Les Aventuriers (Aimard)/XXIII

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F. ROY (p. 187-196).
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XXIII

COMPLICATIONS

Il nous faut maintenant revenir à un de nos personnages, qui n’a jusqu’à présent joué qu’un rôle fort secondaire dans cette histoire, mais qui, ainsi que cela arrive souvent, se trouve appelé, par les exigences de notre récit, à prendre pour quelques instants place au premier rang.

Nous voulons parler du comte don Stenio de Bejar y Sousa, grand d’Espagne de première classe, caballero cubierto, gouverneur pour Sa Majesté Philippe IV, roi d’Espagne et des Indes, de l’île Hispaniola, et mari de doña Clara de Peñaflor.

Le comte don Stenio de Bejar était un véritable Espagnol du temps de Charles-Quint, sec, guindé, rempli de morgue et de suffisance, toujours le poing sur la hanche et le haut du corps rejeté en arrière en parlant, lorsqu’il daignait parler, ce qui lui arrivait le moins souvent possible, non par manque d’esprit, car il était loin d’être sot, mais par paresse et mépris des autres hommes, qu’il ne regardait jamais sans cligner les yeux en relevant avec dédain le coin de ses lèvres.

Grand, bien fait, ayant des manières nobles et des traits fort distingués, le comte, à part son mutisme de parti pris, était un des cavaliers les plus accomplis de la cour d’Espagne, qui cependant, à cette époque, en possédait un grand nombre.

Son mariage avec doña Clara avait, dans le principe, été pour lui une affaire de convenance et d’ambition, mais peu à peu, à force d’admirer le charmant visage de celle qu’il avait épousée, de voir son doux regard se fixer sur lui, d’entendre le timbre mélodieux de sa voix résonner à son oreille, il en était tout doucement devenu amoureux, mais amoureux à la fureur. Comme chez tous les hommes habitués à renfermer et à concentrer intérieurement leurs sentiments, la passion qu’il éprouvait pour doña Clara avait acquis des proportions d’autant plus formidables qu’elle était sans issue et demeurait renfermée dans le cœur du malheureux gentilhomme qui avait la désespérante conviction que jamais elle ne serait partagée par celle qui en était l’objet. Toutes les avances de don Stenio avaient été si péremptoirement repoussées par sa femme, qu’il avait fini par prendre le bon parti de s’abstenir.

Mais, de même que tous les amants éconduits, celui-ci, qui de plus était mari, circonstance fort aggravante dans l’espèce, trop infatué naturellement de son mérite pour attribuer à lui-même sa déconvenue, avait cherché autour de lui quel pouvait être l’heureux rival qui lui enlevait le cœur de sa femme.

Naturellement le comte n’avait pas réussi à trouver ce fantastique rival qui n’existait réellement que dans son imagination ; ce qui avait donné naissance à une jalousie d’autant plus féroce que, ne sachant à quoi s’en prendre, elle s’attaquait à tout.

Donc le comte était jaloux, non pas comme un Espagnol, car en général les Espagnols, quoi qu’on en dise, ne sont pas atteints de cette stupide maladie, mais comme un Italien, et cette jalousie le faisait d’autant plus souffrir que, de même que son amour, il ne pouvait la laisser voir ; de peur du ridicule, il était forcé de la renfermer soigneusement dans son cœur.

Lorsque, grâce à sa protection, ainsi que cela avait été convenu lors de son mariage avec doña Clara, dont il ignorait la précédente union avec le comte de Barmont, son beau-père, le duc de Peñaflor, fut nommé vice-roi de la Nouvelle-Espagne, et que lui obtint le gouvernement de l’île Hispaniola, le comte éprouva un sentiment de joie indicible, un bien-être immense inonda son âme ; il était persuadé qu’en Amérique, sa femme, séparée de ses amis et de ses parents, contrainte de vivre seule et par conséquent de subir son influence, en arriverait, par ennui ou par désœuvrement au pis-aller, à partager son amour, ou du moins à l’accepter ; et puis, aux îles, pas de rivalités à craindre au milieu d’une population à demi sauvage et entièrement absorbée par une passion bien autrement puissante que l’amour, la passion de l’or.

