais quoi de sombre et de farouche. Ses joues tremblantes étaient couvertes de taches noires et livides ; elle changeait à chaque moment de couleur. Souvent une pâleur mortelle se répandait sur tout son visage : ses larmes ne coulaient plus comme autrefois avec abondance : la rage et le désespoir semblaient en avoir tari la source, et à peine en coulait-il quelqu’une sur ses joues. Sa voix était rauque, tremblante et entrecoupée. Mentor observait tous ses mouvements, et ne parlait plus à Télémaque. Il le traitait comme un malade désespéré qu’on abandonne, il jetait souvent sur lui des regards de compassion.
Télémaque sentait combien il était coupable, et indigne de l’amitié de Mentor. Il n’osait lever les yeux, de peur de rencontrer ceux de son ami, dont le silence même le condamnait. Quelquefois il avait envie d’aller se jeter à son cou, et de lui témoigner combien il était touché de sa faute : mais il était retenu, tantôt par une mauvaise honte, et tantôt par la crainte d’aller plus loin qu’il ne voulait pour se tirer du péril ; car le péril lui semblait doux, et il ne pouvait encore se résoudre à vaincre sa folle passion.
Les dieux et les déesses de l’Olympe, assemblés dans un profond silence, avaient les yeux attachés sur l’île de Calypso, pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve ou de l’Amour. L’Amour, en se jouant avec les nymphes, avait mis fout en feu dans l’île. Minerve, sous la figure de Mentor, se servait de la jalousie, inséparable de l’amour, contre l’Amour même. Jupiter avait résolu d’être le spectateur de ce combat, et de demeurer neutre.
Cependant Eucharis, qui craignait que Télémaque ne lui échappât, usait de mille artifices pour le retenir dons ses liens. Déjà elle allait partir avec lui pour la seconde chasse, et elle était vêtue comme Diane. Vénus et Cupidon avaient répandu sur elle de nouveaux charmes ; en sorte que ce jour-là sa beauté effaçait celle de la déesse Calypso même. Calypso, la regardant de loin, se regarda en même temps dans la plus claire de ses fontaines, et elle eut honte de se voir. Alors elle se cacha au fond de sa grotte, et parla ainsi toute seule :
Il ne me sert donc de rien d’avoir voulu troubler ces deux amants, en déclarant que je veux être de cette chasse ! En serai-je ? irai-je la faire triompher, et faire servir ma beauté à relever la sienne ? Faudra-t-il que Télémaque, en me voyant, soit encore plus passionné pour son Eucharis ? Ô malheureuse ! qu’ai-je fait ? Non, je n’y irai pas, ils n’y iront pas eux-mêmes, je saurai bien les en empêcher. Je vais trouver Mentor ; je le prierai d’enlever Télémaque : il le remmènera à Ithaque, Mais que dis-je ; et que deviendrai-je quand Télémaque sera parti ? Où suis-je ? Que reste-t-il à faire ? Ô cruelle Vénus ! Vénus, vous m’avez trompée ! ô perfide présent que vous m’avez fait ! Pernicieux enfant ! Amour empesté ! je ne t’avais ouvert mon cœur que dans l’espérance de vivre heureuse avec Télémaque, et tu n’as porté dans ce cœur que trouble et que désespoir ! Mes nymphes sont révoltées contre moi. Ma divinité ne me sert plus qu’à rendre mon malheur éternel. Oh ! si j’étais libre de me donner la mort pour finir mes douleurs ! Télémaque, il faut que tu meures, puisque je ne puis mourir ! Je me vengerai de tes ingratitudes : ta nymphe le verra, et je te percerai à ses yeux. Mais je m’égare. Ô malheureuse Calypso ! que veux-tu ? faire périr un innocent que tu as jeté toi-même dans cet abîme de malheurs ! C’est moi qui ai mis le flambeau fatal dans le sein du chaste Télémaque. Quelle innocence ! quelle vertu ! quelle horreur du vice ! quel courage contre les honteux plaisirs ! Fallait-il empoisonner son cœur ? Il m’eût quittée ! Eh bien ! ne faudra-t-il pas qu’il me quitte, ou que je le voie plein de mépris pour moi, ne vivant plus que pour ma rivale. Non, non, je ne souffre que ce que j’ai bien mérité. Pars, Télémaque, va-t’en au delà des mers : laisse Calypso sans consolation, ne pouvant supporter la vie, ni trouver la mort : laisse-la inconsolable, couverte de honte, désespérée, avec ton orgueilleuse Eucharis.
