Les Aventures de Tom Sawyer/Traduction Hughes, 1884/30

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Traduction par William Little Hughes.
A. Hennuyer (p. 209-213).


XXX

PERDUS ET RETROUVÉS.


Le mardi matin, la population de Saint-Pétersbourg continuait à se lamenter. Tom et Becky n’avaient pas été retrouvés. Des prières publiques étaient montées au ciel à leur intention ; mais aucune bonne nouvelle n’arrivait de la grotte. La plupart des chercheurs, découragés ou fatigués, étaient retournés à leurs affaires ; ils déclaraient qu’on ne retrouverait jamais les enfants. Mme  Thatcher était très malade ; elle délirait par moments. Ses amis disaient que cela fendait le cœur de l’entendre appeler sa fille. Elle se redressait dans son lit, l’oreille tendue, puis laissait retomber sa tête sur son oreiller en gémissant. Quant à tante Polly, ses cheveux gris étaient devenus presque blancs.

Le mardi soir, la petite ville se coucha dans un état de désolation facile à comprendre. Tout le monde aimait ce mauvais garnement de Tom, et Becky était la fille d’un juge. Au milieu de la nuit, les cloches des églises se mirent à sonner un joyeux carillon. En un clin d’œil les rues furent remplies de gens à demi vêtus qui criaient : « Debout ! Levez-vous ! Alleluia ! ils sont retrouvés ! » Des casseroles d’étain et des cornets à bouquin augmentèrent bientôt le vacarme. La foule se massa, se dirigea vers le fleuve, rencontra une voiture découverte traînée par des citoyens qui poussaient des hourras et se mit à la suite du cortège, joignant ses cris de triomphe à ceux de l’attelage.

La ville fut illuminée ; personne ne songeait à se recoucher. Ce fut la nuit la plus joyeuse que Saint-Pétersbourg eût jamais connue. Pendant au moins une heure une procession de visiteurs défila à travers le salon du juge. Chacun embrassa les enfants ; serra la main de Mme  Thatcher et de tante Polly, essaya de les féliciter et, à défaut de paroles éloquentes, se contenta de verser une larme sur le parquet.

Si le bonheur de tante Polly était complet, il manquait quelque chose pour combler la joie de Mme  Thatcher, car le messager expédié à la grotte n’avait pas encore eu le temps de prévenir le juge.

Tom, étendu sur un canapé, entouré d’un nombreux auditoire, rendit compte de sa merveilleuse aventure en l’embellissant de divers détails que lui fournit son imagination. Voici le résumé de son récit à partir du moment où il avait quitté Becky pour tenter seul sa dernière exploration.

Il suivit deux couloirs aussi loin que le lui permit la longueur de sa corde ; puis il s’engagea dans une troisième galerie. Arrivé au bout de son rouleau, il se disposait à revenir en arrière lorsqu’il vit briller au loin une légère lueur. Il lâcha son fil d’Ariane, se traîna vers le point lumineux, passa la tête et les épaules à travers une petite crevasse et vit étinceler au-dessous de lui les larges flots du Mississippi ! Quelques heures plus tôt, il n’aurait pas aperçu le rayon de jour béni et n’aurait plus exploré ce couloir. Il rejoignit Becky et lui annonça qu’il avait découvert une issue. Elle le supplia de ne pas la tourmenter — elle était trop fatiguée pour marcher ; elle voulait mourir là. Il parvint à la tirer de sa torpeur, à la convaincre et à l’entraîner. Elle faillit en effet mourir — mourir de joie — quand elle eut atteint l’endroit d’où l’on apercevait la lueur. Tom se faufila à travers l’étroite ouverture et aida Becky à le suivre. À peine délivrés, ils s’assirent et pleurèrent. Une embarcation vint à passer ; Tom héla ceux qui la guidaient et raconta sa triste odyssée. Les bateliers refusèrent d’abord de le croire, affirmant qu’ils étaient à cinq milles de la vallée où se trouvait l’entrée de la grotte ; puis ils prirent les enfants à bord et ramèrent jusqu’à la maison la plus proche, où l’on donna à manger aux petits affamés qui ne tardèrent pas à s’endormir. Leur sommeil dura longtemps ; mais ils semblaient si exténués qu’on ne voulut pas les réveiller, de sorte qu’on ne les ramena à Saint-Pétersbourg qu’au milieu de la nuit.


Tom héla les bateliers.

Avant l’aube, le juge Thatcher et le petit nombre des chercheurs qui étaient restés avec lui reparurent. On les avait rejoints dans les profondeurs de la grotte à l’aide des cordes qu’ils avaient eu soin de dérouler derrière eux.

Trois jours et trois nuits de fatigue et de faim produisent des effets dont on ne se débarrasse pas tout d’un coup. Nos deux explorateurs gardèrent le lit le mercredi et le jeudi suivants. Le vendredi, Tom se promena un peu, et le lendemain il paraissait aussi bien portant que jamais. Becky ne put quitter la chambre que le dimanche et, lorsqu’elle se montra, on eût dit qu’elle sortait d’une longue maladie.

Tom apprit que Huck avait la fièvre et il alla le voir ; mais il ne fut admis qu’à partir du lundi, avec défense de parler de son aventure ou d’aborder un sujet de conversation de nature à exciter le malade. Du reste, Mme  Douglas, qui prenait son rôle au sérieux, veillait à ce que les ordres du médecin ne fussent pas enfreints. Tom, naturellement, connaissait déjà l’incident de Cardiff-House et il savait en outre que le cadavre du complice de Joe l’Indien avait été repêché près de l’embarcadère du bac ; le malheureux s’était sans doute noyé en essayant de s’échapper à la nage.

Quinze jours après, notre héros se mit en route pour rendre une nouvelle visite à Huck, qui, maintenant, était assez fort pour que l’on pût causer avec lui sans craindre de l’agiter, et Tom avait une communication intéressante à faire à son ami. La demeure des Thatcher se trouvait sur son chemin, et il entra dans l’espoir de rencontrer Becky. À son grand ennui, il fut arrêté par le juge, qui se promenait dans le jardin avec deux de ses voisins. Ces derniers se mirent à interroger le visiteur sur sa récente aventure, et l’un d’eux lui demanda d’un ton narquois s’il ne voudrait pas revoir la grotte. Tom répondit très sérieusement qu’il désirait beaucoup la revoir.

— Il y en a d’autres qui ont la même envie, Tom, je n’en doute pas, dit M. Thatcher ; mais j’ai pris mes précautions. Personne ne se perdra désormais dans cette malencontreuse caverne.

— Comment cela ?

— J’ai fait doubler de fer la porte, la serrure est solide et je garde la clef.

Tom devint pâle comme un linge.

— Qu’est-ce qui te prend, Tom ?… Un verre d’eau, vite !

On apporta l’eau, dont on arrosa le visage de Tom, car il était sur le point de se trouver mal.

— Bon, te voilà remis. Un simple étourdissement, n’est-ce pas ?

— Oh ! monsieur Thatcher, Joe l’Indien est dans la grotte !