Les Aveugles (Maeterlinck)
Les Aveugles.
Le Prêtre.
Trois Aveugles-nés.
Le plus vieil Aveugle.
Le cinquième Aveugle.
Le sixième Aveugle.
Trois vieilles Aveugles en prière.
La plus vieille Aveugle.
Une jeune Aveugle.
Une Aveugle folle.
Une très ancienne forêt septentrionale, d’aspect éternel sous un ciel profondément étoilé. — Au milieu, et vers le fond de la nuit, est assis un très vieux prêtre enveloppé d’un large manteau noir. Le buste et la tête, légèrement renversés et mortellement immobiles s’appuient contre le tronc d’un chêne énorme et caverneux. La face est d’une immuable lividité de cire où s’entr’ouvrent les lèvres violettes. Les yeux muets et fixes ne regardent plus du côté visible de l’éternité, et semblent ensanglantés sous un grand nombre de douleurs immémoriales et de larmes. Les cheveux, d’une blancheur très grave, retombent en mèches roides et rares, sur le visage plus éclairé et plus las que tout ce qui l’entoure dans le silence attentif de la morne forêt. Les mains amaigries, sont rigidement jointes sur les cuisses. — À droite, six vieillards aveugles sont assis sur des pierres, des souches et des feuilles mortes. — À gauche, et séparées d’eux par un arbre déraciné et des quartiers de roc, six femmes, également aveugles, sont assises en face des vieillards. Trois d’entre elles prient et se lamentent d’une voix sourde et sans interruption. Une autre est extrêmement vieille. La cinquième, en une attitude de muette démence, porte, sur les genoux, un petit enfant endormi. La sixième est d’une jeunesse éclatante et sa chevelure inonde tout son être. Elles ont, ainsi que les vieillards, d’amples vêtements, sombres et uniformes. La plupart attendent les coudes sur les genoux et le visage entre les mains ; et tous semblent avoir perdu l’habitude du geste inutile et ne détournent plus la tête aux rumeurs étouffées et inquiètes de l’Île. De grands arbres funéraires, des ifs, des saules pleureurs, des cyprès, les couvrent de leurs ombres fidèles. Une touffe de longs asphodèles maladifs fleurit, non loin du prêtre, dans la nuit. Il fait extraordinairement sombre, malgré le clair de lune qui, ça et là, s’efforce d’écarter un moment les ténèbres des feuillages.
Il ne revient pas encore ?
Vous m’avez éveillé !
Je dormais aussi.
Il ne vient pas encore ?
Je n’entends rien venir.
Il est temps de rentrer à l’hospice.
Il faudrait savoir où nous sommes.
Il fait froid depuis son départ.
Quelqu’un sait-il où nous sommes ?
Nous avons marché très longtemps ; nous devons être très loin de l’hospice.
Ah ! les femmes sont en face de nous ?
Nous sommes assises en face de vous.
Attendez, je viens près de vous. Il se lève et tâtonne. – Où êtes-vous ? – Parlez ! que j’entende où vous êtes !
Ici ; nous sommes assises sur des pierres.
Il y a quelque chose entre nous…
Il vaut mieux rester a sa place !
Où êtes-vous assises ? – Voulez-vous venir auprès de nous ?
Nous n’osons pas nous lever !
Pourquoi nous a-t-il séparés ?
J’entends prier du côté des femmes.
Oui ; ce sont les trois vieilles qui prient.
Ce n’est pas le moment de prier !
Vous prierez tout à l’heure, au dortoir !
Je voudrais savoir à côté de qui je suis assis ?
Je crois que suis près de vous.
Nous ne pouvons pas nous toucher !
Cependant, nous ne sommes pas loin l’un de l’autre. Il tâtonne autour de lui, et heurte de son bâton le cinquième aveugle, qui gémit sourdement. Celui qui n’entend pas est à côté de nous !
Je n’entends pas tout le monde ; nous étions six tout à l’heure.