Elle pariait ainsi seule dans sa grotte : mais tout à coup elle sort impétueusement. Où êtes-vous, ô Mentor ? dit-elle. Est-ce ainsi que vous soutenez Télémaque contre le vice auquel il succombe ? Vous dormez, pendant que l’Amour veille contre vous. Je ne puis souffrir plus longtemps cette lâche indifférence que vous témoignez. Verrez-vous toujours tranquillement le fils d’Ulysse déshonorer son père, et négliger sa haute destinée ? Est-ce à vous ou à moi que ses parents ont confié sa conduite ? C’est moi qui cherche les moyens de guérir son cœur ; et vous, ne ferez-vous rien ? Il y a, dans le lieu le plus reculé de cette forêt, de grands peupliers propres à construire un vaisseau ; c’est là qu’Ulysse fit celui dans lequel il sortit de cette île. Vous trouverez au même endroit une profonde caverne, où sont tous les instruments nécessaires pour tailler et pour joindre toutes les pièces d’un vaisseau.
À peine eut-elle dit ces paroles, qu’elle s’en repentit. Mentor ne perdit pas un moment : il alla dans cette caverne, trouva les instruments, abattit les peupliers, et mît en un seul jour un vaisseau en état de voguer. C’est que la puissance et l’industrie de Minerve n’ont pas besoin d’un grand temps pour achever les plus grands ouvrages.
Calypso se trouva dans une horrible peine d’esprit : d’un côté, elle voulait voir si le travail de Mentor s’avançait ; de l’autre, elle ne pouvait se résoudre à quitter la chasse, où Eucharis aurait été en pleine liberté avec Télémaque. La jalousie ne lui permit jamais de perdre de vue ces deux amants : mais elle tâchait de tourner la chasse du côté où elle savait que Mentor faisait le vaisseau. Elle entendait les coups hache et de marteau : elle prêtait l’oreille ; chaque coup la faisait frémir. Mais, dans le moment même, elle craignait que cette rêverie ne lui eût dérobé quelque signe ou quelque coup d’œil de Télémaque à la jeune nymphe.
Cependant Eucharis disait à Télémaque d’un ton moqueur : Ne craignez-vous point que Mentor ne vous blâme d’être venu à la chasse sans lui ? Oh ! que vous êtes à plaindre de vivre sous un si rude maître ! Rien ne peut adoucir son austérité : il affecte d’être ennemi de tous les plaisirs ; il ne peut souffrir que vous en goûtiez aucun ; il vous fait un crime des choses les plus innocentes. Vous pouviez dépendre de lui pendant que vous étiez hors d’état de vous conduire vous-même ; mais, après avoir montré tant de sagesse, vous ne devez plus vous laisser traiter en enfant.
Ces paroles artificieuses perçaient le cœur de Télémaque, et le remplissaient de dépit contre Mentor, dont il voulait secouer le joug. Il craignait de le revoir, et ne répondait rien à Eucharis, tant il était troublé. Enfin, vers le soir, la chasse s’étant passée de part et d’autre dans une contrainte perpétuelle, on revint par un coin de la forêt assez voisin du lieu où Mentor avait travaillé tout le jour. Calypso aperçut de loin le vaisseau achevé : ses yeux se couvrirent à l’instant d’un épais nuage, semblable à celui de la mort. Ses genoux tremblants se dérobaient sous elle : une froide sueur courut par tous les membres de son corps : elle fut contrainte de s’appuyer sur les nymphes qui l’environnaient ; et Eucharis lui tendant la main pour la soutenir, elle la repoussa en jetant sur elle un regard terrible.