Hélas ! cette fois encore il se trompait ; doña Clara ne lui donna pas plus qu’en Espagne, il est vrai, de prétextes de jalousie, mais il ne réussit pas davantage à s’imposer à elle ; dès le premier jour de son arrivée à Santo-Domingo, elle manifesta le désir de vivre seule et retirée, livrée à des pratiques religieuses, et bon gré mal gré, le comte fut contraint, en enrageant, de se courber devant une résolution qu’il reconnut irrévocable.

Il se résigna ; cependant sa jalousie n’était pas éteinte, si l’on peut employer cette expression, elle couvait sous la cendre, une étincelle aurait suffi pour la faire renaître plus vive et plus terrible.

Cependant, à part ce léger désagrément, la vie que le comte menait à Santo-Domingo était des plus agréables. D’abord il trônait, en sa qualité de gouverneur, voyait tout le monde se courber devant sa volonté, toujours sauf sa femme, la seule peut-être qu’il eût désiré réduire. Il avait des flatteurs et tranchait du maître et seigneur suzerain avec tous ceux qui l’entouraient ; de plus, ce qui n’était nullement à dédaigner, sa position de gouverneur lui valait la perception de certains droits qui arrondissaient rapidement sa fortune à laquelle certaines folies faites pendant la première partie de sa jeunesse avaient occasionné d’assez sérieuses brèches, qu’il s’occupait, faute de mieux, à réparer le plus vite possible, de façon non seulement à les faire complètement disparaître, mais encore à ne pas laisser supposer qu’elles aient pu exister.

Cependant, peu à peu le comte avait fini, non pas par dompter, mais par endormir son amour ; il s’était servi d’une passion pour en déraciner une autre ; le soin d’augmenter sa fortune lui avait fait prendre en patience l’indifférence calculée de la comtesse ; il en était presque arrivé à croire de bonne foi qu’il n’éprouvait plus pour elle qu’une franche et sincère amitié ; d’autant plus que, de son côté, doña Clara, pour tout ce qui ne touchait pas à la passion de son mari pour elle, était charmante ; elle s’intéressait, ou du moins feignait de s’intéresser, aux spéculations commerciales que, sous des noms supposés, à l’exemple de ses prédécesseurs, le comte ne craignait pas de faire, et parfois même, avec cette netteté de jugement que possèdent si bien les femmes dont le cœur est libre, elle lui donnait, sur des affaires fort épineuses, d’excellents avis dont le comte profitait et avait naturellement toute la gloire.

Les choses étaient en cet état lorsque arriva l’épisode des flibustiers raconté par le mayordomo à don Sancho de Peñaflor.

Cette lutte insensée de cinq hommes contre toute une ville, lutte de laquelle ils étaient sortis vainqueurs, avait causé au comte une rage d’autant plus grande que les flibustiers avaient, en quittant la ville, emmené la comtesse avec eux pour s’en faire un otage. Il avait alors compris combien il s’était abusé en supposant que son amour et sa jalousie étaient éteints. Pendant les deux heures que la comtesse demeura absente, le comte souffrit une torture d’autant plus horrible que la rage qu’il éprouvait était impuissante et la vengeance impossible, du moins dans le présent.

Aussi, dès ce moment, le comte voua aux aventuriers une haine implacable et jura de leur faire une guerre sans merci.

Le retour de la comtesse saine et sauve, et traitée avec le plus grand respect par les aventuriers pendant qu’elle était demeurée en leur pouvoir, calma le courroux du comte au point de vue marital, mais l’insulte qu’il avait reçue en qualité de gouverneur était trop grave pour qu’il renonçât à la venger.

Dès ce moment les ordres les plus formels furent expédiés à tous les chefs de corps pour redoubler de surveillance et donner la chasse aux aventuriers partout où on les rencontrerait ; de nouvelles cinquantaines formées d’hommes résolus furent organisées, les quelques aventuriers qu’on réussit à surprendre, impitoyablement pendus. La tranquillité se rétablit, le calme et la confiance des colons, un instant ébranlés, reparurent et tout en apparence reprit l’ordre accoutumé.

La comtesse avait manifesté le désir d’aller rétablir sa santé par un séjour de quelques semaines au hatto del Rincon, et le comte, auquel son médecin avait communiqué ce désir, n’y avait rien trouvé que de fort naturel ; il avait vu assez tranquillement s’éloigner sa femme, convaincu que dans l’endroit où elle se rendait elle n’aurait aucun danger à redouter et persuadé intérieurement que cette condescendance de sa part serait appréciée par la comtesse et qu’elle lui en saurait gré.

