Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/27

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Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 181-188).
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XXVII

LE PIQUE-NIQUE.


Bien que le vendredi soit un jour de malheur, la première chose que Tom apprit le lendemain fut une bonne nouvelle. La veille au soir le juge Thatcher était revenu à Saint-Pétersbourg avec sa famille. Pour le moment Joe l’Indien et le trésor n’eurent qu’une importance secondaire aux yeux de notre héros, qui ne songea plus qu’à Becky. Il la rencontra entourée d’une foule de camarades, et l’on organisa divers jeux qui durent épuiser de fatigue tous ceux qui y prirent part. Personne ne se plaignit, car pour les écoliers un amusement qui ne fait pas tomber de lassitude le joueur n’est pas un jeu. La journée fut couronnée par une annonce qui causa une satisfaction générale. Becky avait tourmenté sa mère pour qu’elle fixât

au lendemain le pique-nique si longtemps ajourné et Mme  Thatcher y avait consenti. Les invitations furent expédiées avant le coucher du soleil. La joie des demoiselles surtout et les préparatifs de la fête leur donnèrent une de ces fièvres peu dangereuses que les médecins auraient grand tort de guérir. L’agitation de Tom lui permit de rester éveillé assez tard. Il espérait entendre le miaulement de Huck, car il n’eût pas été fâché de posséder son trésor afin d’étonner les invités de Becky. Mais son espoir fut déçu. Aucun signal ne lui annonça que son ami n’avait pas veillé en vain.

Le lendemain matin, entre dix et onze heures, une bande joyeuse se trouvait rassemblée chez le juge Thatcher, prête à se mettre en route. Les gens âgés n’avaient pas coutume de gâter les pique-niques par leur présence. On jugeait que sous l’égide de quelques demoiselles et de quelques jeunes gens de dix-huit à vingt ans les enfants ne couraient aucun danger. Le petit vapeur qui remplissait l’office de bac avait été loué pour l’occasion. Bientôt une procession de gais voyageurs défila le long de la grande rue, suivie de domestiques qui portaient des paniers de provisions.

Sid était malade ; il ne put donc profiter de l’invitation qu’il avait reçue, et Marie resta à la maison pour lui tenir compagnie. Les dernières paroles que Mme Thatcher adressa à Becky furent celles-ci :

— On reviendra tard et tu seras fatiguée. Aussi, comme Mme  Harper demeure près du débarcadère, je l’ai priée de te donner l’hospitalité. Tâche d’être sage et de ne lui causer aucun embarras.

À trois milles au-dessous de la ville le vapeur accosta près de la lisière d’un bois. Les passagers débarquèrent, et une demi-heure plus tard des cris, des éclats de rire réveillaient les échos du petit bois et des hauteurs voisines. On eut recours à tous les moyens possibles de s’échauffer et de se lasser ; puis la bande éparpillée regagna le camp avec un appétit féroce, et le contenu des paniers eut bien vite disparu. Le repas terminé, on se reposa à l’ombre des chênes. Au bout d’une demi-heure quelqu’un cria :

— Qui veut visiter la caverne de Mac-Dougal ?

— Moi ! moi ! moi !

Tout le monde voulait visiter la caverne. En prévision de cette réponse unanime, M. Thatcher avait ajouté aux vivres des paquets de chandelles qui furent distribuées, et aussitôt on monta à l’escalade. La grotte s’ouvrait à une certaine hauteur sur une colline dénudée, à peu de distance du bois où l’on venait de dîner. On y pénétrait par une ouverture qui avait la forme de la lettre A. La lourde porte en chêne massif était grande ouverte. Derrière s’étendait une vaste cave formée par des murs calcaires. Il y avait quelque chose de romanesque, de mystérieux à se tenir là dans une obscurité profonde, contemplant la vallée verdoyante qui brillait au soleil. Mais ce contraste cessa bientôt d’impressionner les jeunes spectateurs et les jeux recommencèrent. Dès que l’un d’eux allumait une chandelle, il devenait l’objet d’une attaque générale. Il avait beau opposer une défense intrépide, la chandelle était vite éteinte ou renversée. Alors les éclats de rire retentissaient et une nouvelle chasse commençait. Mais tout a une fin. Au bout d’un quart d’heure les visiteurs descendirent la pente assez raide de ce que l’on nommait « le vestibule ». La clarté des nombreuses lumières révélait vaguement les murs élevés qui se dressaient à une hauteur de soixante pieds. Ce vestibule n’avait guère plus de huit à dix pieds de large. De loin en loin des couloirs non moins élevés, mais plus étroits, formaient des embranchements de chaque côté. La caverne de Mac-Dougal n’était en réalité qu’un vaste labyrinthe d’allées tortueuses qui se ramifiaient les unes dans les autres et ne conduisaient nulle part. On disait que l’on pouvait y errer pendant des journées et des nuits entières à travers un réseau embrouillé d’avenues sans arriver au fond de la cave. Personne ne se vantait de la connaître. C’était impossible ; mais les jeunes gens avaient souvent exploré la portion au-delà de laquelle on ne devait pas s’aventurer. Tom Sawyer y avait pénétré aussi loin que qui que ce fût.

