Les Aventures de Til Ulespiègle/Avertissement

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AVERTISSEMENT
DU TRADUCTEUR



Peu de héros, réels ou imaginaires, sont aussi populaires que Til Ulespiègle. Composée en allemand, son histoire a été traduite en flamand, en français, en latin, en anglais, en danois, en polonais, et depuis plus de trois siècles on n’a cessé de la réimprimer. Les éditions qui en ont été faites en différentes langues sont innombrables. Ulespiègle a occupé le ciseau et le burin des artistes. Ses faits et gestes ont été transportés plusieurs fois sur la scène. Son nom a enrichi notre langue des mots espiègle, espièglerie. Il a servi d’enseigne à maintes publications en divers genres, périodiques et autres. Enfin, l’Allemagne, la Flandre et la Pologne se disputent l’honneur de lui avoir donné le jour.

Qu’est-ce donc que ce livre, qui a été accueilli avec tant de faveur par la plupart des nations de l’Europe ? C’est un recueil d’histoires plus ou moins plaisantes, plus ou moins bien racontées. Il y a des espiègleries dans le sens que nous attachons à ce mot, c’est-à-dire des malices innocentes et qui font rire ; mais on y trouve aussi des tours pendables, des actes inspirés par une méchanceté naturelle et gratuite, qui n’excitent pas la moindre gaîté. Ajoutons que les récits les plus grossièrement orduriers y tiennent une large place.

Ces défauts, loin de nuire à l’histoire d’Ulespiègle, ont été, si je ne m’abuse, la cause de son succès. Je ne voudrais pas dire que ce livre est le livre d’une nation, d’une époque ou d’une classe : l’homme est partout le même ; le degré de civilisation diffère seul. Des plaisanteries qui ont pu faire les délices des plus hautes classes de la société chez une nation ou dans une époque encore grossières, trouvent aujourd’hui, dans les classes inférieures, un public qui leur est sympathique, parce qu’il n’a pas encore dépassé le degré de civilisation où les hautes classes étaient parvenues il y a quelques siècles. Au-dessous d’un certain niveau, comme on peut s’en convaincre tous les jours, les qualités de style importent peu. Il n’est pas besoin qu’une histoire soit bien racontée : le drame suffit. Quant à ce levain de perversité qui nous fait trouver une joie maligne dans le spectacle des infortunes d’autrui, il n’est pas aussi particulier aux paysans allemands que l’a cru Gœrres, le célèbre publiciste de Coblentz. À l’égard de ce goût pour les propos orduriers si vivace encore aujourd’hui dans les campagnes, il n’a pas complètement abandonné les grandes villes, où les histoires scatologiques ont conservé le privilège d’exciter une innocente gaîté. Je dis à dessein une innocente gaîté. Il ne faut pas, en effet, mettre sur la même ligne les images sales et les images obscènes. Celles-ci doivent êtres proscrites parce qu’elles sont dangereuses. Les autres sont exemptes d’inconvénient, parce qu’elles ne peuvent pas produire le moindre désordre, provoquer le moindre excès.

En somme, l’histoire d’Ulespiègle ne méritait peut-être pas l’immense succès qu’elle a obtenu, et que j’ai essayé d’expliquer sans chercher à le justifier, mais il serait injuste de la condamner à l’oubli. Elle a d’abord ce grand mérite, fort rare dans les vieux livres de facéties, qu’elle est absolument exempte d’obscénité. Puis on y trouve des contes forts agréables, qui, sauf erreur, lui appartiennent en propre pour la plupart.

Le principal ressort du comique de ce livre, c’est l’affectation que met Ulespiègle à prendre toujours ce qu’on lui dit au pied de la lettre, à faire « selon les paroles, et non selon l’intention. » Cela produit parfois des quiproquo fort réjouissants. On retrouve ce trait de caractère chez un des héros les plus populaires de notre littérature, le célèbre Jocrisse.

