Aller au contenu

Les Aventures du capitaine Hatteras/Première partie/19

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XIX. — UNE BALEINE EN VUE.

Le bassin de Melville, quoique aisément navigable, n’était pas dépourvu de glaces ; on apercevait d’immenses ice-fields prolongés jusqu’aux limites de l’horizon ; çà et là apparaissaient quelques ice-bergs, mais immobiles et comme ancrés au milieu des champs glacés. Le Forward suivait à toute vapeur de larges passes où ses évolutions devenaient faciles. Le vent changeait fréquemment, sautant avec brusquerie d’un point du compas à l’autre.

La variabilité du vent dans les mers arctiques est un fait remarquable, et souvent quelques minutes à peine séparent un calme plat d’une tempête désordonnée. C’est ce qu’Hatteras éprouva le 23 juin, au milieu même de l’immense baie.

Les vents les plus constants soufflent généralement de la banquise à la mer libre et sont très-froids. Ce jour-là, le thermomètre descendit de quelques degrés ; le vent sauta dans le sud, et d’immenses rafales, passant au-dessus des champs de glace, vinrent se débarrasser de leur humidité sous la forme d’une neige épaisse. Hatteras fit immédiatement carguer les voiles dont il aidait l’hélice, mais pas si vite cependant que son petit perroquet ne fût emporté en un clin d’œil.

Hatteras commanda ses manœuvres avec le plus grand sang-froid, et ne quitta pas le pont pendant la tempête ; il fut obligé de fuir devant le temps et de remonter dans l’ouest. Le vent soulevait des vagues énormes au milieu desquelles se balançaient des glaçons de toutes formes arrachés aux ice-fields environnants ; le brick était secoué comme un jouet d’enfant, et les débris des packs se précipitaient sur sa coque ; par moments, il s’élevait perpendiculairement au sommet d’une montagne liquide ; sa proue d’acier, ramassant la lumière diffuse, étincelait comme une barre de métal en fusion ; puis il descendait dans un abîme, donnant de la tête au milieu des tourbillons de sa fumée, tandis que son hélice, hors de l’eau, tournait à vide avec un bruit sinistre et frappait l’air de ses branches émergées. La pluie, mêlée à la neige, tombait à torrents.

Le docteur ne pouvait manquer une occasion pareille de se faire tremper jusqu’aux os ; il demeura sur le pont, en proie à toute cette émouvante admiration qu’un savant sait extraire d’un tel spectacle. Son plus proche voisin n’aurait pu entendre sa voix ; il se taisait donc et regardait ; mais, en regardant, il fut témoin d’un phénomène bizarre et particulier aux régions hyperboréennes.

La tempête était circonscrite dans un espace restreint et ne s’étendait pas à plus de trois ou quatre milles ; en effet, le vent qui passe sur les champs de glace perd beaucoup de sa force et ne peut porter loin ses violences désastreuses ; le docteur apercevait de temps à autre, par quelque embellie, un ciel serein et une mer tranquille au-delà des ice-fields ; il suffisait donc au Forward de se diriger à travers les passes pour retrouver une navigation paisible ; seulement il courait risque d’être jeté sur ces bancs mobiles qui obéissaient au mouvement de la houle. Cependant, Hatteras parvint, au bout de quelques heures, à conduire son navire en mer calme, tandis que la violence de l’ouragan, faisant rage à l’horizon, venait expirer à quelques encâblures du Forward.

Le bassin de Melville ne présentait plus alors le même aspect ; sous l’influence des vagues et des vents, un grand nombre de montagnes, détachées des côtes, dérivaient vers le nord, se croisant et se heurtant dans toutes les directions. On pouvait en compter plusieurs centaines ; mais la baie est fort large, et le brick les évita facilement. Le spectacle était magnifique de ces masses flottantes, qui, douées de vitesses inégales, semblaient lutter entre elles sur ce vaste champ de course.

