Les Aventures de Til Ulespiègle/LXIV

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 151-156).

CHAPITRE LXIV.


Comment, à Hildesheim, Ulespiègle s’engagea comme
cuisinier chez un marchand, et se conduisit
d’une façon très malicieuse.



Dans la rue qui mène au marché au foin demeurait un riche marchand. Un jour qu’il allait se promener hors de la ville, et qu’il voulait aller à son jardin, il rencontra Ulespiègle qui était couché dans un champ de verdure ; il le salua et lui demanda quel était son métier, et ce qu’il faisait. Ulespiègle répondit bien gentiment, et en cachant sa malice, qu’il était garçon cuisinier et qu’il n’avait pas de place. Alors le marchand lui dit : « Si tu veux te bien conduire, je te prendrai moi-même et je te donnerai des habits neufs et de bons gages, car j’ai une femme qui crie toute la journée après le cuisinier, et j’estime que cela vaut bien un dédommagement. » Ulespiègle lui promit beaucoup de zèle et de fidélité. Alors le marchand le prit, et lui demanda son nom. Ulespiègle répondit : « Monsieur, je m’appelle Barth.o.lo.me.us. – Ce nom est trop long, dit le marchand ; on n’en finit pas de le prononcer. Tu t’appelleras Doll. – Bien, cher seigneur, répondit Ulespiègle ; cela m’est indifférent de m’appeler d’un nom ou d’un autre. – Viens, viens, dit le marchand, viens avec moi dans mon jardin ; nous prendrons des légumes et des poulets gras pour les emporter à la maison, car j’ai invité du monde pour dimanche prochain, et je veux bien traiter mes convives. » Ulespiègle alla avec lui au jardin, et coupa du romarin, qu’il voulait mettre dans les poulets à la manière italienne, se proposant d’accommoder les autres avec des oignons, des œufs et des légumes. Puis le marchand et lui rentrèrent en ville. Quand la dame vit cet hôte à l’accoutrement étrange, elle demanda à son mari ce que c’était que ce compagnon, ce qu’il en voulait faire, et s’il avait peur que le pain ne moisît. Le marchand répondit : « Ma femme, calme-toi ; il sera ton valet : c’est un cuisinier. – Bien, mon cher mari, dit la femme ; il devrait faire cuire de bonnes choses. – Sois tranquille, dit le mari ; tu verras demain ce qu’il sait faire. » Puis il appela Ulespiègle : « Doll ! – Monsieur ? — Prends un sac et viens avec moi à la boucherie chercher de la viande et un rôti. » Il obéit. Le maître acheta de la viande et un rôti, et lui dit : « Doll, tu mettras le rôti demain de bonne heure, et tu le tiendras éloigné du feu, pour qu’il ne brûle pas. Quant à l’autre viande, tu la mettras quand il faudra, qu’elle soit cuite à l’heure du dîner. » Ulespiègle dit oui. Il se leva de bonne heure, et mit les viandes cuire ; quant au rôti, il le mit à la broche et alla le mettre à la cave entre deux tonneaux de bière, pour qu’il fût au frais et ne brûlât pas. Comme le marchand avait invité le secrétaire de la ville et d’autres hôtes, il vint pour voir si les hôtes étaient arrivés et si le repas était prêt, et s’en informa auprès de son nouveau cuisinier, qui lui répondit : « Tout est prêt, excepté le rôti. – Et où est-il, le rôti ? – Il est à la cave, entre deux tonneaux ; je n’ai pas trouvé dans toute la maison d’endroit plus éloigné du feu ; car vous m’aviez dit de l’empêcher de brûler. – Est-il prêt aussi ? – Non, répondit Ulespiègle ; je ne savais pas pour quand vous le vouliez. » Cependant les invités arrivèrent. L’amphitryon leur raconta le beau trait de son nouveau cuisinier, et comment il avait mis le rôti à la cave. Ils se mirent à rire et s’amusèrent beaucoup de cela. Mais la dame n’en était pas contente, à cause des invités, et dit au marchand de renvoyer son cuisinier ; qu’elle n’en voulait plus dans la maison, parce qu’elle voyait que c’était un malicieux. Le marchand lui dit : « Sois tranquille, ma chère femme. Il faut que je fasse un voyage à Gosslar ; dès que je serai de retour, je lui donnerai son compte. » Il eut bien de la peine à obtenir que sa femme se contentât de cela.

