Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXXIX
CHAPITRE LXXXIX.
qui allaient à matines.
près avoir bien couru le monde, Ulespiègle
était devenu vieux et chagrin. Il fut pris de
la peur de l’enfer, et résolut d’entrer dans
un couvent de moines mendiants, pour y finir ses
jours en servant Dieu pour expier ses péchés, afin
d’être sauvé lorsque Dieu disposerait de lui. Il s’adressa
pour cela à l’abbé de Marienthal, et le pria de
le recevoir dans sa communauté, ajoutant qu’il
donnerait au couvent tout ce qu’il laisserait à sa
mort. L’abbé, qui ne détestait pas les fous, lui dit :
« Tu es encore valide ; je t’admettrai comme tu le
demandes, mais il faudra que tu travailles et que tu
aies un emploi, afin que tu voies que mes frères et
moi nous avons tous à travailler, et que chacun a un
office à remplir. – Volontiers, Monsieur, dit Ulespiègle.
— Eh bien ! au nom de Dieu ! Comme tu
n’aimes pas le travail, tu seras notre portier. Tu
resteras dans ta cellule, et tu n’auras pas autre
chose à faire qu’à monter la bière de la cave et
ouvrir et fermer la porte. – Que Dieu vous récompense,
digne seigneur, dit Ulespiègle, de ce que
vous êtes si bienveillant pour moi, pauvre vieillard
malade. Je ferai tout ce que vous me commanderez,
et rien de ce que vous me défendrez. – Voilà la clé, lui dit l’abbé ; tu ne laisseras pas entrer tout le
monde : tu laisseras entrer seulement le tiers ou
le quart de ceux qui se présenteront : car si on recevait
trop de monde, les visiteurs mangeraient tout
le bien du couvent. – Digne seigneur, dit Ulespiègle,
je ferai cela comme il convient. » Il entra tout
de suite en fonctions, et de tous ceux qui se présentaient,
qu’ils fussent du couvent ou non, il ne
laissait entrer que le quart, et jamais davantage.
Plainte en fut faite à l’abbé, qui lui dit : « Tu es un
vaurien fieffé ! Ne veux-tu pas laisser entrer ceux
qui appartiennent au couvent ? – Seigneur, dit
Ulespiègle, j’ai laissé entrer le quart, comme vous
me l’avez commandé, et pas davantage. Je me suis
conformé à vos ordres. – Tu t’es conduit comme
un vaurien, » dit l’abbé. Il aurait bien voulu être
délivré de lui. Il installa un autre portier, car il vit
bien qu’Ulespiègle ne se corrigerait pas de sa malice
invétérée.
Il lui donna alors un autre emploi, et lui dit : « Tu compteras les moines la nuit à matines, et si tu n’es pas exact, tu t’en iras d’ici. – Seigneur, dit Ulespiègle, ce sera une besogne pénible pour moi, mais si cela ne peut être autrement, je le ferai de mon mieux. » Pendant la nuit il rompit quelques marches de l’escalier. Le prieur était un vieux moine bon et pieux, qui était toujours le premier à matines. Il alla silencieusement à l’échelle, et quand il crut mettre le pied sur les échelons qui avaient été rompus, il tomba et se cassa la jambe. Il se mit à crier piteusement, de façon que les autres moines accoururent pour voir ce qu’il avait, et ils tombèrent l’un après l’autre en croyant descendre par l’échelle. Alors Ulespiègle dit à l’abbé : « Digne seigneur, ai-je bien rempli mon emploi ? J’ai compté tous les moines. » Et il lui donna la marque de bois à laquelle il avait fait une coche pour chaque moine qui tombait. « Tu as compté comme une maudite canaille ! Sors de mon couvent et va-t’en au diable si tu veux. » Ulespiègle partit pour Mollen, où il tomba malade et mourut peu de temps après.