Télémaque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne vit point Mentor, parce qu’il s’était déjà retiré, ayant uni son travail, demanda à la déesse à qui était ce vaisseau, et à quoi on le destinait. D’abord elle ne put répondre ; mais enfin elle dit : C’est pour renvoyer Mentor que je l’ai fait faire ; vous ne serez plus embarrassé par cet ami sévère, qui s’oppose à votre bonheur, et qui serait jaloux si vous deveniez immortel.
Mentor m’abandonne ! c’est fait de moi ! s’écria Télémaque. Ô Eucharis, si Mentor me quitte, je n’ai plus que vous. Ces paroles lui échappèrent dans le transport de sa passion. Il vit le tort qu’il avait eu en les disant, mais il n’avait pas été libre de penser au sens de ses paroles. Toute la troupe étonnée demeura dans le silence. Eucharis, rougissant et baissant les yeux, demeurait derrière tout interdite, sans oser se montrer. Mais pendant que la honte était sur son visage, la joie était au fond de son cœur. Télémaque ne se comprenait plus lui-même, et ne pouvait croire qu’il eût parlé si indiscrètement. Ce qu’il avait fait lui paraissait comme un songe, mais un songe dont il demeurait confus et troublé.
Calypso, plus furieuse qu’une lionne à qui on a enlevé ses petits, courait au travers de la forêt, sans suivre aucun chemin, et ne sachant où elle allait. Enfin, elle se trouva à l’entrée de sa grotte, où Mentor l’attendait. Sortez de mon île, dit-elle, ô étrangers, qui êtes venus troubler mon repos : loin de moi ce jeune insensé ! Et vous, imprudent vieillard, vous sentirez ce que peut le courroux d’une déesse, si vous ne l’arrachez d’ici tout à l’heure. Je ne veux plus le voir ; je ne veux plus souffrir qu’aucune de mes nymphes lui parle, ni le regarde. J’en jure par les ondes du Styx serment qui fait trembler les dieux mêmes. Mais apprends, Télémaque, que tes maux ne sont pas finis : ingrat, tu ne sortiras de mon île que pour être en proie à de nouveaux malheurs. Je serai vengée ; tu regretteras Calypso, mais en vain. Neptune, encore irrité contre ton père, qui l’a offensé en Sicile, et sollicité par Vénus, que tu as méprisée dans l’île de Chypre, te prépare d’autres tempêtes. Tu verras ton père, qui n’est pas mort : mais tu le verras sans le connaître. Tu ne te réuniras avec lui en Ithaque, qu’après avoir été le jouet de la plus cruelle fortune. Va : je conjure les puissances célestes de me venger. Puisses-tu, au milieu des mers, suspendu aux pointes d’un rocher, et frappé de la foudre, invoquer en vain Calypso, que ton supplice comblera de joie !
Ayant dit ces paroles, son esprit agité était déjà prêt à prendre des résolutions contraires. L’amour rappela dans son cœur le désir de retenir Télémaque. Qu’il vive, disait-elle en elle-même, qu’il demeure ici ; peut-être qu’il sentira enfin tout ce que j’ai fait pour lui. Eucharis ne saurait, comme moi, lui donner l’immortalité. Ô trop aveugle Calypso ! tu t’es trahie toi-même par ton serment : te voilà engagée ; et les ondes du Styx, par lesquelles tu as juré, ne te permettent plus aucune espérance. Personne n’entendait ces paroles : mais on voyait sur son visage les Furies peintes ; et tout le venin empesté du noir Cocyte semblait s’exhaler de son cœur.
Télémaque en fut saisi d’horreur. Elle le comprit, car qu’est-ce que l’amour jaloux ne devine pas ? et l’horreur de Télémaque redoubla les transports de la déesse. Semblable à une Bacchante qui remplit l’air de ses hurlements et qui en fait retentir les hautes montagnes de Thrace, elle court au travers des bois avec un dard en main, appelant toutes ses nymphes et menaçant de percer toutes celles qui ne la suivront pas. Elles courent en foule, effrayées de cette menace. Eucharis même s’avance les larmes aux yeux, et regardant de loin Télémaque, à qui elle n’osait plus parler. La déesse frémit en la voyant auprès d’elle ; et, loin de s’apaiser par la soumission de cette nymphe, elle ressent une nouvelle fureur, voyant que l’affliction augmente la beauté d’Eucharis.
