Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/28

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Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 189-198).


XXVIII

LES RÉVÉLATIONS DE HUCK.


Le lendemain, dimanche, l’aube blanchissait à peine l’horizon lorsque Huck remonta sans se presser la colline qu’il avait descendue si lestement la veille, et vint frapper à la porte du vieux Gallois. Tout le monde dormait dans la maison, mais d’un sommeil que l’épisode de la nuit rendait léger. Une croisée s’ouvrit.

— Qui va là ?

— Ne criez pas si fort ! répliqua le visiteur à voix basse. Ce n’est que Huckleberry Finn.

— Ah ! c’est toi, Huck ? Voilà un nom qui ouvrira ma porte la nuit comme le jour, mon ami. Tu seras toujours le bienvenu.

Ces paroles, les plus cordiales qu’il eût jamais entendues, résonnèrent étrangement à l’oreille du jeune vagabond ; il ne se rappelait pas que l’on eût jamais prononcé le dernier mot à son adresse.

La porte en effet fut vite ouverte.

— Maintenant, mon bonhomme, dit le vieillard, j’espère que tu as faim, car le déjeuner sera prêt dès que le soleil se montrera. Ah çà, pourquoi as-tu disparu hier ? Nous espérions que tu coucherais ici.

— J’ai eu peur, répliqua Huck, et j’ai filé au premier coup de pistolet. Je n’ai amarré qu’au bout de trois milles. Je suis revenu parce que je tenais à savoir, et je suis revenu avant le jour parce que je ne voulais pas rencontrer ces gredins, même s’ils étaient morts.

— Et tu m’as l’air d’avoir passé une mauvaise nuit, mon pauvre Huck ; mais il y a un lit pour toi quand tu auras déjeuné… Non, ils ne sont pas morts, ces gredins. Vois-tu, nous savions juste où les trouver, grâce à toi. Nous nous sommes glissés jusqu’au bout du sentier qui, par bonheur, était très sombre. Je marchais en tête ; mais à quinze pas de l’endroit que tu nous as indiqué, il me vient une envie d’éternuer. J’ai essayé de retenir mon envie. Pas moyen ; il fallait que ça parte et c’est parti. Alors nous avons entendu un bruit de branches brisées. Je crie : feu ! Nous tirons tous, et comme nous étions prévenus, nos balles ont dû tomber au bon endroit. Malgré l’obscurité, les gueux avaient déguerpi et nous voilà courant après eux. Ils ont riposté par plusieurs coups de feu qui ont d’abord servi à nous guider. Enfin, il a fallu abandonner la chasse ; alors Owen est allé prévenir les constables qui ont fait bonne garde aux abords du fleuve. Le shérif s’est entendu avec mes fils pour organiser une battue dans le bois dès qu’il fera jour. Ce soir, la veuve pourra dormir tranquille. Le signalement de ces bandits nous aiderait beaucoup ; mais tu n’as sans doute pas pu voir à quoi ils ressemblent ?

— Oh si ! Je les ai rencontrés dans la ville et je les ai suivis.

— Bravo ! Décris-les.

— L’un est le vieil Espagnol sourd-muet qui est arrivé il n’y a pas longtemps, et l’autre est un grand escogriffe presque aussi mal habillé que moi…

— Ça suffit, Huck, nous les connaissons pour les avoir rencontrés près de la maison de la veuve. En route, garçons, et prévenez le shérif. Vous déjeunerez en revenant.

Les fils du Gallois se levèrent aussitôt ; au moment où ils se disposaient à quitter la salle, Huck s’élança vers eux en s’écriant :

— Je vous en supplie, ne dites pas que j’y suis pour quelque chose.

— Allons, on se taira, puisque tu le veux, Huck, répliqua le fermier. Tu devrais pourtant être fier de ta bonne action, au lieu de chercher à la cacher.

— Oh ! non, non, s’il vous plaît ! N’en dites pas un mot.

Lorsque les jeunes gens se furent éloignés, le vieux Gallois reprit :

— Ah çà, pourquoi donc tiens-tu à ce que l’on ne te remercie pas comme tu le mérites ?

Huck se contenta de répondre :

— J’en sais trop sur le compte de ces hommes et ils me tueraient, pour sûr, s’ils s’en doutaient.

Le Gallois, un peu intrigué, promit de garder le secret, puis il demanda :

— Comment l’idée t’est-elle venue de les suivre ? Tu avais donc des motifs pour les soupçonner ?

Huck garda un moment le silence, il préparait une réponse prudente.