La procession suivit ce long vestibule jusqu’à une distance de trois quarts de mille environ de l’entrée ; puis des groupes commencèrent à se glisser dans les galeries transversales, à courir le long des sombres corridors et à se surprendre aux endroits où les corridors se rejoignaient, Certains groupes parvinrent à s’éviter pendant plus d’une demi-heure sans dépasser les limites du terrain connu.

Enfin on regagna l’entrée de la grotte par bandes et par couples. La plupart des invités de Becky avaient les vêtements couverts de gouttes de suif ou mouillés par l’eau qui tombait des voûtes ; mais ils étaient ravis du succès du pique-nique. Ils furent étonnés de voir avec quelle rapidité le temps s’était écoulé et que la nuit approchait. Depuis une demi-heure la cloche du vapeur les rappelait à bord. Cette façon de terminer la journée ne leur causa aucune peine, tant s’en faut. Lorsque le petit navire se mit en marche avec ses jeunes passagers, le capitaine seul se plaignit du temps perdu.

Huck était déjà en faction quand les fanaux du vapeur passèrent devant le débarcadère. Il n’entendit aucun bruit à bord, car voyageurs et voyageuses tombaient de sommeil. Il se demanda quel bateau c’était et pourquoi il ne s’arrêtait pas devant le quai ; puis il n’y songea plus et s’occupa de ses affaires. Le ciel se couvrait de nuages et la nuit devenait sombre. Dix heures sonnèrent. Tout bruit de voiture cessa, les lumières s’éteignaient peu à peu, le dernier passant attardé disparut, la ville s’endormit, laissant le jeune veilleur seul avec le silence et les fantômes. À onze heures, on ferma la taverne et alors l’obscurité régna partout. Huck demeura en observation ; mais rien ne bougea. Le temps lui sembla long. Il se décourageait. Était-ce bien la peine d’attendre davantage ? Soudain un léger bruit frappa son oreille et le mit tout de suite sur le qui-vive. Il courut se poster au coin de la maison du charron. L’instant d’après deux hommes passèrent près de lui. L’un d’eux paraissait avoir un paquet sous le bras. Il emportait la boîte ! Ils allaient donc cacher le trésor ailleurs ? À quoi bon appeler Tom maintenant ? Ce serait absurde. Les deux hommes auraient filé bien loin avec la boîte et on ne les retrouverait plus. Non ; il les suivrait. Enhardi par les ténèbres, il se glissa derrière eux comme un chat, leur laissant prendre juste assez d’avance pour ne pas perdre la piste.

Après s’être avancés dans la direction du fleuve, ils enfilèrent à gauche une rue transversale, et marchèrent droit devant eux jusqu’au sentier qui menait à la colline de Cardiff. Ils firent un léger détour, comme pour éviter de passer près de la maison d’habitation d’un fermier surnommé le Gallois, maison située à mi-chemin de la pente, et continuèrent sans hésiter leur ascension. « Bon, pensa Huck, ils vont cacher le trésor dans la vieille carrière. » Mais, au lieu de s’arrêter à la carrière, ils poursuivirent leur route, gagnèrent le sommet de la colline et se perdirent dans l’obscurité d’une allée bordée d’épais buissons.

Huck abrégea la distance qui le séparait d’eux, certain qu’on ne pouvait pas le voir. Il finit par ralentir le pas, craignant de s’être trop rapproché, et s’arrêta pour écouter. Tout bruit de pas avait cessé. Le cri néfaste d’un hibou résonna. La partie était-elle perdue ? Il allait s’élancer, quand on toussa à quelques pieds de lui. Il trembla, cela va sans dire ; mais il ne tarda pas à se remettre de son effroi et même à se féliciter.

— J’aurais dû deviner plus tôt, se dit-il. Ils sont à cinq pas de la porte à claire-voie qui donne dans le jardin de la veuve. C’est là qu’ils vont enterrer le trésor et nous n’aurons pas de peine à le dénicher. Tom sera content de moi. Au bout d’une minute ou deux une voix, qui parlait très bas, dit :

— Que la peste l’étouffe ! La veuve a encore eu du monde à dîner, les fenêtres du salon sont éclairées.