Cependant Télémaque était demeuré seul avec Mentor. Il embrasse ses genoux (car il n’osait l’embrasser autrement, ni le regarder) ; il verse un torrent de larmes ; il veut parler, la voix lui manque ; les paroles lui manquent encore davantage : il ne sait ni ce qu’il doit faire, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il veut. Enfin il s’écrie : Ô mon vrai père ! ô Mentor ! délivrez-moi de tant de maux ! Je ne puis ni vous abandonner, ni vous suivre. Délivrez-moi de tant de maux, délivrez-moi de moi-même ; donnez-moi la mort.
Mentor l’embrasse, le console, l’encourage, lui apprend à se supporter lui-même, sans flatter sa passion, et lui dit : Fils du sage Ulysse, que les dieux ont tant aimé, et qu’ils aiment encore, c’est par un effet de leur amour que vous souffrez des maux si horribles. Celui qui n’a point senti sa faiblesse, et la violence de ses passions, n’est point encore sage ; car il ne se connaît point encore, et ne sait point se défier de soi. Les dieux vous ont conduit comme par la main jusqu’au bord de l’abîme, pour vous en montrer toute la profondeur, sans vous y laisser tomber. Comprenez maintenant ce que vous n’auriez jamais compris si vous ne l’aviez éprouvé. On vous aurait parlé des trahisons de l’Amour, qui flatte pour perdre, et qui, sous une apparence de douceur, cache les plus affreuses amertumes. Il est venu, cet enfant plein de charmes, parmi les ris, les jeux et les grâces. Vous l’avez vu ; il a enlevé votre cœur, et vous avez pris plaisir à le lui laisser enlever. Vous cherchiez des prétextes pour ignorer la plaie de votre cœur : vous cherchiez à me tromper, et à vous flatter vous-même ; vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de votre témérité : vous demandez maintenant la mort, et c’est l’unique espérance qui vous reste. La déesse troublée ressemble à une Furie infernale ; Eucharis brûle d’un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort ; toutes ces nymphes jalouses sont prêtes à s’entre-déchirer : et voilà ce que fait le traître Amour, qui paraît si doux ! Rappelez tout votre courage. À quel point les dieux vous aiment-ils, puisqu’ils vous ouvrent un si beau chemin pour fuir l’Amour, et pour revoir votre chère patrie ! Calypso elle-même est contrainte de vous chasser. Le vaisseau est tout prêt ; que tardons-nous à quitter cette île, où la vertu ne peut habiter ?
En disant ces paroles. Mentor le prit par la main, et l’entraînait vers le rivage. Télémaque suivait à peine, regardant toujours derrière lui. Il considérait Eucharis, qui s’éloignait de lui. Ne pouvant voir son visage, il regardait ses beaux cheveux noués, ses habits flottants, et sa noble démarche. Il aurait voulu pouvoir baiser les traces de ses pas. Lors même qu’il la perdit de vue, il prêtait encore l’oreille, s’imaginant entendre sa voix. Quoique absente, il la voyait : elle était peinte et comme vivante devant ses yeux : il croyait même parler à elle, ne sachant plus où il était, et ne pouvant écouter Mentor.
Enfin, revenant à lui comme d’un profond sommeil, il dit à Mentor : Je suis résolu de vous suivre ; mais je n’ai pas encore dit adieu à Eucharis. J’aimerais mieux mourir que de l’abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore une dernière fois pour lui faire un éternel adieu. Au moins souffrez que je lui dise : Ô nymphe, les dieux cruels, les dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir ; mais ils m’empêcheront plutôt de vivre, que de me souvenir à jamais de vous. Ô mon père ! ou laissez-moi cette dernière consolation, qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux ni demeurer dans cette île, ni m’abandonner à l’amour. L’amour n’est point dans mon cœur ; je ne sens que de l’amitié et de la reconnaissance pour Eucharis. Il me suffit de le lui dire encore une fois, et je pars avec vous sans retardement.