Je commence à me rendre compte. Interrogeons aussi les femmes ; il faut savoir à quoi s’en tenir. J’entends toujours prier les trois vieilles ; est-ce qu’elles sont ensemble ?
Elles sont assises à côté de moi, sur un rocher.
Je suis assis sur des feuilles mortes !
Et la belle aveugle, où est-elle ?
Elle est près de celles qui prient.
Où est la folle et son enfant ?
Il dort ; ne l’éveillez pas !
Oh ! comme vous êtes loin de nous ! Je vous croyais en face de moi !
Nous savons, à peu près, tout ce qu’il faut savoir : causons un peu, en attendant le retour du prêtre.
Il nous a dit de l’attendre en silence.
Nous ne sommes pas dans une église.
Vous ne savez pas où nous sommes.
J’ai peur quand je ne parle pas.
Savez-vous où est allé le prêtre ?
Il me semble qu’il nous abandonne trop longtemps.
Il devient trop vieux. Il paraît que lui-même n’y voit plus depuis quelque temps. Il ne veut pas l’avouer, de peur qu’un autre ne vienne prendre sa place parmi nous ; mais je soupçonne qu’il n’y voit presque plus. Il nous faudrait un autre guide ; il ne nous écoute plus, et nous sommes trop nombreux. Il n’y a que les trois religieuses et lui qui voient dans la maison ; et ils sont tous plus vieux que nous ! – Je suis sûr qu’il nous a égarés et qu’il cherche le chemin. Où est-il allé ? – Il n’a pas le droit de nous laisser ici…
Il est allé très loin ; je crois qu’il a parlé sérieusement aux femmes.
Il ne parle plus qu’aux femmes ? – Est-ce que nous n’existons plus ? – Il faudra bien s’en plaindre à la fin !
À qui vous en plaindrez-vous ?
Je ne sais pas encore ; nous verrons ; nous verrons. – Mais où donc est-il allé ? – Je le demande aux femmes.
Il était fatigué d’avoir marché si longtemps. Je crois qu’il s’est assis un moment au milieu de nous. Il est très triste et très faible depuis quelques jours. Il a peur depuis que le médecin est mort. Il est seul. Il ne parle presque plus. Je ne sais ce qui est arrivé. Il voulait absolument sortir aujourd’hui. Il disait qu’il voulait voir l’Île, une dernière fois, sous le soleil, avant l’hiver. Il paraît que l’hiver sera très long et très froid et que les glaces viennent déjà du Nord. Il était très inquiet ; on dit que les grands orages de ces jours passés ont gonflé le fleuve et que toutes les digues sont ébranlées. Il disait aussi que la mer l’effrayait ; il paraît qu’elle s’agite sans raison, et que les falaises de l’Île ne sont plus assez hautes. Il voulait voir ; mais il ne nous a pas dit ce qu’il a vu. – Maintenant, je crois qu’il est allé chercher du pain et de l’eau pour la folle. Il a dit qu’il lui faudrait aller très loin… Il faut attendre.
Il m’a pris les mains en partant ; et ses mains tremblaient comme s’il avait eu peur.
Puis il m’a embrassée…
Oh ! oh !
Je lui ai demandé ce qui était arrivé. Il m’a dit qu’il ne savait pas. Il m’a dit que le règne des vieillards allait finir, peut-être…
Que voulait-il dire, en disant cela ?
Je ne l’ai pas compris. Il m’a dit qu’il allait du côté du grand phare.
Y a-t-il un phare ?
Oui, au Nord de l’Île. Je crois que nous n’en sommes pas éloignés. Il disait qu’il voyait la clarté du fanal jusqu’ici, dans les feuilles. Il ne m’a jamais semblé plus triste qu’aujourd’hui, et je crois qu’il pleurait depuis quelques jours. Je ne sais pas pourquoi je pleurais aussi sans le voir. Je ne l’ai pas entendu s’en aller. Je ne l’ai plus interrogé. J’entendais qu’il souriait trop gravement ; j’entendais qu’il fermait les yeux et qu’il voulait se taire…
Il ne nous a rien dit de tout cela !
