Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 7

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 351-359).





CHAPITRE VII


OÙ LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT
LES HÉROÏNES DE CETTE HISTOIRE


Dès que je fus couchée, je lui dis : « — Approchez-vous, mon petit cœur. » Elle ne se fit pas prier et nous nous baisâmes d’une manière fort tendre…
Histoire de Mme la comtesse des Barres.
1742
.


Aline et Mirabelle, sortant de l’hôtel du Coq, arrivèrent à la ville vers dix heures du soir.

Tryphême, endormie aux heures du soleil, s’anime au crépuscule et reste éveillée tard. Toutes les boutiques étaient ouvertes le long des rues pleines de passants quand les deux amies se mêlèrent à la foule, et Mirabelle en profita pour s’habiller sans plus attendre. Le sentiment de sa nudité était le plus désagréable qu’elle eût encore éprouvé. Bien qu’elle coudoyât beaucoup d’autres jeunes filles aussi découvertes qu’elle-même, ses yeux croyaient voir tous les yeux fixés sur un point de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter, — au moins de la part d’une multitude.

Elle entra donc dans une boutique et expliqua ce qu’elle désirait.

— Oh ! madame, fit la marchande, en la considérant des pieds à la tête, ce n’est pas mon intérêt de parler comme je le fais, mais quel dommage d’habiller madame ! Quand on a la poitrine si jeune, le ventre si fin, les jambes si bien faites, peut-on cacher des choses pareilles ?

— C’est mon caprice, dit Mirabelle.

— Alors, mettez des transparents… Je peux faire à madame une petite robe Empire en linon blanc sans doublure, très collante autour des hanches… De loin, cela fait robe, et de près, c’est comme si l’on n’avait rien… J’ai là du linon tout ce qu’il y a de léger. On lirait le journal à travers. Madame veut-elle essayer ?… Ou bien est-ce que madame préfère le tulle noir ? mais c’est plutôt robe de bal.

— Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas de fil, une jupe de toile toute faite et une chemisette bleue, voilà ce qu’il me faut. Donnez-en autant à ma sœur qui désire s’habiller exactement comme moi.

— Enfin, je veux bien, dit la brave femme. Vrai, c’est péché de vous obéir.

Habillées, elles achetèrent des canotiers quelconques, mais de paille et de ruban semblables. Mirabelle y tenait beaucoup.

Puis elles sortirent.


— Grande sœur, dit Line en souriant, où irons-nous passer la nuit ?

Malgré le conseil de Giguelillot, Mirabelle répondit vivement :

— À l’hôtel.

— Pourquoi pas dans cette maison dont le page nous a donné l’adresse ?

— Cela m’effraye, tous ces garçons et toutes ces petites filles ensemble…

Ils doivent tant s’amuser ! Tu ne veux pas aller voir ?

— On nous retiendrait peut-être… Je ne suis pas tranquille. L’hôtel est plus sûr.

— Le page disait bien le contraire. Et il est si intelligent !… N’est-ce pas qu’il est gentil, ce petit page, Mirabelle ?

— Ah !… tu trouves ?

— Oui… J’aime beaucoup ses yeux.

— Moi pas !

— Oh ! je t’ai fait de la peine. Tu es devenue blanche…

— Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton avis, voilà tout.

— Mais comme tu es nerveuse ! Pourquoi t’ai-je dit cela ?… Pardon, Mirabelle, je ne le dirai plus… Viens dans un petit coin noir, tout de suite…

— Pourquoi ?

— Pour que je t’embrasse… Si tu me le permets.

Elles prirent une rue obscure et trouvèrent l’abri souhaité : derrière un tombereau de sable qu’on avait laissé là sur cales, les deux jeunes filles, bouche à bouche, se prouvèrent une fidèle tendresse.

— Viens, soupira Mirabelle. Dépêchons-nous, il est tard. Il nous faut une chambre, tu sais.

— Oui, dit Line, j’ai bien sommeil encore. Depuis trois jours j’ai si peu dormi… Je me sens faible, faible, ce soir. Et j’ai mal aux jambes… Comment cela se fait-il ? Nous n’avons guère marché pourtant ?

— C’est parce que tu grandis. Je suis contente de cela. Bon signe, ma chérie.

Line croyait tout ce qu’on lui disait et ne s’inquiéta pas davantage.

Dans une avenue silencieuse, elles s’arrêtèrent devant un hôtel qui paraissait très convenable et qui avait pour enseigne : Hôtel du Sein-Blanc et de Westphalie.

Elles y pénétrèrent. Mirabelle choisit une chambre à grand lit, très vaste, avec des miradores qui lui assuraient une précieuse fraîcheur.