Malgré toutes les recherches auxquelles se sont livrés des érudits recommandables, l’existence de Til Ulespiègle n’est pas parfaitement prouvée. Des traditions, des indications contenues dans des ouvrages relativement modernes, des monuments apocryphes, voilà tout ce qu’on a invoqué jusqu’à présent. Les Allemands, adoptant les données du livre populaire, font naître Ulespiègle à Kneitlingen, et le font mourir, en 1350, à Mœlln, où l’on voit encore son tombeau, ou plutôt la pierre qui l’aurait recouvert. Malheureusement ce monument ne remonte guère au-delà du XVIIe siècle. Les Flamands le font mourir à Damme, où ils ont aussi son tombeau. Suivant un savant polonais, Ulespiegel, slave de nation, aurait été enterré dans une propriété du seigneur Molinski, en Pologne. Ce savant n’a pas pris garde que le nom Molinski (Du Moulin) n’est qu’une traduction assez libre du nom de la ville allemande Mœlln (Muhle, moulin).

En l’absence de documents plus positifs, on est réduit aux conjectures. J’adopte volontiers celles de M. Lappenberg, et je suis porté à croire qu’un aventurier du nom de Til Ulespiègle a vécu dans la basse Saxe dans la première moitié du XIVe siècle, sorte de bouffon qui jouait des tours aux paysans et aux artisans, faisait concurrence aux fous de cour, et, comme tel, poussait des pointes à l’étranger, en Danemark, en Pologne et peut-être jusqu’à Rome.

J’incline aussi à croire qu’un premier recueil des aventures que la tradition attribuait à Ulespiègle fut écrit en bas allemand (plattdeutsch), dans le pays où il avait vécu, vers la fin du XVe siècle. Ainsi que l’a remarqué Lappenberg, un homme de cette contrée pouvait seul connaître les localités, les circonstances historiques, les détails de mœurs, assez exactement pour les peindre tels que nous les trouvons dans le livre populaire. Si cette rédaction en bas allemand fut imprimée en 1483, comme on l’a dit, c’est ce qu’il n’est pas possible de préciser, aucun exemplaire de cette édition n’étant parvenu jusqu’à nous.

La première rédaction que la presse nous ait transmise est en haut allemand, et fut imprimée à Strasbourg en 1519. Elle a été reproduite à Leipzig en 1854 par M. Lappenberg, avec des notes historiques, critiques et bibliographiques qui font de son livre un chef-d’œuvre d’érudition. C’est sur cette réimpression que ma traduction a été faite, et c’est à M. Lappenberg que sont dus la plupart des renseignements que j’y ai joints.

M. Lappenberg attribue cette rédaction à Thomas Murner, le célèbre cordelier, né à Strasbourg en 1475, mort vers 1533. À l’appui de cette opinion, il rapporte un témoignage daté de 1521, qui paraît concluant. Mais il ajoute que Murner a dû se servir de la rédaction en bas allemand ; qu’il n’aurait pu inventer toutes les histoires qui appartiennent en propre à notre livre populaire, et donner les renseignements géographiques et historiques avec l’exactitude qu’on y remarque ; mais qu’il y a beaucoup ajouté, d’après des recueils écrits en latin, en français et en italien, ce qu’il pouvait faire facilement, grâce à ses connaissances étendues en linguistique. Il trouve des arguments en faveur de son opinion dans la préface, qui émane d’un homme peu lettré, et que Murner a dû se contenter de traduire, et dans les négligences mêmes qui déparent l’édition de 1519, bien naturelles chez un homme aussi fécond et aussi occupé que Thomas Murner.

De ces négligences, Lappenberg conclut que l’édition de 1519 est la première, bien que la préface soit datée de 1500.

Parmi les sources auxquelles a puisé l’auteur de l’histoire de Til Ulespiègle, il faut citer les fabliaux français, le Curé Amis, le Curé de Kalenberg, les Cento Novelle antiche, les Repeues franches, Gonella, le Pogge, Morlini, Bebelius, et, pour les additions faites après 1519, le Recueil de J. Pauli, Schimpf und Ernst.

