Les Aventures du roi Pausole/Livre I/Chapitre 3

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 23-28).





CHAPITRE III



OÙ L’ON DÉCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TÊTE AUX
PIEDS POUR QUE LE LECTEUR DÉPLORE SA FUITE ET
LA PARDONNE EN MÊME TEMPS.



Si les peintres ont fait des nuditez,
le péché est très grand, parce qu’ils
n’y peuvent bien réussir sans voir
le naturel.
Examen général des condi-
tions
, etc. 1676.


La blanche Aline était fille d’une Hollandaise et probablement aussi du Roi Pausole.

Du moins, personne n’en douta jamais.

Ses cheveux étaient blonds, son teint clair mais sujet à des rougeurs extrêmes, ses narines ouvertes et ses lèvres gaies.

Je sais qu’on n’a pas coutume de tracer le portrait des jeunes filles au delà de leur décolletage. Il n’importe : dans quelques années, nous en sommes tous avertis, cette mode tombera en désuétude et, ne fût-ce que pour engager les peintres dans une voie si recommandable, je ne tiendrai aucun compte des règles établies.

La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois après sa naissance, prenait le plus vif intérêt à suivre le développement de sa gracieuse personne. Il est tout naturel que nous l’accompagnions devant sa glace, où elle se considérait le matin avec tant d’affectueuse curiosité.

Elle y courait dès son réveil, laissant au lit sa longue chemise et ne gardait de sa toilette nocturne que la natte dansante de ses cheveux. L’entrevue avec son image était une scène bien touchante.

Cela commençait par un sourire d’accueil. Et puis éclataient des baisers bruyants, avec les deux mains, avec les dix doigts. Pendant la première minute, sa tendresse pour elle-même dominait. Son regard se disait des choses inoubliables ; c’était une communion d’âmes où sa beauté n’ajoutait rien à une sympathie déjà toute dévouée. Mais, peu à peu, ce sentiment cédait le pas devant un autre, qui se précisait en admiration.

Elle était jeune fille depuis quelques semaines seulement. Source de découvertes sans nombre. Ses seins, formés en si peu de temps, conservaient entre ses mains toute leur fraîcheur de jouets, nouveaux. Familière (et imprudente), l’enfant qu’elle était demeurée attrapait ces roses fragiles comme des ballons en caoutchouc ; elle essayait de les rapprocher ; elle en chatouillait les pointes pâles ; elle leur faisait mille taquineries. Puis, changeant tout à coup de divertissement, la jambe gauche tendue, le genou droit plié, elle mesurait des yeux le galbe d’une hanche très jeune et qui, chaque jour, s’arrondissait. — Au fait, que n’admirait-elle point ? Par une singularité qui lui plaisait comme le reste, elle ne portait pas encore tous les signes extérieurs de son adolescence mais, tout bien examiné, elle trouvait à cela quelque chose de grec qui n’était pas messéant.


Et qui donc aurait-elle aimé si ce n’eût été sa chère image ? Son père ne lui avait pas donné d’autre amie.

On a pu le deviner déjà Pausole, si tolérant pour les mœurs de son peuple, l’était moins pour celles de sa fille.

Autant la chance lui était douce de rencontrer par les chemins de jeunes vierges sans vêtements, autant il se souciait peu de présenter dans le même costume la princesse héritière à ses fidèles sujets. — Non certes, qu’il fût retenu par je ne sais quel esprit de routine ; mais le soleil du Midi est brûlant ; le hâle ne va bien qu’aux brunes ; il donne à la peau des blondes certains tons de langouste cuite, et la blanche Aline aurait perdu bientôt l’épithète homérique qui la distinguait entre toutes les petites filles si l’on avait laissé courir son académie en plein air sans lui donner protection. — Aussi la forçait-on de se vêtir et même de porter ombrelle.


Des raisonnements analogues — je veux dire inspirés aussi par une tendresse paternelle — avaient détourné Pausole d’appliquer à sa propre fille ses théories familières sur l’éducation des enfants.

Les moralistes ne redoutent jamais de se montrer contradictoires. Ils pensent à bon droit qu’ils ont assez fait en prêchant la bonne parole et que l’exemple personnel n’est pas un adjuvant nécessaire à l’influence de leurs idées. Sans doute, se disait le Roi, j’entends qu’on élève les marmots avec une liberté extrême et qu’on les laisse à leurs instincts, c’est-à-dire aux premières joies de leur pauvre petite existence. Mais ma fille est née dans des conditions très particulières. Son intérêt commande un traitement spécial. Nulle règle n’est faite pour tout le monde. Bref, il emprisonnait la malheureuse enfant.

Elle avait bien entendu dire que le sort lui accordait trois cent soixante-six belles-mères dont la plupart excellaient en esprit ou en beauté ; mais le harem lui demeurait fermé jour et nuit. Sa mère était depuis longtemps morte. Elle n’avait pas de sœurs, pas de compagnes. Les dames d’honneur elles-mêmes avaient ordre de ne parler à la Princesse qu’en vue de son instruction littéraire. Toutefois, n’imaginant qu’à peine une vie meilleure autre part, la blanche Aline restait gaie.

Le matin, tout le parc lui appartenait. C’était l’heure où dormaient les Reines et le Roi. Elle jouait seule, mais avec le même entrain et la même activité que si une foule d’enfants l’eût mêlée à sa joie. Des arbres étaient ses amis ; de petits coins ses confidents. Elle revenait parfois haletante d’une partie de cache-cache avec un lézard vert ou d’une lutte de vitesse avec un lapin rose.

Et puis, brusquement, un matin, elle trouva plus intéressant de jouer au volant avec sa rêverie et de danser le menuet avec son image.

Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait par sa lettre qu’elle avait quitté le palais avec « quelqu’un de très gentil » qui prétendait veiller sur elle.

Ainsi, dans la solitude même où son père la tenait enfermée, la blanche Aline avait su trouver sans conseils et tout à fait sans exemples, mais secourue heureusement par sa jeune imagination, les camarades qu’il lui fallait à l’âge de ses métamorphoses.