Le docteur en était à l’enthousiasme, quand Simpson, le harponneur, s’approcha et lui fit remarquer les teintes changeantes de la mer ; ces teintes variaient du bleu intense jusqu’au vert olive ; de longues bandes s’allongeaient du nord au sud avec des arêtes si vivement tranchées, que l’on pouvait suivre jusqu’à perte de vue leur ligne de démarcation. Parfois aussi, des nappes transparentes prolongeaient d’autres nappes entièrement opaques.

« Eh bien, monsieur Clawbonny, que pensez-vous de cette particularité ? dit Simpson.

— Je pense, mon ami, répondit le docteur, ce que pensait le baleinier Scoresby sur la nature de ces eaux diversement colorées : c’est que les eaux bleues sont dépourvues de ces milliards d’animalcules et de méduses dont sont chargées les eaux vertes ; il a fait diverses expériences à ce sujet, et je l’en crois volontiers.

— Oh ! monsieur, il y a un autre enseignement à tirer de la coloration de la mer.

— Vraiment ?

— Oui, monsieur Clawbonny, et, foi de harponneur, si le Forward était seulement un baleinier, je crois que nous aurions beau jeu.

— Cependant, répondit le docteur, je n’aperçois pas la moindre baleine.

— Bon ! nous ne tarderons pas à en voir, je vous le promets. C’est une fameuse chance pour un pêcheur de rencontrer ces bandes vertes sous cette latitude.

— Et pourquoi ? demanda le docteur, que ces remarques faites par des gens du métier intéressaient vivement.

— Parce que c’est dans ces eaux vertes, répondit Simpson, que l’on pêche les baleines en plus grande quantité.

— Et la raison, Simpson ?

— C’est qu’elles y trouvent une nourriture plus abondante.

— Vous êtes certain de ce fait ?

— Oh ! je l’ai expérimenté cent fois, monsieur Clawbonny, dans la mer de Baffin ; je ne vois pas pourquoi il n’en serait pas de même dans la baie Melville.

— Vous devez avoir raison, Simpson.

— Et tenez, répondit celui-ci en se penchant au-dessus du bastingage, regardez, monsieur Clawbonny.

— Tiens, répondit le docteur, on dirait le sillage d’un navire !

— Eh bien, répondit Simpson, c’est une substance graisseuse que la baleine laisse après elle. Croyez-moi, l’animal qui l’a produite ne doit pas être loin ! »

En effet, l’atmosphère était imprégnée d’une forte odeur de fraîchin. Le docteur se prit donc à considérer attentivement la surface de la mer, et la prédiction du harponneur ne tarda pas à se vérifier. La voix de Foker se fit entendre au haut du mât.

« Une baleine, cria-t-il, sous le vent à nous ! »

Tous les regards se portèrent dans la direction indiquée ; une trombe peu élevée qui jaillissait de la mer fut aperçue à un mille du brick.

« La voilà ! la voilà ! s’écria Simpson, que son expérience ne pouvait tromper.

— Elle a disparu, répondit le docteur.

— On saurait bien la retrouver, si cela était nécessaire, » dit Simpson avec un accent de regret.

Mais, à son grand étonnement, et bien que personne n’eût osé le demander, Hatteras donna l’ordre d’armer la baleinière ; il n’était pas fâché de procurer cette distraction à son équipage, et même de recueillir quelques barils d’huile. Cette permission de chasse fut donc accueillie avec satisfaction.

Quatre matelots prirent place dans la baleinière ; Johnson, à l’arrière, fut chargé de la diriger ; Simpson se tint à l’avant, le harpon à la main. On ne put empêcher le docteur de se joindre à l’expédition. La mer était assez calme. La baleinière déborda rapidement, et, dix minutes après, elle se trouvait à un mille du brick.

La baleine, munie d’une nouvelle provision d’air, avait plongé de nouveau ; mais elle revint bientôt à la surface et lança à une quinzaine de pieds ce mélange de vapeurs et de mucosités qui s’échappe de ses évents.

« Là ! là ! » fit Simpson, en indiquant un point à huit cents yards de la chaloupe.

Celle-ci se dirigea rapidement vers l’animal, et le brick, l’ayant aperçu de son côté, se rapprocha en se tenant sous petite vapeur.