Huck reconnut la voix de Joe l’Indien.

— Je ne vois pas de lumière, répondit une seconde voix, qui était celle de l’étranger de la maison hantée.

Le cœur de Huck se serra. Il s’agissait donc d’un autre meurtre et non du trésor ? Son premier mouvement fut de fuir ; mais il se rappela que Mme  Douglas avait toujours été très bonne pour lui. Il aurait voulu la prévenir et il savait qu’il n’oserait pas. Il faudrait faire un long détour. Joe l’Indien pourrait le surprendre et l’assassiner par-dessus le marché. Ces pensées lui traversèrent l’esprit durant le court intervalle qui s’écoula entre la remarque de l’étranger et la réponse du métis.

— Tu ne vois rien, riposta ce dernier, parce que le buisson t’en empêche. Tiens, regarde par ici. Vois-tu maintenant ?

— Oui, parbleu, je ne suis pas aveugle. Eh bien, puisqu’elle a du monde, le coup est manqué. Il vaut mieux y renoncer.

— Y renoncer, quand je vais quitter le pays, quand c’est peut-être ma dernière chance ! Je te répète que tu pourras tout rafler ; mais je veux me venger. Son mari m’a rendu la vie dure ! Il était juge de paix, et entre autres choses il m’a condamné à être fouetté : fouetté en face de la geôle, devant toute la ville ; fouetté comme un nègre ! Comprends-tu ? Il m’a joué le mauvais tour çle crever pendant que j’étais en prison ; sa femme reste, elle payera pour lui.

— Tu seras bien avancé lorsque tu l’auras tuée !

— Qui te parle de la tuer ? Lui, je le tuerais, s’il vivait encore ; mais quand on veut se venger d’une femme, on gâte sa beauté, on lui fend le nez en deux, on lui coupe les oreilles comme à une truie…

— Par l’enfer, Joe, c’est une…

— Garde ton opinion pour toi, ce sera plus prudent. Je veux me venger, te dis-je ! Si elle saigne à mort, ce ne sera pas ma faute et je ne pleurerai pas trop. Tu m’aideras dans cette affaire, parce que tu ne peux pas faire autrement. C’est pour cela que tu es ici. Tout seul, je ne m’en tirerais peut-être pas. Du reste, rien ne presse ; nous attendrons que les lumières soient éteintes.

Huck sentit qu’il allait s’ensuivre un silence plus effrayant que ne le serait la suite de cet entretien. D’ailleurs il en savait assez et sa résolution était prise. Il retint donc son haleine et battit en retraite à reculons. Se balançant sur une jambe, au risque de perdre l’équilibre, il fit plusieurs pas en arrière. Une branche morte se brisa sous son pied avec un bruit sec. Cette fois encore il en fut quitte pour la peur. Il se retourna alors et s’avança avec prudence. Arrivé au bout du sentier, il se mit à courir, comme s’il eût eu des ailes aux pieds, jusqu’à la maison du Gallois. Les coups qu’il frappa à la porte éveillèrent en sursaut le vieux fermier, qui se montra avec ses deux fils à une des fenêtres du rez-de-chaussée.

— Que signifie ce tapage à une pareille heure ? demanda-t-il. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Ouvrez vite !

— Encore une fois, qui êtes-vous ?

— Huckleberry Finn. Laissez-moi entrer, vite !

— Huck Finn ! Si tu t’imagines que c’est là un nom devant lequel les portes s’ouvrent volontiers, tu te trompes. N’importe, garçons, voyons ce qui l’amène.

— Je vous en supplie, s’écria Huck, dès qu’il eut été introduit dans le parloir, ne dites à personne que c’est moi qui les ai dénoncés. Ils me noyeraient, pour sûr ! Mais la veuve a été bonne pour moi, et ils veulent la tuer. Je vous raconterai tout si vous me promettez de ne pas dire que c’est moi.

— Par saint Georges, il y a quelque anguille sous roche ! s’écria le Gallois. Il est blanc comme un linge. Parle, Huck ; ne crains rien, nous serons discrets.


Parle, Huck ; ne crains rien.

Cinq minutes plus tard, le vieillard et ses fils, un revolver à la main, arrivaient au sommet de la colline et pénétraient dans l’allée obscure en cherchant à assourdir le bruit de leurs pas. Huck ne les accompagna pas plus loin. Il se cacha derrière un rocher et se tint l’oreille au guet. Il y eut un intervalle de silence plein d’anxiété ; puis tout à coup une explosion d’armes à feu et un cri retentirent. Il n’attendit pas pour s’informer des détails. Il s’élança en avant et descendit la colline aussi vite que ses pieds purent le porter.