Elle était donc partie, accompagnée seulement de quelques domestiques et esclaves de confiance, heureuse d’échapper pour quelque temps à la contrainte qu’elle était forcée de s’imposer à Santo-Domingo et nourrissant l’audacieux projet que nous lui avons vu si heureusement exécuter.

C’était une heure environ après le départ de don Sancho de Peñaflor pour aller rejoindre sa sœur au hatto del Rincon : le comte terminait son déjeuner, il se préparait à se retirer dans un boudoir intérieur pour faire la siesta, lorsqu’un huissier se présenta dans la salle à manger et, après s’être excusé de déranger en ce moment Son Excellence, il lui annonça qu’un homme qui ne voulait pas dire son nom mais qui prétendait être bien connu du gouverneur, insistait pour être introduit en sa présence, ayant, disait-il, à lui faire des communications de la plus haute importance.

Le moment était mal choisi pour demander une audience, le comte avait envie de dormir ; il répondit à l’huissier que, si sérieuses que fussent les communications de l’inconnu, il ne les croyait pas cependant assez importantes pour leur sacrifier sa siesta ; qu’en conséquence il le congédiât en lui annonçant que le gouverneur ne serait pas libre avant quatre heures du soir et que si l’inconnu voulait revenir, alors il serait reçu.

Le comte renvoya l’huissier sur ces paroles, et se leva en murmurant à part lui tout en se dirigeant vers son boudoir :

Dios me salve ! si on croyait tous ces bribones, on n’aurait pas un instant de repos.

Là-dessus, il s’étendit commodément sur un large hamac pendu au frais, d’un angle à l’autre du boudoir, ferma les yeux et s’endormit.

La siesta du comte dura trois heures. Ce retard de trois heures fut cause de graves complications.

En s’éveillant, don Stenio ne pensait plus à l’inconnu ; il lui arrivait ainsi d’être si souvent dérangé pour rien par des gens qui prétendaient avoir à traiter d’affaires urgentes, qu’il n’attachait plus la moindre importance à ces demandes d’audience et que les paroles de l’huissier s’étaient complètement effacées de sa mémoire.

Au moment où il entrait dans le salon où d’ordinaire il donnait ses audiences et qui en ce moment était complètement désert, l’huissier se présenta de nouveau.

— Que voulez-vous ? lui demanda-t-il.

— Excellence, répondit l’huissier en s’inclinant respectueusement, cet homme est venu.

— Quel homme ? fit le comte.

— Celui de ce matin.

— Ah ! ah ! eh bien, que veut-il ? reprit le comte, qui ne savait pas ce dont il s’agissait.

— Il désire, monseigneur, que vous lui fassiez l’honneur de le recevoir, ayant, dit-il, des choses de la plus haute gravité à vous annoncer.

— Ah ! fort bien, j’y suis maintenant ; c’est le même homme que vous m’avez annoncé ce matin ?

— Oui, Excellence, le même.

— Et quel est son nom ?

— Il désire ne le dire qu’à Votre Excellence.

— Hum ! je n’aime pas ces précautions, elles ne présagent jamais rien de bon : écoutez, José, lorsqu’il arrivera, vous lui direz que je ne reçois pas les gens qui s’obstinent à garder l’incognito.

— Mais il est là, monseigneur.

— Ah ! eh bien alors ce sera plus facile, dites-le lui tout de suite.

Et il lui tourna le dos ; l’huissier salua et sortit, mais au bout de cinq minutes à peine il rentra.

— Eh bien ! vous l’avez congédié ? demanda le comte.

— Non, monseigneur, il m’a donné cette carte en me priant de la remettre à Votre Excellence. Il prétend qu’à défaut de son nom, elle suffira pour le faire admettre en votre présence.

— Oh ! oh ! fit le comte, voilà qui est curieux, voyons donc ce fameux talisman.

Il prit la carte des mains de l’huissier et y jeta un regard distrait ; mais tout à coup il tressaillit, fronça les sourcils et s’adressant à l’huissier :

— Conduisez cet homme dans le salon jaune, dit-il, qu’il m’attende là, je m’y rends à l’instant. — Diable ! diable ! murmura-t-il, dès qu’il fut seul, il y a longtemps que ce drôle ne m’a donné de ses nouvelles, je le croyais pendu ou noyé ; c’est un coquin adroit, aurait-il en effet quelques nouvelles réellement importantes à m’annoncer ? nous verrons.

