Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 9

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 376-384).





CHAPITRE IX


OÙ GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX


Le garçon est pour la fille,
La fille est pour le garçon ;
Quoi qu’on fasse et qu’on babille,
Ce n’est, ma foi, que vétille,
Que mystère et que façon.
Le filet est pour l’anguille
Et le trou pour la cheville,
La limace à la coquille,
La coquille au limaçon.
Le garçon est pour la fille,
La fille pour le garçon.

Le manche pour la faucille
Et la balle pour la grille,
Le fil pour la canetille

Et la pomme pour l’arçon.
L’appât est pour l’hameçon,
Le bout pour le nourrisson,
Et l’oiseau pour le buisson,
Et le garçon pour la fille.
Le cheval est pour l’étrille
Et pour le caparasson,
Le tillac est pour la quille.
La cage pour le pinson,
Et l’étang pour le poisson,
Et l’ente pour l’écusson,
Et l’épy pour la moisson.
Le rocher est pour l’anguille,
La fille pour le garçon.
............

Virelai de Claude Le Petit. — 1660.


Lorsque Giguelillot se fendit enfin hôtel du Sein-Blanc et de Westphalie, — car vous pensez bien qu’il y courut — Mirabelle venait de sortir.

Il frappa trois coups discrets, et attendit :

— Qui est là ?

— Moi.

— Vous ?… le page de papa ? dit Line tout bas, dans la serrure.

— Puis-je entrer ?

— On m’a bien défendu d’ouvrir… Mais puisque c’est vous, il n’y a pas de danger.

Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui tendit la joue.

— Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets… Sur l’autre joue aussi… La vôtre maintenant…

Elle soupira.

— J’ai bien des choses à vous dire… Asseyons-nous tout près, sur le canapé… Comment vous appelez-vous ?

— Djilio.

— Oh quel joli nom ! dit Line.


Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque femme trouve à dire des banalités diverses, selon les amants qu’elle rencontre, chaque homme n’entend pas plus de six phrases de la part de toutes les maîtresses, comme si elles répétaient en secret pour lui réciter le même rôle.


— Quel hasard ! s’écria Line. Je pensais justement à vous… Laissez-moi vous regarder… Je me suis presque disputée avec mon amie à propos de vos yeux… Je les trouvais très jolis. On a prétendu que non. Mais j’ai raison contre elle, Djilio. Ils sont bien jolis, vos yeux.

— Tout à fait quelconques, dit Giglio ; s’ils s’animent quand ils vous regardent, Altesse, c’est à vous qu’ils le doivent.

— Ne m’appelez pas Altesse, vous m’intimidez. Dites-moi Line, c’est plus gentil.

Mais il ne la nomma d’aucune façon, car, avec un trouble apparent qui n’était pas, cette fois, volontaire, il ne trouva plus rien qui lui semblât digne d’être dit à la blanche Aline.

Le premier jour où il l’avait vue, dans cette autre chambre d’hôtel où s’étaient précipités des événements si rapides, les circonstances ne se prêtaient guère à une contemplation tendre. Mirabelle, présente et jalouse, ne se laissait pas oublier. Aline inquiète montrait un visage altéré. Scène étourdissante et brève, ce quart d’heure singulier s’en était allé en folie dans le tourbillon de son souvenir.

Là, au contraire, dans le silence de ses yeux et si près de son visage charmant, il la vit semblable à elle seule.

Diane à la Houppe lui parut trop sensuelle ; Philis trop exempte de tendresse. L’une dévorait et l’autre jouait, mais aucune des deux n’avait dans le regard cette petite flamme continue qui appelle et retient l’amour au moment où elle le révèle. Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait pas les paupières et qui laissait entr’ouverte, comme pour un baiser toujours prêt, sa petite bouche plus haute que large de jeune fille encore enfant.


Il ne lui parlait point. Il n’aurait su que lui dire. Vaguement, et une à une, les phrases qu’il avait répétées cent fois se présentèrent à son esprit. D’abord il les rejeta, puis avec un sourire presque triste, il pensa que, sur un autre ton, ces phrases-là ne seraient plus les mêmes. Il se dit que ses hyperboles, et les plus invraisemblables, se trouveraient mieux que jamais en situation ; que les petits mensonges de la galanterie, excusables dans une aventure, deviendraient tout à fait touchants au début d’une passion réelle ; enfin qu’il pouvait sans faute abuser sa nouvelle amie selon ses méthodes, ordinaires, sachant qu’il lui ferait plaisir et sentant combien cela lui était dû.

— Qu’avez-vous ? disait Line.

— Je vous aime, fit-il.

— Je vous aime aussi, Djilio je vous aime de tout mon cœur. Je suis bien heureuse en vous le disant.

— Mais moi, je vous aime depuis si longtemps. Vous n’en saviez rien, n’est-ce pas ?

— Depuis longtemps ? répéta Line. Vous m’aimez depuis longtemps ? Mais hier matin je ne vous connaissais pas…

— Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot en soupirant.

— Et vous ne me l’avez jamais dit ?

