Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 1

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 197-203).



LIVRE TROISIÈME




CHAPITRE PREMIER



COMMENT LE HAREM ABANDONNÉ LEVA L’ÉTENDARD
DE LA RÉVOLTE



Pourquoi l’homme rougirait-il
d’exposer une partie du corps
plutôt qu’une autre ?
Westermarck.


Le harem ne poussa qu’un cri, mais un cri charivarique, lorsque Mme Perchuque, première dame d’honneur, vint annoncer, au coup de midi, que le Roi était en voyage.

— En voyage ? Il est malade ! dit une voix irrévérencieuse.

— La santé de Sa Majesté est heureusement florissante, répondit la vieille dame en inclinant son bonnet noir. Et Dieu fasse qu’elle le soit longtemps.

— Mais pourquoi s’en va-t-il ? On nous l’a changé.

— Ah ! cria Diane à la Houppe. Il est parti avec une femme !

Mme Perchuque, les coudes au corps, leva les mains et les yeux.

— Un adultère, Seigneur ! Y pensez-vous, mesdames ? Le Roi est incapable d’agir à l’égard de Vos Majestés avec cette dépravation. Il a quitté ce palais dans le dessein de rechercher Son Altesse la Princesse Aline qui a mystérieusement disparu avant-hier. Quarante gardes le précèdent. Un page le suit. M. Taxis l’accompagne.

À ces mots, le tintamarre devient général.

— Taxis est parti ! Taxis ! Plus de Taxis ! répétaient trois cents voix délirantes.

— Mais alors nous sommes en vacances ? dit la Reine Gisèle qui sortait du couvent.

— Aux Jardins ! Aux Jardins ! Criait-on.

— Non ! au Théâtre ! Nous jouerons des charades.

— À la Salle des Fêtes !

— Au Quartier des Pages !

Épouvantée, Mme Perchuque se précipita vers la porte et la barra de son maigre corps.

— Mesdames ! Mesdames ! quelle pétulance, en vérité, quel égarement !

— Laissez-nous passer, bonne Perchuque…

— Je ne le puis !

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que le seigneur Taxis a daigné me transmettre les devoirs de sa charge en même temps que sa responsabilité… Je vous adjure, mesdames, de comprendre mon émotion. Si je me montre indigne de la confiance qu’on me témoigne, c’en est fait pour moi de la place que j’occupe à vos pieds. Je serai chassée du palais, dégradée, exilée peut-être…

— Tant mieux ! lui répondit-on. Perchuque, nous ne vous connaissons plus. Puisque vous remplacez Taxis, vous êtes la dernière des coquines et vous allez payer pour lui.

Du milieu de la salle on cria :

— Écoutez !

— Je demande la parole, disait une joyeuse petite voix.

Et au-dessus du tapis noir et jaune et roux que formaient les têtes pressées des femmes, on distingua les formes enfantines de la future Reine Fannette, que ses compagnes traitaient comme une petite sœur et que le Roi ne voulait point connaître à l’âge où elle-même l’eût permis.

Juchée à cheval sur la nuque tiède de sa grande amie Alberte et croisant ses deux flûtes sur des seins qu’elle enviait, elle dressait en l’air sa main droite qui claquait d’un doigt contre l’autre.

— La parole ! Je demande la parole !

— La parole est à Fannette ! acquiesça l’assemblée.

On l’entoura.

— Mes amies, cria-t-elle, on nous traite comme des enfants…

— C’est honteux !

— Quand on nous a prises, pauvres innocentes, dans nos internats de jeunes filles, nous avons cru qu’on nous délivrait ; mais nous n’avons fait que changer de bagne.

— C’est vrai !

— Prison pour prison, j’aime mieux la première. Là-bas, on nous donnait des devoirs, je sais bien ; mais comme nous ne les faisions pas… ça n’en était que plus agréable. Là-bas on nous défendait de jouer au mari dans les dortoirs… mais nous le faisions quand même…

— Oui ! Oui ! c’était plus gentil.

— Là-bas, surtout, nous avions des jours de sortie, des semaines de congé, des mois de vacances, au lieu qu’ici nous passons toute notre vie à pleurer en retenue sans avoir rien fait !

— C’est injuste elle a raison.

— Eh bien, ça ne peut pas durer. Quand l’une de nous demande par hasard vingt-quatre heures de liberté, on lui offre toujours le même choix : la répudiation ou la chaîne. Mettons-nous en grève et nous verrons bien si le Roi répudie trois cent soixante-six femmes comme nous !

D’une seule acclamation, la grève fut votée ; mais Fannette n’avait pas fini. Toujours droite sur la Reine Alberte qui prenait sa part des bravos, elle reprit avec un beau geste :

— Perchuque, voulez-vous nous laisser passer ?

— Je ne puis pas… je ne puis pas… répéta la vieille dame, hérissée d’appréhensions.

— Alors nous allons passer de force, mais vous aurez d’abord une punition sévère, vieille cigogne que vous êtes ! Nous allons vous suspendre par une patte à la statue du bassin, les jupes retournées sur la face pour cacher votre confusion, et nous nous emparerons de votre pantalon blanc comme étendard de la révolte !

Mme Perchuque fut héroïque.

— Victime de mon devoir ? Soit ! dit-elle. Me voici ! J’en mourrai de honte, mais M. Taxis n’aura pas en vain reposé sa confiance sur ma vieille tête.

Quelques jeunes femmes eussent voulu qu’on épargnât à la pauvre aïeule un traitement aussi dénué du respect que l’on doit aux personnes âgées ; mais les foules et les enfants sont implacables.

Au milieu d’un croissant vacarme on suspendit en effet Mme Perchuque par le pied gauche à la petite statue centrale ; sa robe noire eut vite fait de voiler son visage apoplectique ; et son vénérable pantalon descendit le grand escalier, piqué aux pointes d’une hallebarde, tandis qu’à sa suite une foule toute rose frappait du talon des pantoufles les cent marches retentissantes.


Mais quand cette foule, toujours criant, parvint à la porte d’honneur, Taxis était sur le seuil et un brusque silence émana de son regard sur la multitude arrêtée.

— Qu’est-ce à dire ? Glapit-il.

Et ce fut assez. Aussitôt, dispersée à travers les salles, en fuite dans les corridors, en ribambelle jusqu’en haut de l’escalier, l’armée se laissa balayer par la tempête de la déroute. À peine sept ou huit jeunes femmes, celles qui dans les graves circonstances tenaient tête au Grand-Eunuque, demeurèrent-elles crânement à leur place ; et mal leur en prit, comme elles s’y attendaient du reste.

Taxis, tirant un carnet sale :

— J’inscris, dit-il, quelques noms. Vous, madame. Et vous. Et vous. Celles-là seront punies pour les autres. Je me flatte de présenter au Roi un rapport impitoyable et qui sera suivi d’effet.

Pendant ce temps, Diane à la Houppe, au lieu de perdre sa peine à discuter avec cet homme, avait profité du trouble général pour gagner une pièce voisine, interroger une servante, apprendre que Taxis était revenu seul, que le Roi n’avait pas quitté la première maison du hameau, et aussitôt, courant aux écuries qui n’avaient plus de gardes, elle s’en était remise, pour s’enfuir, à la monture de ses promenades.

Taxis commençait à peine son enquête dans le harem, et déjà la jeune Reine parcourait la route, au pas allongé de son méhari.