Puis, quittant la pièce dans laquelle il se trouvait, il se rendit d’un pas pressé dans le salon jaune où se trouvait déjà l’homme à la carte.

En voyant le gouverneur, celui-ci se leva vivement et fit un respectueux salut.

Le comte se tourna vers le valet qui l’avait suivi pour ouvrir les portes devant lui.

— Je n’y suis pour personne, dit-il, allez.

Le valet sortit ; derrière lui la porte se referma.

— À nous deux, maintenant, dit le comte, en se laissant tomber dans un fauteuil, et en indiquant d’un geste un siège à l’inconnu.

— J’attends les ordres de monseigneur, répondit respectueusement celui-ci.

Don Stenio demeura un instant silencieux et se grattant le front :

— Voilà bien longtemps que vous êtes absent, lui dit-il ; enfin, qu’êtes-vous donc devenu depuis deux grands mois ?

— J’ai exécuté les ordres de Votre Excellence, monseigneur, répondit l’homme.

— Mes ordres ? je ne me souviens pas vous en avoir donné.

— Pardon, monseigneur, si je me permets de rectifier certains faits qui me semblent être sortis de votre mémoire.

— Rectifiez, mon cher, je ne demande pas mieux ; seulement, je vous ferai observer que mon temps est précieux, et que d’autres que vous attendent ma présence.

— Je serai bref, monseigneur.

— C’est ce que je désire, allez.

— Quelques jours après l’affaire des ladrones, Votre Excellence ne se rappelle-t-elle pas avoir dit, dans un moment de colère ou d’impatience, que pour obtenir des renseignements positifs sur les aventuriers, leurs forces, leurs projets, etc., elle donnerait dix mille piastres ?

— En effet, je me rappelle avoir dit cela ; après ?

— Après, eh bien ! monseigneur, j’étais là lorsque Votre Excellence a fait cette promesse. Plusieurs fois déjà Votre Excellence m’a fait l’honneur de m’employer, elle me regardait en parlant, j’ai supposé que c’était à moi qu’elle s’adressait, alors j’ai agi en conséquence.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire, monseigneur, que dans mon dévouement pour le service de Votre Excellence, malgré les dangers sans nombre que j’aurais à courir, je résolus d’aller chercher ces renseignements qu’elle semblait si ardemment désirer, et…

— Et vous êtes allé les chercher ? s’écria en se redressant vivement le comte, qui jusque-là n’avait attaché que fort peu d’attention aux paroles de l’inconnu.

— Mon Dieu ! oui, monseigneur.

— Ah ! ah ! dit-il, en se caressant le menton ; et vous avez appris quelque chose ?

— J’ai appris une foule de choses, monseigneur.

— Tiens, tiens ! voyons donc un peu cela. Seulement, ajouta-t-il en se reprenant, pas de ouï-dire ni de banalités, j’en ai les oreilles farcies.

— Les renseignements que j’aurai l’honneur de donner à Votre Excellence sont puisés à bonne source, monseigneur, puisque, pour me les procurer, je suis allé les chercher jusque dans le repaire de ces ladrones.

Le comte regarda avec admiration cet homme qui n’avait pas craint de s’exposer à un si grand danger.

— S’il en est ainsi, je suis tout oreilles, parlez, señor.

— Monseigneur, reprit l’espion, car nous pouvons lui donner désormais ce nom, j’arrive de Saint-Christophe.

— Eh ! mais, n’est-ce pas dans cette île que se réfugient les bandits ?

— Oui, monseigneur, et qui plus est, je suis revenu sur un de leurs navires.

— Oh ! oh ! fit le gouverneur, contez-moi donc cela, cher don Antonio : car c’est ainsi que vous vous nommez, je crois ?

— Oui, monseigneur, don Antonio de la Ronda.

— Vous voyez, reprit en souriant le comte, que j’ai bonne mémoire parfois, et il appuya sur ces mots d’une façon qui fit tressaillir intérieurement l’espion de joie.