— Je n’osais pas… Je pensais à vous, mais vous étiez si haut, si loin de moi !… Comment croire que jamais vous consentiriez à m’entendre ?… Je vous aimais d’en bas… Je pensais à vous sans cesse, mais je n’espérais pas que j’arriverais un jour, par un hasard extraordinaire, à vous parler enfin seul à seule, la main dans la main, les yeux dans les yeux…

Line le regardait avec tendresse.

Il poursuivit :

— Vous ne me croyez pas ?

— Oh ! Si !

— Tenez… J’écrivais des vers sur vous…

— Des vers ? Vous faites des vers ? Oh j’aime tant les vers ! Et vous en avez fait sur moi ? C’est vrai ?

— Voulez-vous les lire ?

— Si je veux lire ?… mais oui !

Les voici.

Giguelillot sortit de sa poche son premier volume de vers, feuilleta… Agnès… Alberte… Alexandrine… Alfrède… Alice… Alix… Aline !

— Lisez ! dit-il simplement.

Line s’empara du petit volume et lut avec avidité :


Ah ! quand vous paraissez dans le ciel du loisir,
Lumière de mes nuits si tristes et si brèves,
Idéal renaissant de mon premier désir,
Ne sentez-vous jamais mon âme vous saisir
Et fermer sur vos seins les ailes de ses rêves ?


La petite Line leva de grands yeux.

— Mais qui me dit que ces vers sont pour moi ?

C’est un acrostiche… Vous savez bien ce que c’est qu’un acrostiche ? Vous êtes abonnée au Journal de la jeunesse ? Lisez les premières lettres de chaque vers.

— A, L, I… Aline s’écria-t-elle avec un sourire de joie. Oh ! c’est vrai ! Et comme ils sont jolis ! Je n’en ai jamais lu d’aussi jolis que ceux-là… Mais vous avez beaucoup de talent !

— Quand je parle de vous, Line… C’est vous seule qui m’inspirez… Vous m’avez bien compris ?… Je n’osais pas écrire votre nom dans un volume que tout le monde pouvait lire… Je l’ai caché dans un acrostiche… secrètement… pour vous et pour moi… Personne ne le sait, hors nous deux !

Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion, et sans rien tenter de plus direct envers son petit corps plié, il unit sa bouche à celle qui se tendait, très tendrement, presque avec précaution.

— Comment ! dit Line, vous connaissez cela aussi ?… Mirabelle me disait qu’elle l’avait inventé.

— On le lui avait appris, dit Giguelillot.

— Comme à vous ?

— Oh ! je l’aurais deviné d’instinct, le premier jour où je vous ai vue.

— Mais alors… elle m’a trompée ?

— Elle vous a trompée gentiment.

— C’est égal… Elle m’a dit un mensonge… Je ne le lui pardonnerai de ma vie. C’est si vilain, les mensonges, n’est-ce pas ?

— Rien n’est plus laid, dit Giguelillot.

Line réfléchissait, les lèvres serrées.

— Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle.

Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite Line dans ses bras, la porta sur le lit sans quitter ses lèvres, d’autant plus facilement qu’elle lui disait :

— Oh ! Oui ! mettez-vous là… tout près… tout près…

Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait dans ses bras, très émue :

Mirabelle est une menteuse. Je vous aime plus qu’elle, beaucoup plus qu’elle… Je vous aime… comme je n’ai jamais aimé personne au monde… Oh ! ne vous en allez pas ! ne vous en allez pas !

— Il le faut…

— Mais pourquoi ?

— Le Roi m’attend… Mirabelle va rentrer…

— Je ne veux plus la voir : Je n’aime que vous ! que vous !… Restez là… je voudrais vous toucher depuis les pieds jusqu’à la tête et rester ainsi toujours, les doigts dans vos doigts, la bouche sous la vôtre… Je ne veux pas que vous vous en alliez… Obéissez-moi, enfin !

Giglio brusqua les choses :

— Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici. Mirabelle vous reprendra dans une heure. Elle-même sera prise une heure après et nous ne pourrons plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi vous emprisonnera de nouveau dans vos appartements du palais.

— Alors, emmenez-moi, partons… Est-ce qu’il n’y a pas d’autres pays où nous pourrions vivre tranquilles, sans que personne puisse nous tourmenter ?

Giglio eut pitié de Pausole :

— Vous aimez votre père, ma petite Line. Vous l’aimez beaucoup. Si vous allez où il n’est pas, vous le regretterez bientôt.

— Oui, j’aime papa, mais pourquoi m’enferme-t-il ? Si je reviens au palais, je ne pourrai pas vous revoir et je serai malheureuse comme avant… Car je le sens bien maintenant… J’étais très malheureuse… Je ne m’en doutais guère…

— Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous vous rappelez la maison dont je vous avais parlé hier ? la maison de ces bons vieillards qui recueillent les enfants maltraités et les soignent ?

— Oui, 22, rue des Amandines. Je crois que je me rappelle encore l’adresse.

— Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite. Et quand on vous aura donné la chambre qui vous convient (demandez la section des filles), je me charge de vous en faire sortir avec toute votre liberté.

— Pour toujours ?

— Pour toujours.