Les Aventures du capitaine Hatteras/Seconde partie/27

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CHAPITRE XXVII. — CONCLUSION.

À quoi bon s’appesantir sur les maux qui frappèrent sans relâche les survivants de l’expédition ? Eux-mêmes, ils ne purent jamais retrouver dans leur mémoire le souvenir détaillé des huit jours qui s’écoulèrent après l’horrible découverte des restes de l’équipage.

Cependant, le 9 septembre, par un miracle d’énergie, ils se trouvèrent au cap Horsburg, à l’extrémité du Devon-Septentrional.

Ils mouraient de faim ; ils n’avaient pas mangé depuis quarante-huit heures, et leur dernier repas fut fait de la chair de leur dernier chien esquimau. Bell ne pouvait aller plus loin, et le vieux Johnson se sentait mourir.

Ils étaient sur le rivage de la mer de Baffin, prise en partie, c’est-à-dire sur le chemin de l’Europe. À trois milles de la côte, les flots libres déferlaient avec bruit sur les vives arêtes du champ de glace.

Il fallait attendre le passage problématique d’un baleinier, et combien de jours encore ?…

Mais le ciel prit ces malheureux en pitié, car, le lendemain, Altamont aperçut distinctement une voile à l’horizon.

On sait quelles angoisses accompagnent ces apparitions de navire, quelles craintes d’une espérance déçue ! Le bâtiment semble s’approcher et s’éloigner tour à tour. Ce sont des alternatives horribles d’espoir et de désespoir, et trop souvent, au moment où les naufragés se croient sauvés, la voile entrevue s’éloigne et s’efface à l’horizon.

Le docteur et ses compagnons passèrent par toutes ces épreuves ; ils étaient arrivés à la limite occidentale du champ de glace, se portant, se poussant les uns les autres, et ils voyaient disparaître peu à peu ce navire, sans qu’il eût remarqué leur présence. Ils l’appelaient, mais en vain ! prince-merchant Ce fut alors que le docteur eut une dernière inspiration de cet industrieux génie qui l’avait si bien servi jusqu’alors.

Un glaçon, pris par le courant, vint se heurter contre l’ice-field.

« Ce glaçon ! » fit-il, en le montrant de la main.

On ne le comprit pas.

« Embarquons ! embarquons ! » s’écria-t-il.

Ce fut un éclair dans l’esprit de tous.

« Ah ! monsieur Clawbonny, monsieur Clawbonny ! » répétait Johnson en embrassant les mains du docteur.

Bell, aidé d’Altamont, courut au traîneau ; il en rapporta l’un des montants, le planta dans le glaçon comme un mât et le soutint avec des cordes ; la tente fut déchirée pour former tant bien que mal une voile. Le vent était favorable ; les malheureux abandonnés se précipitèrent sur le fragile radeau et prirent le large.

Deux heures plus tard, après des efforts inouïs, les derniers hommes du Forward étaient recueillis à bord du Hans Christien, baleinier danois, qui regagnait le détroit de Davis.

Le capitaine reçut en homme de cœur ces spectres qui n’avaient plus d’apparence humaine ; à la vue de leurs souffrances, il comprit leur histoire ; il leur prodigua les soins les plus attentifs, et il parvint à les conserver à la vie.

Dix jours après, Clawbonny, Johnson, Bell, Altamont et le capitaine Hatteras débarquèrent à Korsœur, dans le Seeland, en Danemark ; un bateau à vapeur les conduisit à Kiel : de là, par Altona et Hambourg, ils gagnèrent Londres, où ils arrivèrent le 13 du même mois, à peine remis de leurs longues épreuves.

Le premier soin du docteur fut de demander à la Société royale géographique de Londres la faveur de lui faire une communication ; il fut admis à la séance du 15 juillet.

Que l’on s’imagine l’étonnement de cette savante assemblée, et ses hurrahs enthousiastes après la lecture du document d’Hatteras.

Ce voyage, unique dans son espèce, sans précédent dans les fastes de l’histoire, résumait toutes les découvertes antérieures faites au sein des régions circumpolaires ; il reliait entre elles les expéditions des Parry, des Ross, des Franklin, des Mac Clure ; il complétait, entre le centième et le cent quinzième méridien, la carte des contrées hyperboréennes, et enfin il aboutissait à ce point du globe inaccessible jusqu’alors, au pôle même.

Jamais, non, jamais nouvelle aussi inattendue n’éclata au sein de l’Angleterre stupéfaite !

Les Anglais sont passionnés pour ces grands faits géographiques ; ils se sentirent émus et fiers, depuis le lord jusqu’au cokney, depuis le prince-merchant jusqu’à l’ouvrier des docks.

La nouvelle de la grande découverte courut sur tous les fils télégraphiques du Royaume-Uni avec la rapidité de la foudre ; les journaux inscrivirent le nom d’Hatteras en tête de leurs colonnes comme celui d’un martyr, et l’Angleterre tressaillit d’orgueil.

On fêta le docteur et ses compagnons, qui furent présentés à Sa Gracieuse Majesté par le Lord Grand-Chancelier en audience solennelle.

Le gouvernement confirma les noms d’île de la Reine, pour le rocher du pôle Nord, de mont Hatteras, décerné au volcan lui-même, et d’Altamont-Harbour, donné au port de la Nouvelle-Amérique.

Altamont ne se sépara plus de ses compagnons de misère et de gloire, devenus ses amis ; il suivit le docteur, Bell et Johnson à Liverpool, qui les acclama à leur retour, après les avoir si longtemps crus morts et ensevelis dans les glaces éternelles.

Mais cette gloire, le docteur Clawbonny la rapporta sans cesse à celui qui la méritait entre tous. Dans la relation de son voyage, intitulée : « The English at the North-Pole, » publiée l’année suivante par les soins de la Société royale de géographie, il fit de John Hatteras l’égal des plus grands voyageurs, l’émule de ces hommes audacieux qui se sacrifient tout entiers aux progrès de la science.

Cependant, cette triste victime d’une sublime passion vivait paisiblement dans la maison de santé de Sten-Cottage, près de Liverpool, où son ami le docteur l’avait installé lui-même. Sa folie était douce, mais il ne parlait pas, il ne comprenait plus, et sa parole semblait s’être en allée avec sa raison. Un seul sentiment le rattachait au monde extérieur, son amitié pour Duk, dont on n’avait pas voulu le séparer.

Cette maladie, cette « folie polaire », suivait donc tranquillement son cours et ne présentait aucun symptôme particulier, quand, un jour, le docteur Clawbonny, qui visitait son pauvre malade, fut frappé de son allure.

Depuis quelque temps, le capitaine Hatteras, suivi de son fidèle chien qui le regardait d’un œil doux et triste, se promenait chaque jour pendant de longues heures ; mais sa promenade s’accomplissait invariablement suivant un sens déterminé et dans la direction d’une certaine allée de Sten-Cottage. Le capitaine, une fois arrivé à l’extrémité de l’allée, revenait à reculons. Quelqu’un l’arrêtait-il ? il montrait du doigt un point fixe dans le ciel. Voulait-on l’obliger à se retourner ? il s’irritait, et Duk, partageant sa colère, aboyait avec fureur.

Le docteur observa attentivement une manie si bizarre, et il comprit bientôt le motif de cette obstination singulière ; il devina pourquoi cette promenade s’accomplissait dans une direction constante, et, pour ainsi dire, sous l’influence d’une force magnétique.

Le capitaine John Hatteras marchait invariablement vers le nord.

FIN