Que j’ai pitié de vous ! répondait Mentor : votre passion est si furieuse que vous ne la sentez pas. Vous croyez être tranquille, et vous demandez la mort ! Vous osez dire que vous n’êtes point vaincu par l’amour, et vous ne pouvez vous arracher à la nymphe que vous aimez ! Vous ne voyez, vous n’entendez qu’elle ; vous êtes aveugle et sourd à tout le reste. Un homme que la fièvre rend frénétique dit : Je ne suis point malade. Ô aveugle Télémaque ! vous étiez prêt à renoncer à Pénélope qui vous attend, à Ulysse, que vous verrez, à Ithaque où vous devez régner, à la gloire et à la haute destinée que les dieux vous ont promise par tant de merveilles qu’ils ont faites en votre faveur : vous renonciez à tous ces biens pour vivre déshonoré auprès d’Eucharis ! Direz-vous encore que l’amour ne vous attache point à elle ? Qu’est-ce donc qui vous trouble ? pourquoi voulez-vous mourir ? pourquoi avez-vous parlé devant la déesse avec tant de transport ? Je ne vous accuse point de mauvaise foi ; mais je déplore votre aveuglement. Fuyez, Télémaque, fuyez ! on ne peut vaincre l’amour qu’en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai courage consiste à craindre et à fuir ; mais à fuir sans délibérer, et sans se donner à soi-même le temps de regarder jamais derrière soi. Vous n’avez pas oublié les soins que vous m’avez coûtés depuis votre enfance, et les périls dont vous êtes sorti par mes conseils : ou croyez-moi, ou souffrez que je vous abandonne. Si vous saviez combien il m’est douloureux de vous voir courir à votre perte ! Si vous saviez tout ce que j’ai souffert pendant que je n’ai osé vous parler ! la mère qui vous mit au monde souffrit moins dans les douleurs de l’enfantement. Je me suis tu ; j’ai dévoré ma peine ; j’ai étouffé mes soupirs, pour voir si vous reviendriez à moi. Ô mon fils ! mon cher fils ! soulagez mon cœur ; rendez-moi ce qui m’est plus cher que mes entrailles ; rendez-moi Télémaque, que j’ai perdu ; rendez-vous à vous-même. Si la sagesse en vous surmonte l’amour, je vis, et je vis heureux ; mais si l’amour vous entraîne malgré la sagesse, Mentor ne peut plus vivre.
Pendant que Mentor parlait ainsi, il continuait son chemin vers la mer ; et Télémaque, qui n’était pas encore assez fort pour le suivre de lui-même, l’était déjà assez pour se laisser mener sans résistance. Minerve, toujours cachée sous la figure de Mentor, couvrant invisiblement Télémaque de son égide, et répandant autour de lui un rayon divin, lui fit sentir un courage qu’il n’avait point encore éprouvé depuis qu’il était dans cette île. Enfin, ils arrivèrent dans un endroit de l’île où le rivage de la mer était escarpé ; c’était un rocher toujours battu par l’onde écumante. Ils regardèrent de cette hauteur si le vaisseau que Mentor avait préparé était encore dans la même place ; mais ils aperçurent un triste spectacle.
L’Amour était vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu non-seulement était insensible à ses traits, mais encore lui enlevait Télémaque : il pleurait de dépit, et il alla trouver Calypso errante dans les sombres forêts. Elle ne put le voir sans gémir, et elle sentait qu’il rouvrait toutes les plaies de son cœur. L’Amour lui dit : Vous êtes déesse, et vous vous laissez vaincre par un faible mortel qui est captif dans votre île ! pourquoi le laissez-vous sortir ? Ô malheureux Amour, répondit-elle, je ne veux plus écouter tes pernicieux conseils : c’est toi qui m’as tirée d’une douce et profonde paix, pour me précipiter dans un abîme de malheurs. C’en est fait ; j’ai juré par les ondes du Styx que je laisserais partir Télémaque. Jupiter même, le père des dieux, avec toute sa puissance, n’oserait contrevenir à ce redoutable serment. Télémaque sort de mon île : sors aussi, pernicieux enfant, tu m’as fait plus de mal que lui !
