Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 8

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 252-259).





CHAPITRE VIII



COMMENT TAXIS PRÉTENDIT SUIVRE L’EXEMPLE
DE LA BELLE THIERRETTE



Tout ce qui met les hommes dans
une dépendance les uns des autres par rap-
port à leurs plaisirs contribue infiniment
à donner à leurs mœurs une impression
de tendresse et d’humanité, si nécessaire
au bonheur de la société en général ;
aussi a-t-on remarqué que les hommes
disgraciés de la nature sont de tous les
mortels les plus insociables.
Fréron. — 1776.


Le huguenot, d’un air à la fois obséquieux et vain, les yeux fermés et la bouche ouverte, salua.

Aussitôt, Diane à la Houppe s’assit de côté sur sa chaise en affectant de lui tourner le dos. Le bras droit sur le dossier, elle éleva mollement sa main, gauche vers le page et lui dit :

— Pourquoi ne lisez-vous pas ?

— Madame, répondit Giglio, tous mes vers peuvent être mis entre les mains des jeunes filles, car ils parlent précisément de ce qui les intéresse le plus. Mais ils ne sont pas écrits pour M. Taxis, et, tant que M. Taxis sera là, je vous demande la permission de ne pas lui donner prétexte à scandale.

— Malheur à celui par qui le scandale arrive ! dit Taxis lugubrement. Mais il faut que le scandale arrive ! Mais il faut que le scandale arrive !

— Qui est ce monsieur ? murmura Philis.

— Il est mal tenu, dit Galatée.

— Tu as vu ses mains ?

— Ah ! et son cou !

— Ses dents !

— Sa barbe !

— Et sa cravate ! Oh ! sa cravate !

— Comme il serait vilain tout nu ! Il fait très bien de s’habiller.

En même temps, Taxis s’approchait du Roi :

— Sire, dit-il à voix haute, j’ai l’honneur de vous demander un entretien particulier. Il y va des intérêts les plus graves. J’ose vous rappeler qu’à partir de minuit Votre Majesté daigne m’honorer de sa confiance et j’insiste pour être entendu.

— Nous nous retirons, fit M. Lebirbe.

— Non, fit Pausole. Restez…

— Dès lors, je dois me taire, dit Taxis.

— Ah ! quel ennui ! répéta le Roi, quel ennui ! Ne pouvez-vous prendre vos résolutions tout seul sans venir me troubler à pareille heure ?

— Votre Majesté me donne carte blanche ?

— Bien entendu.

— Il suffit.

Et, se dirigeant vers le page :

— Je vous arrête, monsieur !

— Ciel s’écria Mme  Lebirbe.

— Un instant ! dit Pausole. Vous êtes fou, mon ami ; je serai obligé de vous destituer si vous vous comportez de cette façon grossière vis-à-vis de mon meilleur page, chez le plus digne de mes sujets. Madame, je vous prie d’oublier une scène déplorable et dont j’ai l’esprit soulevé ! Taxis est un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d’un zèle excessif et d’un jugement troublé par je ne sais quel moralisme extravagant et chinois. Il s’excuse auprès de vous des paroles qu’il vient de prononcer ici.

Toutefois M. et Mme  Lebirbe, affolés par cet esclandre, insistèrent pour que le Roi terminât le conflit hors de leur présence et ils se retirèrent en emmenant leurs filles.

Dès qu’ils eurent fermé la porte :

— Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous séparer et de donner raison à l’un ou à l’autre. Arrangez votre querelle entre vous et faites surtout qu’elle soit brève.

Puis il traversa le salon et vint affectueusement s’asseoir auprès de Diane à la Houppe.

Giglio, les bras croisés derrière le dos, se réservait.

Taxis, demeurant à distance, décocha cette vibrante apostrophe :

— Ah çà ! monsieur, c’est donc un principe ? Vous vous êtes donné pour tâche de désigner chaque jour une malheureuse fille, servante ou paysanne, et de la faire outrager par une cohue, ivre de stupre et de luxure ?

— Outrager ? dit doucement Giguelillot.

— Hier, vous ligotiez sur sa couche une camérière du Roi pour la livrer aux atteintes de douze polissons coup sur coup ! Et ce soir c’est une fille de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante satyres ?

— Quarante hommes choisis par vous, monsieur Taxis ! Quarante anachorètes triés sur le volet ! Et voilà ce qu’ils deviennent dès qu’on leur confie une femme ? Ah que la chair est faible ! que la chair est donc faible !