Le soir, comme ils étaient en train de manger et de boire et qu’ils étaient de bonne humeur, le marchand dit à Ulespiègle : « Doll, prépare la voiture et graisse-là ; nous devons aller demain à Gosslar. C’est un curé qui s’appelle Henri Hamenstede, qui est ici, qui viendra avec moi. » Ulespiègle dit oui, et demanda avec quoi. Le marchand lui jeta un escalin, et lui dit : « Va-t’en acheter du cirage, et dis à la femme qu’elle mette de la vieille graisse avec. » Il obéit. Et quand tout le monde fut couché, Ulespiègle se mit à graisser la voiture, dehors et dedans, et particulièrement à l’endroit où l’on s’asseoit. Le lendemain matin, le marchand et le curé se levèrent de bonne heure, et dirent à Ulespiègle d’atteler les chevaux, ce qu’il fit. Ils montèrent et se mirent en route. Tout à coup le curé s’écrie : « Que diable y a-t-il de gras comme cela ? J’ai voulu me retenir pour n’être pas secoué par la voiture, et je me suis tout sali les mains ! » Ils dirent à Ulespiègle d’arrêter, et qu’ils étaient tout salis devant et derrière, et se mirent à se fâcher contre lui. À ce moment passait un paysan qui s’en allait au marché avec une charretée de paille. Ils en achetèrent quelques bottes, essuyèrent la voiture et reprirent leur place. Le marchand était furieux, et dit à Ulespiègle : « Mauvais garnement, que jamais bien ne t’arrive ! Puisses-tu aller au gibet ! » Ainsi fit Ulespiègle ; quand il fut arrivé sous le gibet, il arrêta et détela les chevaux. Alors le marchand lui dit : « Que fais-tu là, et quelle est ton intention, mauvais garnement ? – Vous m’avez dit d’aller au gibet, dit Ulespiègle ; nous y sommes. Je croyais que vous vouliez y rester. » Le marchand se pencha hors de la voiture : ils étaient sous le gibet. Que faire ? Ils se mirent à rire de cette folie, et le marchand lui dit : « Remonte sur le siège, mauvais sujet, et file tout droit sans te retourner ! » Alors Ulespiègle retira la cheville qui attachait le train de devant à celui de derrière, et lorsque la voiture eut roulé pendant quelque temps, elle se divisa en deux, et le train de derrière resta sur place. Ulespiègle continua son chemin tout droit devant lui. Ils se mirent à l’appeler et à courir après lui, au point qu’ils en tiraient la langue longue d’un pied quand ils le rattrapèrent. Le marchand voulait le rouer de coups ; mais le curé le défendit de son mieux. Ils achevèrent leur voyage, et au retour la dame demanda comment cela s’était passé. « Assez drôlement, dit le marchand, mais nous voilà de retour. » Puis il appela Ulespiègle et lui dit : « Compagnon, reste ici pour cette nuit, mange et bois ton soûl, et demain vide-moi la maison ; je ne veux pas de toi plus longtemps. Tu es un malicieux déterminé, d’où que tu viennes. – Seigneur mon Dieu ! dit Ulespiègle, je fais tout ce qu’on me dit et je ne peux contenter personne ! Eh bien ! puisque mon service ne vous plaît pas, je ferai ce que vous me dites. Demain je viderai la maison et je m’en irai ! – Oui, fais cela, » dit le maître. Le lendemain le marchand se leva et dit à Ulespiègle : « Mange et bois tant que tu voudras, et va-t’en. Je m’en vais à l’église ; que je ne te retrouve pas ici ! » Ulespiègle ne dit mot. Dès que le marchand fut sorti, il commença à prendre chaises, tables, bancs et le reste, et tout ce qu’il put porter ou traîner il le mit dans la rue, batterie de cuisine et tout. Les voisins s’émerveillaient et se demandaient pourquoi on mettait tout cela dehors. Le marchand fut averti de ce qui se passait ; il accourut et dit à Ulespiègle : « Bon serviteur, que fais-tu ? Je te retrouve encore ici ! – Oui, monsieur ; je voulais d’abord faire ce que vous m’avez commandé ; vous m’avez dit de vider la maison et de m’en aller ensuite. Veuillez me donner un coup de main : ce tonneau est trop lourd ; je ne peux le remuer tout seul. – Laisse cela, dit le marchand, et va-t’en au diable ! C’est bien assez que tu m’aies mis tout cela dans la crotte ! – Seigneur mon Dieu ! s’écria Ulespiègle, n’est-ce pas merveille ? Je fais tout ce qu’on me dit et je ne peux contenter personne ! Bien sûr, je suis né sous une mauvaise étoile ! » Là-dessus il s’en alla, et laissa le marchand porter et traîner dans la maison ce qu’il avait mis dehors, à la grande jubilation des voisins.