Celui-ci raconta alors de quelle façon il s’était introduit dans l’île, comment il avait été découvert et fait prisonnier par Montbars qui l’avait embarqué sur un de ses navires ; comment une grande expédition avait été décidée par les aventuriers contre l’île de Saint-Domingue d’abord, puis contre celle de la Tortue, que les ladrones avaient le projet de surprendre et sur laquelle ils se voulaient établir ; et de quelle façon, en arrivant au Port-Margot, il avait réussi à s’échapper et s’était hâté de venir apporter ces nouvelles à Son Excellence le gouverneur.

Le comte avait écouté avec la plus sérieuse attention le récit de don Antonio, et au fur et à mesure que celui-ci avançait, le front du gouverneur devenait plus soucieux : en effet, l’espion ne l’avait pas trompé, ces nouvelles étaient de la plus haute gravité.

— Hum ! répondit-il, et il y a longtemps que les ladrones sont arrivés au Port-Margot ?

— Huit jours, Excellence.

Sangre de Christo ! si longtemps déjà et je n’ai pas été prévenu !

— Malgré la plus grande diligence, contraint de prendre les plus extrêmes précautions pour ne pas retomber aux mains des ladrones qui, sans doute, se sont mis à ma poursuite, je ne suis arrivé que ce matin et suis venu directement au palais.


— Écoute, drôle ! reprit-il d’une voix sourde et brisée par la colère, si tu as menti, tu mourras.

Le comte se mordit les lèvres. Par sa faute, plusieurs heures avaient été perdues ; cependant il ne releva pas le reproche indirect que lui adressait l’espion, car il en comprenait toute la justesse.

— Vous avez bravement gagné les dix mille piastres promises, don Antonio, dit-il.

L’espion tressaillit de plaisir.

— Oh ! ce n’est pas tout encore, monseigneur, répondit-il avec un sourire d’intelligence.

— Qu’y a-t-il donc encore ? reprit le comte ; je croyais que vous n’aviez plus rien à m’apprendre ?

— C’est selon, Excellence. J’ai fait mon rapport officiel au gouverneur général de Hispaniola, c’est vrai, rapport fort détaillé même, dans lequel je n’ai rien oublié de ce qui pouvait l’aider à défendre l’île confiée à ses soins.

— Eh bien ?

— Eh bien ! monseigneur, il me reste maintenant à donner, s’il le désire, toutefois, au comte de Bejar certains renseignements qui, je le crois, l’intéresseront.

Le comte fixa sur cet homme un regard investigateur, comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de son âme.

— Au comte de Bejar ? dit-il avec une froideur calculée, que pouvez-vous avoir à lui dire qui l’intéresse, lui particulièrement ? Comme simple gentilhomme je n’ai, que je sache, rien à démêler avec les ladrones.

— Peut-être, monseigneur ; du reste, je ne parlerai que si Votre Excellence me l’ordonne, et encore, avant de m’expliquer, je la prierai de me pardonner ce qu’il pourra y avoir de blessant pour son honneur dans ce que je lui dirai.

Le comte pâlit, ses sourcils se froncèrent.

— Prenez garde, lui dit-il d’une voix sombre, prenez garde de dépasser le but, et, en voulant trop prouver, de tomber dans l’excès contraire ; l’honneur de mon nom n’est pas de ceux dont on se joue, et jamais je n’y laisserai imprimer la moindre tache.

— Je n’ai aucunement l’intention de blesser Votre Excellence, monseigneur, mon zèle seul pour votre service m’a engagé à parler ainsi que je l’ai fait.

— Soit, je veux bien le croire ;, cependant l’honneur de mon nom me regardant seul, je ne reconnais à personne le droit d’y toucher, même dans une bonne intention.

— Monseigneur, j’en demande pardon à Votre Excellence, mais je me suis sans doute mal expliqué : ce que j’ai à vous apprendre ne se rapporte qu’à un complot tramé, à son insu, sans nul doute, contre Mme  la comtesse.

— Un complot tramé contre la comtesse ! s’écria don Stenio avec violence. Que voulez-vous dire, señor ? expliquez-vous sans retard, je l’exige !

— Monseigneur, puisqu’il en est ainsi, je parlerai. Mme  la comtesse ne se trouve-t-elle pas en ce moment aux environs de la petite ville de San-Juan ?

— En effet ; mais comment le savez-vous, puisque, d’après ce que vous m’avez dit, vous n’êtes arrivé que depuis quelques heures à Santo-Domingo ?