— Voyez-vous, répliqua-t-il, je ne suis pas né coiffé — du moins tout le monde le dit et je crois que c’est vrai. Souvent, lorsque l’idée de ma mauvaise chance me trotte dans la tête, pas moyen de fermer l’œil. C’était comme ça hier au soir. Je ne pouvais pas m’endormir et je me promenais en me demandant pourquoi il y a des gens qui ont de la corde de pendu plein les poches et d’autres qui n’en ont pas un brin. Voilà que j’arrive près de l’atelier du charron qui est derrière la taverne de la Tempérance, et ces deux individus ont passé près de moi. Un d’eux portait quelque chose sous le bras et j’ai pensé que c’étaient des voleurs. Il y en avait un qui fumait et l’autre lui demande du feu ; alors il s’arrête droit devant moi et pendant qu’il allume son cigare, je reconnais l’Espagnol à ses favoris blancs. Celui qui fumait avait des habits tout râpés…

— Quoi, tu as pu voir ses habits à la lueur du cigare ?

— Oui, parce que je l’avais déjà rencontré avec l’Espagnol.

— Alors ils ont continué leur route et tu…

— Je les ai suivis. Ils n’allaient pas très vite et je voulais savoir de quoi il retournait. J’ai marché sur leurs talons jusqu’à l’endroit que je vous ai indiqué. Là, ils se sont assis par terre pour causer. C’est alors que j’ai entendu l’Espagnol dire ce que je vous ai raconté.

— Comment, c’est le sourd-muet qui a dit tout cela ?

Huck venait de commettre une nouvelle bévue. Il s’efforçait de ne pas prononcer une parole qui pût révéler l’identité du faux Espagnol ; mais sa langue le trahissait. Il eut beau tenter de réparer sa maladresse, il ne fit que s’embourber davantage.


C’est Joe l’Indien !
— Mon garçon, dit le Gallois, tu n’as pas l’habitude de mentir et je t’en félicite. Tu en sais plus long que tu ne veux l’avouer sur le compte de cet Espagnol, et tu n’ignorais pas hier qu’il n’est ni sourd ni muet. Tu ne peux pas cacher cela. Voyons, aie confiance en moi. Loin de t’exposer au moindre danger, je te protégerai.

Huck contempla un instant le visage franc et loyal du vieillard ; il se pencha en avant et lui dit à l’oreille :

— Ce n’est pas un Espagnol, c’est Joe l’Indien !

Le Gallois se leva d’un bond.

— Tout s’éclaircit maintenant ! Lorsque tu as parlé de nez fendus et d’oreilles coupées, j’ai cru que tu y mettais du tien, car les blancs n’ont guère l’habitude de se venger ainsi. Mais un Indien, c’est une autre histoire !

Pendant le déjeuner, l’entretien continua et le vieillard raconta à Huck que la veille, avant de se coucher, il avait allumé une lanterne et était allé avec ses fils examiner le terrain dans le voisinage de la porte à claire-voie. Ils comptaient découvrir des traces de sang ; mais ils n’avaient trouvé qu’un grand sac…

— Un sac ! Qu’y avait-il dedans ?

Si ces mots eussent été autant d’éclairs, ils n’auraient pu s’échapper avec une rapidité plus soudaine des lèvres blêmies de Huck. La bouche béante, les yeux écarquillés, l’haleine suspendue, il attendit la réponse. Le Gallois, étonné, ouvrit à son tour de grands yeux, regarda Huck pendant cinq secondes, pendant dix secondes, puis répliqua :

— Des outils à l’usage des voleurs. Eh bien, qu’est-ce qui te prend ? Huck s’était rejeté en arrière, poussant un soupir de satisfaction. Son hôte fixa sur lui un regard scrutateur.

— Oui, des outils de voleur, répéta-t-il. Cela paraît te soulager beaucoup. Que croyais-tu donc que nous trouverions ? Huck semblait de plus en plus embarrassé. L’attention avec laquelle on le dévisageait le gênait. Il aurait tout donné pour imaginer une réponse plausible ; elle ne vint pas. La seule qui s’offrit à lui était insensée, mais il ne se donna pas le temps de la peser.

— Des livres pour l’école du dimanche, peut-être. Le vieillard partit d’un éclat de rire qui le secoua de la tête aux pieds.