Vous ne l’écoutez pas quand il parle !
Vous murmurez tous quand il parle !
Il nous a dit simplement « Bonne nuit » en s’en allant.
Il faut qu’il soit bien tard.
Il a dit deux ou trois fois « Bonne nuit » en s’en allant, comme s’il allait dormir. J’entendais qu’il me regardait en disant « Bonne nuit ; bonne nuit ! » — La voix change quand on regarde quelqu’un fixement.
Ayez pitié de ceux qui ne voient pas !
Qui est-ce qui parle ainsi sans raison ?
Je crois que c’est celui qui n’entend pas.
Taisez-vous ! – ce n’est plus le moment de mendier !
Où allait-il chercher du pain et de l’eau ?
Il est allé du côté de la mer.
On ne va pas ainsi vers la mer à son âge !
Sommes-nous près de la mer ?
Oui ; taisez-vous un instant ; vous l’entendrez.
Je n’entends que les trois vieilles qui prient.
Écoutez bien, vous l’entendrez à travers leurs prières.
Oui ; j’entends quelque chose qui n’est pas loin de nous.
Elle était endormie ; on dirait qu’elle s’éveille.
Il a eu tort de nous mener ici ; je n’aime pas à entendre ce bruit.
Vous savez bien que l’Île n’est pas grande, et qu’on l’entend, dès qu’on sort de l’enclos de l’hospice.
Je ne l’ai jamais écoutée.
Il me semble qu’elle est à côté de nous aujourd’hui ; je n’aime pas à l’entendre de près.
Moi non plus ; d’ailleurs, nous ne demandions pas à sortir de l’hospice.
Nous ne sommes jamais venus jusqu’ici ; il était inutile de nous mener si loin.
Il faisait très beau ce matin ; il a voulu nous faire jouir des derniers jours de soleil, avant de nous enfermer tout l’hiver dans l’hospice…
Mais j’aime mieux rester dans l’hospice !
Il disait aussi qu’il nous fallait connaître un peu la petite Île où nous sommes. Lui-même ne l’a jamais entièrement parcourue ; il y a une montagne où personne n’a monté, des vallées où l’on n’aime pas à descendre et des grottes où nul n’a pénétré jusqu’ici. Il disait enfin qu’il ne fallait pas toujours attendre le soleil sous les voûtes du dortoir ; il voulait nous mener jusqu’au bord de la mer. Il y est allé seul.
Il a raison ; il faut songer à vivre.
Mais il n’y a rien à voir au dehors !
Sommes-nous au soleil, maintenant ?
Je ne crois pas ; il me semble qu’il est très tard.
Quelle heure est-il ?
Je ne sais pas. – Personne ne le sait.
Est-ce qu’il fait clair encore ? Au sixième aveugle – Où êtes-vous ? – Voyons ; vous qui voyez un peu, voyons !
Je crois qu’il fait très noir ; quand il y a du soleil, je vois une ligne bleue sous mes paupières ; j’en ai vu une, il y a très longtemps ; mais maintenant, je n’aperçois plus rien.
Moi, je sais qu’il est tard quand j’ai faim, et j’ai faim.
Mais regardez le ciel ; vous y verrez peut-être quelque chose !
qui continuent de regarder la terre.
Je ne sais si nous sommes sous le ciel.
La voix résonne comme si nous étions dans une grotte.
Je crois plutôt qu’elle résonne ainsi parce que c’est le soir.
Il me semble que je sens le clair de lune sur mes mains.
Je crois qu’il y a des étoiles ; je les entends.
Moi aussi.
Je n’entends aucun bruit.
Je n’entends que le bruit de nos souffles !
Je crois que les femmes ont raison.