L’Amour, essuyant ses larmes, fit un souris moqueur et malin. En vérité, dit-il, voilà un grand embarras ! laissez-moi faire ; suivez votre serment, ne vous opposez point au départ de Télémaque. Ni vos nymphes ni moi n’avons juré par les ondes du Styx de le laisser partir. Je leur inspirerai le dessein de brûler ce vaisseau que Mentor a fait avec tant de précipitation. Sa diligence, qui nous a surpris, sera inutile. Il sera surpris lui-même à son tour ; et il ne lui restera plus aucun moyen de vous arracher Télémaque.
Ces paroles flatteuses firent glisser l’espérance et la joie jusqu’au fond des entrailles de Calypso. Ce qu’un zéphir fait par sa fraîcheur sur le bord d’un ruisseau, pour délasser les troupeaux languissants que l’ardeur de l’été consume, ce discours le fit pour apaiser le désespoir de la déesse. Son visage devint serein, ses yeux s’adoucirent, les noirs soucis qui rongeaient son cœur s’enfuirent pour un moment loin d’elle : elle s’arrêta, elle sourit, elle flatta le folâtre Amour ; et, en le flattant, elle se prépara de nouvelles douleurs.
L’Amour, content de l’avoir persuadée, alla pour persuader aussi les nymphes, qui étaient errantes et dispersées sur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamés a mis en fuite loin du berger. L’Amour les rassemble, et leur dit : Télémaque est encore en vos mains ; hâtez-vous de brûler ce vaisseau que le téméraire Mentor a fait pour s’enfuir. Aussitôt elles allument des flambeaux ; elles accourent sur le rivage ; elles frémissent ; elles poussent des hurlements ; elles secouent leurs cheveux épars, comme des Bacchantes. Déjà la flamme vole ; elle dévore le vaisseau, qui est d’un bois sec et enduit de résine ; des tourbillons de fumée et de flamme s’élèvent dans les nues.
Télémaque et Mentor aperçoivent ce feu de dessus le rocher, et entendent les cris des nymphes. Télémaque fut tenté de s’en réjouir, car son cœur n’était pas encore guéri ; et Mentor remarquait que sa passion était comme un feu mal éteint, qui sort de temps en temps de dessous la cendre, et qui repousse de vives étincelles. Me voilà donc, dit Télémaque, rengagé dans mes liens ! Il ne nous reste plus aucune espérance de quitter cette île.
Mentor vit bien que Télémaque allait retomber dans toutes ses faiblesses et qu’il n’y avait pas un seul moment à perdre. Il aperçut de loin au milieu des flots un vaisseau arrêté, qui n’osait approcher de l’île, parce que tous les pilotes connaissaient que l’île de Calypso était inaccessible à tous les mortels. Aussitôt le sage Mentor poussant Télémaque, qui était assis sur le bord du rocher, le précipite dans la mer, et s’y jette avec lui. Télémaque, surpris de cette violente chute, but l’onde amère, et devint le jouet des flots. Mais revenant à lui, et voyant Mentor qui lui tendait la main pour lui aider à nager, il ne songea plus qu’à s’éloigner de l’île fatale.
Les nymphes, qui avaient cru les tenir captifs, poussèrent des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empêcher leur fuite. Calypso, inconsolable, rentra dans sa grotte, qu’elle remplit de ses hurlements. L’Amour, qui vit changer son triomphe en une honteuse défaite, s’éleva au milieu de l’air en secouant ses ailes, et s’envola dans le bocage d’Idalie, où sa cruelle mère l’attendait. L’enfant, encore plus cruel, ne se consola qu’en riant avec elle de tous les maux qu’il avait faits.
À mesure que Télémaque s’éloignait de l’île, il sentait avec plaisir renaître son courage et son amour pour la vertu. J’éprouve, s’écriait-il parlant à Mentor, ce que vous me disiez, et que je ne pouvais croire, faute d’expérience : on ne surmonte le vice qu’en le fuyant. Ô mon père, que les dieux m’ont aimé en me donnant votre secours ! Je méritais d’en être privé, et d’être abandonné à moi-même. Je ne crains plus ni mers, ni vents, ni tempêtes ; je ne crains plus que mes passions. L’Amour est lui seul plus à craindre que tous les naufrages.