— Le spectacle qu’il m’a fallu contempler ne sortira pas de ma mémoire. Jamais, peut-être, pareille orgie ne s’était déroulée à la face du ciel depuis les tristes âges du paganisme, et, si je n’avais été prévenu, je me serais cru transporté par un songe diabolique dans les sentines de Suburre, dans les lupanars de Capoue ! La misérable fille était écarquillée des quatre membres dans la position la plus critique, au milieu de cinq ou six reîtres qui la souillaient, je ne sais comment, mais tous à la fois, et le reste de la bande chantait une chanson de l’enfer en dansant une ronde autour de la victime.

— Et la victime faisait des difficultés ?

— Non, elle était stoïque ! Ulcérée, je n’en doute pas, ulcérée intérieurement des violences qu’elle subissait, et plus encore du scandale dont ses regards étaient témoins, elle n’en laissait rien paraître. Sa vaillance était bien d’une martyre. Sous l’outrage, elle tendait l’autre joue, elle demandait sans cesse de nouvelles tortures. Avait-elle des péchés à expier ? Je l’ignore ; mais dans les convulsions de l’agonie, la sublime enfant se réjouissait. Elle-même me l’a fièrement crié !

— Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne trouvent jamais qu’elles sont trop entourées.

Ici, Diane à la Houppe soupira longuement.

Mais Taxis trépignait de colère et agitait des doigts frénétiques.

— Riez ! dit-il. Divertissez-vous ! Votre rire est sinistre, jeune homme ! Vous êtes malfaisant et lascif. Vous avez l’âme d’un Borgia ! d’un Richelieu ! d’un Héliogabale !…

Giguelillot fit un pas et interrompit :

— Monsieur, j’ai pour Héliogabale une admiration sans bornes et je suis ravi, de lui ressembler à vos yeux.

— Ah !…

— … Mais vous faites vos comparaisons historiques sur un ton qui ne me plaît en aucune façon…

— Monsieur…

— Et puisque le Roi nous autorise à régler notre querelle entre nous…

— Toutefois…

— … J’exige que vous m’articuliez des excuses…

— Jamais !

— … Ou que vous fixiez avec moi, sans intermédiaire ni délai, les conditions d’une…

— Jamais non plus !

Taxis, d’un naturel bouillonnant mais craintif, reculait d’un pas à chaque mot. Il se buta contre la porte, l’ouvrit, voulut disparaître…

Giguelillot le suivait et le retint par le bras.


Dans la pièce où ils pénétrèrent ensemble, Philis et Galatée, près de leurs dignes parents, attendaient l’issue d’une conférence dont les éclats singuliers les frappaient douloureusement.

— Madame, dit le page avec calme et respect, je ne devrais certainement pas terminer en votre présence une discussion particulière, mais vous l’avez vu naître bien malgré moi et, si vous daigniez y consentir, je vous présenterais mon accusateur, M. le Grand-Eunuque, à qui je demande réparation.

Puis, se tournant vers Taxis qui était devenu livide :

— Monsieur, poursuivit-il, je vous méprise bien sincèrement ; vous êtes sot, ambitieux, servile, vous n’avez ni tact ni courage…

— M’insulteriez-vous ?

— Je ne crois pas.

— Je prends acte de cette déclaration.

— Nous disions donc, reprit Giglio en souriant, que vous manquiez à la fois de courage et de dignité. Néanmoins, je suis prêt à vous accorder l’honneur d’une rencontre…

— Mais je ne le demande pas !

— Je vous l’offre.

— Je le décline.

— Vous refusez de vous battre ?

— Monsieur, l’Éternel a écrit en lettres de flamme, sur le sommet du Sinaï, ce commandement : « Tu ne tueras point. » Christ l’a répété. Paul l’a enseigné aux Gentils. Et vous attendez de moi que je touche une arme de meurtre ! Non, monsieur ! c’est mal me connaître. Je veux suivre le noble exemple qui m’a été donné ce soir dans le petit bois d’oliviers. Moi aussi, sous l’outrage, je tends l’autre joue ! Moi aussi je veux boire l’opprobre jusqu’à la lie ! Moi aussi je m’écarquille sur la claie des afflictions ! Je vous fais des excuses, monsieur ! Je vous fais des excuses publiques ! Je sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil. Voyez : je courbe la tête, et je sens mon cœur réconforté.