Je n’ai jamais entendu les étoiles.
Nous non plus.
Écoutez ! écoutez ! – Qu’y-a-t-il au-dessus de nous ? – Entendez-vous ?
Quelque chose a passé entre le ciel et nous !
Je ne connais pas la nature de ce bruit. – Je voudrais rentrer à l’hospice.
Il faudrait savoir où nous sommes !
J’ai essayé de me lever ; il n’y a que des épines autour de moi : je n’ose plus étendre les mains.
Il faudrait savoir où nous sommes !
Nous ne pouvons pas le savoir !
Il faut que nous soyons très loin de la maison : je ne comprends plus aucun bruit.
Depuis longtemps, je sens l’odeur des feuilles mortes !
Quelqu’un a-t-il vu l’Île autrefois et peut-il nous dire où nous sommes ?
Nous étions tous aveugles en arrivant ici.
Nous n’avons jamais vu.
Ne nous inquiétons pas inutilement : il reviendra bientôt : attendons encore : mais à l’avenir, nous ne sortirons plus avec lui.
Nous ne pouvons pas sortir seuls !
Nous ne sortirons plus, j’aime mieux ne pas sortir.
Nous n’avions pas envie de sortir, personne ne l’avait demandé.
C’était jour de fête dans l’Île ; nous sortons toujours aux grandes fêtes.
Il est venu me frapper sur l’épaule pendant que je dormais encore, en me disant : Levez-vous, levez-vous, il est temps, le soleil est très haut ! – Était-ce vrai ? Je ne m’en suis pas aperçu. Je n’ai jamais vu le soleil.
Moi, j’ai vu le soleil lorsque j’étais très jeune.
Moi aussi ; il y a des années ; lorsque j’étais enfant ; mais je ne mien souviens presque plus.
Pourquoi veut-il que nous sortions chaque fois que le soleil se montre ? Qui est-ce qui s’en aperçoit ? Je ne sais jamais si je me promène à midi ou à minuit.
J’aime mieux sortir à midi ; je soupçonne alors de grandes clartés ; et mes yeux font de grands efforts pour s’ouvrir.
Je préfère rester au réfectoire, près du bon feu de houille : il y avait un grand feu ce matin…
Il pouvait nous mener au soleil dans la cour ; on est à l’abri des murailles ; on ne peut pas sortir, il n’y a rien à craindre quand la porte est fermée ; – je la ferme toujours. – Pourquoi me touchez-vous le coude gauche ?
Je ne vous ai pas touché : je ne peux pas vous atteindre.
Je vous dis que quelqu’un m’a touché le coude !
Ce n’est pas un de nous.
Mon Dieu ! mon Dieu ! dites-nous donc où nous sommes !
Nous ne pouvons pas attendre éternellement !
Oh ! comme nous sommes loin de l’hospice !
Il est minuit !
Il est midi ! – Quelqu’un le sait-il ? – Parlez !
Je ne sais pas ; mais je crois que nous sommes à l’ombre.
Je ne m’y reconnais plus ; nous avons dormi trop longtemps !
J’ai faim !
Nous avons faim et soif !
Y a-t-il longtemps que nous sommes ici ?
Il me semble que je suis ici depuis des siècles !
Je commence à comprendre où nous sommes…
Il faudrait aller du côté où minuit est sonné…
Entendez-vous ? – Entendez-vous ?
Nous ne sommes pas seuls ici !
Il y a longtemps que je me doute de quelque chose ; on nous écoute. – Est-il revenu ?
Je ne sais pas ce que c’est ; c’est au-dessus de nous.
Les autres n’ont-ils rien entendu ? – Vous vous taisez toujours !
Nous écoutons encore.
J’entends des ailes autour de moi !
Mon Dieu ! mon Dieu ! dites-nous donc où nous sommes !