— Mon pauvre Huck, tu bats la campagne, dit-il, lorsque son accès de gaieté se fut un peu calmé. Ça ne m’étonne pas. Tu es pâle et fatigué. Va te reposer ; le sommeil te remontera, je l’espère. Huck se reprocha d’avoir montré une agitation aussi absurde ; car, depuis qu’il avait entendu la conversation des deux bandits, il croyait que le paquet emporté de la taverne ne devait pas contenir le trésor. Il le croyait ; mais il n’en était pas sûr, de sorte que la nouvelle de la découverte du sac lui avait fait perdre son sang-froid. Il se consola en songeant qu’en somme les choses prenaient une bonne tournure. Le trésor ne pouvait être qu’au numéro deux ; Joe et son complice seraient en prison avant la fin du jour ; rien ne l’empêcherait donc d’aller cette nuit même avec Tom pour s’emparer de la caisse.

Le déjeuner était à peine terminé, que l’on frappa à la porte. Huck courut se cacher dans le lit que l’on venait de lui offrir. Il ne tenait pas à être mêlé d’une façon quelconque aux incidents de la veille. Le Gallois ouvrit aux personnes qui lui rendaient visite et parmi lesquelles se trouvait la veuve Douglas. Il remarqua qu’un grand nombre de curieux grimpaient déjà le long de la colline pour contempler les murs de la maison qui avait failli être le théâtre d’un assassinat. Le vieillard dut raconter toute l’affaire à ses visiteurs. La veuve le combla de remerciements très sincères.

— Nous ne méritons pas tant d’éloges, madame, répliqua le Gallois. Il y a une autre personne à qui vous êtes plus redevable qu’à moi ou à mes fils ; mais elle ne veut pas que je la nomme. Nous ne serions jamais montés là-haut sans elle.

Ce mystère excita naturellement une curiosité si vive, qu’elle amoindrit un peu l’intérêt soulevé par la question principale. Le Gallois n’était pas homme à manquer à sa parole, et il garda son secret. Lorsqu’il eut fourni des détails sur le reste de l’aventure, Mme Douglas lui demanda :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue ? J’ai dormi tranquillement tandis que vous vous donniez tant de mal.

— Nous avons jugé qu’il valait mieux ne pas vous alarmer. Il était plus que probable que ces bandits ne songeraient pas à revenir — ils avaient perdu leurs outils. À quoi bon vous effrayer ? Mes trois nègres ont monté la garde autour de votre maison jusqu’au jour. Ils viennent seulement de rentrer.

D’autres visiteurs arrivèrent, et le Gallois, ainsi que ses deux fils, fut enchanté lorsqu’il fallut se rendre à l’église, car tous les trois étaient las de répéter la même histoire. Pendant les vacances il n’y avait pas d’école du dimanche, et le service religieux se célébrait une heure plus tôt. Au sortir de l’église, tout le monde causait du grand événement. On n’avait pas encore trouvé la moindre trace des deux bandits. Au moment où Mme  Harper s’éloignait, la femme du juge la rejoignit et lui demanda :

— Est-ce que ma Becky va dormir toute la journée, madame Harper ? Elle n’est pas raisonnable et se fatigue toujours trop ; mais je croyais qu’elle serait du moins venue avec vous au prêche.

— Avec moi ?

— Certainement, répliqua Mme  Thatcher. Est-ce qu’elle n’a pas passé la nuit chez vous ?

— Mais non. Je l’ai attendue pendant une demi-heure après l’arrivée du steamer, puis j’ai pensé que vous étiez allée au-devant d’elle. Mme  Thatcher pâlit et s’affaissa sur un banc. Au même instant, la tante Polly, qui s’entretenait gaiement avec une amie, vint à passer.

— Bonjour, madame Thatcher. Bonjour, madame Harper. Mon Tom est sans doute resté hier au soir chez l’une de vous, et il n’ose pas se montrer ; il sait ce qui l’attend. J’ai un compte à régler avec lui.

Mme  Thatcher secoua faiblement la tête et sa pâleur augmenta. Mme Harper déclara d’un ton inquiet que Tom n’avait pas non plus passé la nuit chez elle, et tante Polly pâlit à son tour.

— Joe Harper, as-tu vu mon Tom ce matin ? demanda-t-elle.

— Non, madame.

— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?

Joe essaya de se rappeler. Il était sûr de lui avoir parlé dans la grotte ; mais il ne se souvenait pas de l’avoir aperçu à bord du vapeur. Beaucoup de fidèles qui s’apprêtaient à regagner leur logis s’étaient arrêtés. Ils causaient à voix basse et tous les visages manifestaient une vive inquiétude. On interrogea anxieusement les enfants et les jeunes catéchistes qui les avaient accompagnés. Personne n’avait remarqué si Tom et Becky étaient sur le pont au moment du départ. La nuit tombait et l’on n’avait pas songé à faire l’appel. Enfin un jeune homme exprima la crainte que les deux absents se fussent égarés dans la cave. Mme  Thatcher se trouva mal ; tante Polly se mit à pleurer et à se tordre les mains.