Au moment où elles gagnaient l’ascenseur, la directrice prit à part Mirabelle et s’excusa profondément : l’hôtel avait six attachés chargés du service de nuit près des dames qui voyageaient seules ; mais il était venu dans l’après-midi une famille de sept Anglaises qui avaient retenu par télégramme toute cette partie du personnel, et la maison se trouvait ainsi démunie pour quarante-huit heures. La directrice offrit de les remplacer, au moins dans la mesure du possible, en réveillant les deux petits grooms, qui étaient sans doute un peu jeunes, mais passaient pour très gentils. Elle demandait, en outre, si ces dames resteraient plusieurs jours afin de les inscrire sur-le-champ pour les premiers attachés disponibles.

Mirabelle la laissa parler ; puis elle répondit simplement :

— Ma petite sœur et moi, madame, nous n’avons besoin de personne.

À peine enfermées dans leur chambre, elles se déshabillèrent avec lassitude, Line dormait en faisant sa toilette et restait les doigts dans les cheveux sans pouvoir terminer sa natte.

Mirabelle, mélancolique, mais patiente et résignée, la coucha comme une enfant.

— Bonsoir, Mirabelle… Dors bien… murmura Line, en tendant la bouche, mais sans pouvoir rouvrir les yeux.

— Bonsoir, ma chérie… je ne t’éveillerai pas.

— Bien gentille… bonne nuit.

Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement le petit corps entre ses belles jambes jalouses, posa sa tête blonde sur sa poitrine et ne put s’endormir que longtemps, longtemps après.

..................

Elle s’éveilla cependant la première, sonna, sauta du lit et sortit dans le couloir afin de donner ses ordres silencieusement.

Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brassées, des bottes de fleurs. Elle en mit partout, sur les tables, la cheminée, les divans, les chaises, les consoles. Elle en mit derrière les cadres, dans les marges de toutes les glaces, et jusque dans les gonds des hautes portes-fenêtres ouvertes. Elle en joncha le tapis, elle en couvrit la couche. Autour du cher profil de Line endormie elle en rougit l’oreiller blanc, et Line fut éveillée par leur immense parfum.

Les deux mains jointes sous la joue, souriante des yeux et de la bouche, la natte ramenée sur la poitrine et un sein dans le pli du coude, elle appela Mirabelle qui mit un genou en terre comme si elle mimait un ballet d’amour.

Line avait l’âme reconnaissante. Elle réunit ses bras nus derrière le cou de son amie, ébaucha quelques baisers plus sonores que voluptueux, puis tourna doucement la tête de Mirabelle de façon à poser l’oreille sur sa bouche et lui offrit sans détours ce que la jeune fille pouvait désirer de plus agréable à ses tentations.

Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouvé douze heures durant toute la discrétion dont elle était susceptible, elle jugea qu’elle avait atteint l’extrême limite de la réserve et qu’il lui devenait permis de se montrer enfin telle que les dieux l’avaient faite.

Sa franchise, durant quatre heures, se montra sous tous les aspects. Après plusieurs attendrissements qui l’ébranlèrent jusqu’au fond de sa jeune et prompte émotion, Line avoua qu’elle était décidément souffrante et qu’elle n’aurait pas même la force de se lever pour déjeuner sur une chaise.

Elle prit son repas au bord du lit.

Cependant, la journée s’avançait. Mirabelle rangea la chambre, reçut les vêtements, les plia, en ancienne apprentie soigneuse, et, comme il fallait bien méditer aussi les exigences de la vie pratique, elle visita les porte-monnaie et fit le compte des richesses communes.

Deux journées d’auberge au village, les achats de vêtements, les fleurs, avaient absorbé les trois quarts de ce que contenaient les petites bourses…

Mirabelle, toute soucieuse, ébaucha des combinaisons…

— À quoi penses-tu ? demanda Line.

— À toi, chérie… Il faut que je sorte…

— Tu penses à moi et tu me quittes ?

— Pas pour longtemps… Deux heures peut-être… Si je n’étais pas rentrée à l’heure du dîner, tu ne t’inquiéterais pas, le promets-tu ?

— Oh ! mais comme je vais m’ennuyer ! Pourquoi faut-il que tu sortes ?

— Ne me demande pas… C’est pour nous deux…

Dès que je serai sortie, ferme bien la porte, n’est-ce pas ? et ne laisse entrer personne… Puisque tu es fatiguée, tu devrais faire une longue sieste en m’attendant…

Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune et la fixa au second oreiller avec une épingle à cheveux.

— Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour que tu ne te sentes pas seule…