M. Lappenberg a dressé des éditions en diverses langues de l’histoire de Til Ulespiègle une longue liste, mais qui n’est pas et ne peut pas être complète, ainsi qu’il le dit lui-même. Les plus intéressantes, en ce sens qu’elles font connaître la façon dont ce livre s’est répandu, plus ou moins transformé, chez diverses nations, sont les suivantes :

1. Celle de 1519, Strasbourg, Grieninger, in-4o.

2. Celle de Servais Kruffter, in-4o, sans date, mais imprimée à Cologne de 1520 à 1530. Cette édition contient trois chapitres qui ne se trouvent pas dans celle de 1519 (nos 97, 98 et 100 de ma traduction). M. Lappenberg suppose qu’elle a dû être précédée d’une édition restée inconnue, dans laquelle se trouveraient ces trois histoires, et peut-être aussi celles qui ont été ajoutées à l’édition dont nous allons parler sous le no 5.

3. Une traduction flamande, imprimée à Anvers de 1520 à 1530, contenant 46 chapitres, dont un (97e de ma traduction) a été tiré de l’édition de Kruffter ou de l’édition inconnue qui l’aurait précédée.

4. Une traduction française, Paris, 1532, faite sur la traduction flamande, dont elle reproduit les 46 chapitres.

5. L’édition allemande imprimée à Erfurt par Melcher Sachsen, 1532, in-4o, contenant les chapitres que j’ai traduits sous les nos 98 à 105, mais non le no 97.

10. Une édition allemande de Cologne, 1539, annoncée comme traduite du saxon, et dont la préface est datée de 1483. Il y a là matière à réflexions.

16. Une traduction anglaise, imprimée à Londres, par W. Copland, de 1548 à 1556, et faite sur le flamand ou sur le français.

19. Une traduction en vers latins, faite sur le flamand par J. Nemius, imprimée à Utrecht en 1556, in-8o.

22. Autre traduction en vers latins, faite sur le texte allemand par Ægidius Periander (Gilles Omma) imprimée à Francfort en 1567.

23. Une traduction danoise antérieure à l’année 1571.

24. La traduction en vers allemands faite par Fischardt, le traducteur de Rabelais, imprimée entre 1566 et 1571.

43. La Vie de Til Ulespiègle, en 36 planches, par Lagniet, 1657-63.

55-57. Deux ou trois éditions en polonais.

59. Édition française d’Amsterdam, 1702 et 1703, augmentée de huit histoires tirées de divers recueils, et qui n’ont aucun rapport avec le caractère d’Ulespiègle. 94 et 98. Deux éditions en français données par M. O. Delepierre. Voir M. Brunet, Manuel, V, 1005.

M. Lappenberg a remarqué le premier que les aventures d’Ulespiègle sont rangées dans un ordre méthodique assez régulier. Ainsi, l’on trouve groupées ensemble, à quelques exceptions près, les histoires concernant l’enfance du héros, ses aventures chez divers souverains, les tours qu’il joue à des ecclésiastiques, à des artisans, à des paysans, à des aubergistes, et, enfin, les récits relatifs à sa maladie et à sa mort.

L’ancienne traduction française de Til Ulespiègle, faite sur la traduction flamande, ne contient que quarante-six histoires. Celle-ci est complète et comprend, non seulement tous les contes de l’édition de 1519, mais encore ceux qui se trouvent en plus dans l’édition de Kruffter et dans celle de 1532. Je n’ai pas voulu y joindre les contes ajoutés à l’édition française de 1702, parce qu’ils ne sont pas en harmonie avec les autres, et pour d’autres raisons que comprendront bien ceux qui les liront.

J’aurais pu donner plus d’agrément à ma traduction en la débarrassant des longueurs, des répétitions, des développements inutiles qu’on trouve dans l’original. J’ai préféré suivre le texte d’aussi près que possible. Je n’ai pas laissé de côté six lignes. J’ai rendu de mon mieux les jeux de mots qui forment la base de plusieurs récits ; mais j’ai dû remplacer par des périphrases certaines expressions qui choqueraient les lecteurs délicats de notre temps.

P. J.