L’énorme cétacé paraissait et reparaissait au gré des vagues, montrant son dos noirâtre, semblable à un écueil échoué en pleine mer ; une baleine ne nage pas vite, lorsqu’elle n’est pas poursuivie, et celle-ci se laissait bercer indolemment.

La chaloupe s’approchait silencieusement en suivant ces eaux vertes dont l’opacité empêchait l’animal de voir son ennemi. C’est un spectacle toujours émouvant que celui d’une barque fragile s’attaquant à ces monstres ; celui-ci pouvait mesurer cent trente pieds environ, et il n’est pas rare de rencontrer, entre le soixante-douzième et le quatre-vingtième degré, des baleines dont la taille dépasse cent quatre-vingts pieds ; d’anciens écrivains ont même parlé d’animaux longs de plus de sept cents pieds ; mais il faut les ranger dans les espèces dites d’imagination.

Bientôt la chaloupe se trouva près de la baleine. Simpson fit un signe de la main, les rames s’arrêtèrent, et, brandissant son harpon, l’adroit marin le lança avec force ; cet engin, armé de javelines barbelées, s’enfonça dans l’épaisse couche de graisse. La baleine blessée rejeta sa queue en arrière et plongea. Aussitôt les quatre avirons furent relevés perpendiculairement ; la corde, attachée au harpon et disposée à l’avant, se déroula avec une rapidité extrême, et la chaloupe fut entraînée, pendant que Johnson la dirigeait adroitement.

La baleine, dans sa course, s’éloignait du brick et s’avançait vers les ice-bergs en mouvement ; pendant une demi-heure, elle fila ainsi ; il fallait mouiller la corde du harpon pour qu’elle ne prît pas feu par le frottement. Lorsque la vitesse de l’animal parut se ralentir, la corde fut retirée peu à peu et soigneusement roulée sur elle-même ; la baleine reparut bientôt à la surface de la mer qu’elle battait de sa queue formidable ; de véritables trombes d’eau soulevées par elle retombaient en pluie violente sur la chaloupe. Celle-ci se rapprocha rapidement ; Simpson avait saisi une longue lance, et s’apprêtait à combattre l’animal corps à corps.

Mais celui-ci prit à toute vitesse par une passe que deux montagnes de glace laissaient entre elles. La poursuivre devenait alors extrêmement dangereux.

« Diable, fit Johnson.

— En avant ! en avant ! Ferme, mes amis, s’écriait Simpson, possédé de la furie de la chasse ; la baleine est à nous !

— Mais nous ne pouvons la suivre dans les ice-bergs, répondit Johnson en maintenant la chaloupe.

— Si ! si ! criait Simpson.

— Non ! non ! firent quelques matelots.

— Oui ! » s’écriaient les autres.

Pendant la discussion, la baleine s’était engagée entre deux montagnes flottantes que la houle et le vent tendaient à réunir.

La chaloupe remorquée menaçait d’être entraînée dans cette passe dangereuse, quand Johnson, s’élançant à l’avant, une hache à la main, coupa la corde.

Il était temps ; les deux montagnes se rejoignaient avec une irrésistible puissance, écrasant entre elles le malheureux animal.

« Perdu ! s’écria Simpson.

— Sauvés ! répondit Johnson.

— Ma foi ! fit le docteur, qui n’avait pas sourcillé, cela vaut la peine d’être vu ! »

La force d’écrasement de ces montagnes est énorme. La baleine venait d’être victime d’un accident souvent répété dans ces mers. Scoresby raconte que, dans le cours d’un seul été, trente baleines ont ainsi péri dans la baie de Baffin ; il vit un trois-mâts aplati en une minute entre deux immenses murailles de glace, qui, se rapprochant avec une effroyable rapidité, le firent disparaître corps et biens. Deux autres navires, sous ses yeux, furent percés de part en part, comme à coups de lance, par des glaçons aigus de plus de cent pieds de longueur, qui se rejoignirent à travers les bordages.

Quelques instants après, la chaloupe accostait le brick et reprenait sur le pont sa place accoutumée.

« C’est une leçon, dit Shandon à haute voix, pour les imprudents qui s’aventurent dans les passes ! »