— Je le présume, parce que, à bord du navire sur lequel je suis revenu à Hispaniola, j’ai entendu parler d’une entrevue que le principal chef des aventuriers devait avoir d’ici à quelques jours aux environs de l’Artibonite.

— Oh ! s’écria le comte, vous mentez, misérable !

— Dans quel intérêt, monseigneur ? répondit froidement l’espion.

— Que sais-je ? par haine, par envie, peut-être ?

— Moi ! fit-il en haussant les épaules. Allons donc, monseigneur ! Les hommes comme moi, les espions, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, ne se laissent entraîner que par une passion, celle de l’or.

— Mais ce que vous me dites là est impossible ! reprit le comte avec agitation.

— Qui vous empêche de vous assurer que je dis vrai, monseigneur ?

— Ainsi ferai-je, vive Dios ! s’écria-t-il en frappant du pied avec fureur.

Puis, s’approchant de l’espion calme et immobile au milieu de la chambre, et plongeant son regard dans le sien avec une expression de rage impossible à rendre :

— Écoute, drôle ! reprit-il d’une voix sourde et brisée par la colère ; si tu as menti, tu mourras !

— J’accepte, monseigneur ! répondit froidement l’espion ; mais si j’ai dit vrai ?

— Si tu as dit vrai ?… s’écria-t-il ; mais se remettant aussitôt : Mais non, c’est impossible, je le répète ! Et voyant un fugitif sourire errer sur les lèvres de son interlocuteur : Eh bien ! soit, si tu as dit vrai, toi-même tu fixeras ta récompense, et quelle qu’elle soit, sur ma foi de gentilhomme, tu l’auras !

— Merci, monseigneur, répondit-il en s’inclinant ; je reçois votre parole.

Le comte marcha pendant quelques minutes à grands pas dans le salon, en proie à une vive agitation, semblant avoir complètement oublié la présence de l’espion, murmurant des paroles entrecoupées, faisant des gestes de colère, et, selon toute probabilité, roulant dans sa tête de sinistres projets de vengeance ; enfin, il s’arrêta, et s’adressant de nouveau à l’espion :

— Retire-toi, dit-il, mais ne quitte pas le palais, ou plutôt attends. Et saisissant une sonnette sur la table, il l’agita violemment.

Un valet parut.

— Un sous-officier et quatre soldats ! dit-il.

L’espion haussa les épaules.

— À quoi bon toutes ces précautions, monseigneur ? dit-il ; n’est-il pas, au contraire, de mon intérêt de ne pas m’éloigner ?

Le comte l’examina un instant avec attention ; puis, renvoyant le valet du geste :

— Soit, dit-il ; je me fie à vous, don Antonio de la Ronda. Attendez mes ordres, bientôt j’aurai besoin de vous.

— Je ne m’éloignerai pas, monseigneur.

Et après s’être respectueusement incliné, il prit enfin congé et se retira.

Demeuré seul, le comte s’abandonna pendant quelques instants à toute la violence de sa rage si longtemps contenue ; mais, peu à peu, il reprit son sang-froid, la raison lui revint.

— Oh ! je me vengerai ! s’écria-t-il.

Alors, avec une fiévreuse activité, il donna les ordres nécessaires pour que des troupes nombreuses fussent expédiées sur différents points, de façon à complètement investir le hatto del Rincon, vers lequel furent expédiées deux cinquantaines, commandées par des officiers résolus et expérimentés.

Ces mesures prises, les troupes parties, une heure après le coucher du soleil, le comte, enveloppé d’un épais manteau, monta à cheval, et, suivi de don Antonio de la Ronda, qui n’avait eu garde de s’éloigner, et de quelques officiers de confiance, il quitta incognito son palais, traversa la ville sans être reconnu et gagna la campagne.

Se tournant alors vers les personnes qui l’accompagnaient :

— Maintenant, caballeros, dit-il d’une voix sourde, ventre à terre, et ne craignez pas de crever vos chevaux ; des relais sont préparés de distance en distance sur la route.

Il enfonça les éperons dans les flancs de son cheval, qui hennit de douleur, et toute la troupe partit avec la vertigineuse rapidité d’un tourbillon.

— Ah ! Santiago ! ah ! Santiago ! s’écriait parfois le comte en excitant son cheval dont les efforts étaient surhumains, arriverai-je à temps !