L’alarme se répandit de groupe en groupe, de rue en rue. En moins de cinq minutes, les cloches commencèrent à sonner à toute volée et la ville entière fut sur pied. L’épisode de la colline de Cardiff perdit toute importance, les bandits furent oubliés ; on sella les chevaux, on démarra les canots, le petit vapeur chauffa et avant que la nouvelle de la calamité fût âgée d’une demi-heure, deux cents hommes galopaient vers la grotte le long de la grand’route ou s’y dirigeaient par voie d’eau à bord des embarcations.

Durant tout l’après-midi, la ville parut vide et morte. Une foule de dames se rendirent auprès de Mme  Thatcher et de tante Polly, cherchant à les consoler. Elles pleurèrent avec les deux affligées, et en pareille occasion les larmes valent encore mieux que les paroles. Durant tout la nuit, la ville éveillée attendit des nouvelles. Lorsque le jour commença enfin à paraître, on reçut ce message : « Envoyez-nous des chandelles et des vivres, nos provisions sont épuisées. » Mme Thatcher et tante Polly étaient presque folles de désespoir. Le juge avait bien adressé de la grotte quelques paroles rassurantes ; mais elles n’annonçaient rien de bon.

Le vieux Gallois revint vers l’aube, les vêtements couverts de taches de suif et complètement harassé. Il retrouva Huck étendu sur le lit où il l’avait laissé, en proie au délire de la fièvre. Comme tous les médecins de la ville étaient dans la grotte, la veuve Douglas avait pris le malade en main.

Entre deux et trois heures, des bandes de chercheurs fatigués regagnèrent une à une la ville ; mais les citoyens les plus robustes continuaient à explorer la grotte, On visitait la cave à des profondeurs où personne n’avait encore pénétré. Dès que l’on arrivait dans un couloir on voyait briller au loin des lumières qui passaient à l’autre extrémité. Partout des coups de pistolet et des cris d’appel réveillaient les échos des sombres voûtes. À un endroit, loin de la partie de la grotte où s’aventuraient d’ordinaire les touristes, on avait vu les noms de
— Est-ce Tom qui a trouvé le rhum ?
Tom et de Becky tracés sur une voûte peu élevée avec la fumée d’une chandelle, et près de là on avait ramassé un bout de ruban taché de graisse. Mme Thatcher reconnut ce bout de ruban et elle le mouilla de ses larmes. Quelqu’un raconta que de temps à autre on voyait un point lumineux apparaître au loin ; alors un formidable cri d’appel retentissait, et on s’élançait le long de la galerie. Mais c’était toujours une fausse joie, on ne rencontrait que d’autres chercheurs. On se rappelait alors que la provision de chandelles des deux enfants devait être épuisée.

Trois jours et trois nuits d’une lugubre attente s’écoulèrent. La ville tomba dans un profond abattement. On eut beau apprendre que le propriétaire de la Taverne de la Tempérance était un faux apôtre qui vendait en cachette des liqueurs fortes, cette nouvelle laissa le public indifférent.

Huck, dans un intervalle lucide, amena la conversation sur les auberges en général et finit par demander si l’on n’avait rien découvert à la Taverne de la Tempérance.

— Oui, on a découvert quelque chose, répliqua la veuve. Qui donc vous a parlé de cela ?

Huck se redressa dans son lit, l’œil hagard.

— Quoi ? Qu’a-t-on trouvé ? s’écria-t-il.

— Des tonneaux de rhum, et la maison a été fermée. Recouchez-vous, mon enfant.

— Laissez-moi seulement vous faire encore une question. Est-ce Tom qui a trouvé le rhum ?

La veuve fondit en larmes.

— Chut, chut ! Je vous ai déjà dit qu’il ne faut pas trop parler. Vous êtes très, très malade.

On n’avait donc découvert que les tonneaux et les bouteilles ? Il y aurait eu un fameux vacarme si l’on avait mis la main sur la boîte. Le trésor était perdu, perdu à jamais. Mais pourquoi la veuve pleurait-elle, puisqu’elle ignorait l’existence du trésor ? Ces pensées traversèrent vaguement l’esprit de Huck, dont la tête retomba sur l’oreiller.

Là, il dort, se dit Mme Douglas. Le délire l’a repris tout à l’heure. Tom Sawyer trouver le rhum, quelle idée ! Ah ! si quelqu’un pouvait trouver ces pauvres enfants ! Mais il ne reste plus beaucoup de gens qui aient assez d’espoir pour continuer à les chercher.