Je commence à comprendre où nous sommes… L’hospice est de l’autre côté du grand fleuve ; nous avons passé le vieux pont. Il nous a conduits au nord de l’Île. Nous ne sommes pas loin du fleuve, et peut-être l’entendrions-nous si nous écoutions un moment… Il faudrait aller jusqu’au bord de l’eau s’il ne revenait pas… Il y passe, jour et nuit, de grands navires et les matelots nous apercevront sur les rives. Il se peut que nous soyons dans la forêt qui entoure le phare ; mais je n’en connais pas l’issue… Quelqu’un veut-il me suivre ?
Restons assis ! – Attendons, attendons ; – on ne connaît pas la direction du grand fleuve, et il y a des marais tout autour de l’hospice ; attendons, attendons… Il reviendra ; il faut qu’il revienne !
Quelqu’un sait-il par où nous sommes venus ? Il nous l’a expliqué en marchant.
Je n’y ai pas fait attention.
Quelqu’un l’a-t-il écouté ?
Il faut l’écouter à l’avenir.
Quelqu’un de nous est-il né dans l’Île ?
Vous savez bien que nous venons d’ailleurs.
Nous venons de l’autre côté de la mer.
J’ai cru mourir pendant la traversée.
Moi aussi ; – nous sommes venus ensemble.
Nous sommes tous les trois de la même paroisse.
On dit qu’on peut la voir d’ici, par un temps clair ; – vers le Nord. – Elle n’a pas de clocher.
Nous avons abordé par hasard.
Je viens d’un autre côté…
D’où venez-vous ?
Je n’ose plus y songer… Je ne m’en souviens presque plus quand j’en parle… Il y a trop longtemps… Il y faisait plus froid qu’ici…
Moi, je viens de très loin…
D’où venez-vous donc ?
Je ne pourrais pas vous le dire. Comment voulez-vous que je vous l’explique ? – c’est trop loin d’ici ; c’est au delà des mers. Je viens d’un grand pays… Je ne pourrais le montrer que par des signes : mais nous n’y voyons plus… J’ai erré trop longtemps… Mais j’ai vu le soleil et l’eau et le feu, des montagnes, des visages et d’étranges fleurs… Il n’y en a pas de pareilles dans cette Île ; il y fait trop sombre et trop froid… Je n’en ai plus reconnu le parfum depuis que je n’y vois plus… Mais j’ai vu mes parents et mes sœurs… J’étais trop jeune alors pour savoir où j’étais… Je jouais encore au bord de la mer… Mais comme je me souviens d’avoir vu !… Un jour, je regardais la neige du haut d’une montagne… Je commençais à distinguer ceux qui seront malheureux…
Que voulez-vous dire ?
Je les distingue encore à leur voix par moments… J’ai des souvenirs qui sont plus clairs quand je n’y pense pas…
Moi, je n’ai pas de souvenirs…
Quelque chose passe encore sous le ciel !
Pourquoi êtes-vous venue ici ?
À qui demandez-vous cela ?
À notre jeune sœur.
On m’avait dit qu’il pouvait me guérir. Il m’a dit que je verrai un jour ; alors je pourrai quitter l’Île…
Nous voudrions tous quitter l’Île !
Nous resterons toujours ici !
Il est trop vieux ; il n’aura pas le temps de nous guérir !
Mes paupières sont fermées, mais je sens que mes yeux sont en vie…
Les miennes sont ouvertes.
Je dors les yeux ouverts.
Ne parlons pas de nos yeux !
Il n’y a pas longtemps que vous êtes ici ?
J’ai entendu un soir, pendant la prière, du côté des femmes, une voix que je ne connaissais pas ; et j’entendais à votre voix que vous étiez très jeune… j’aurais voulu vous voir, à vous entendre…
Je ne m’en suis pas aperçu.
Il ne nous avertit jamais !
On dit que vous êtes belle comme une femme qui vient de très loin ?
Je ne me suis jamais vue.
Nous ne nous sommes jamais vus les uns les autres. Nous nous interrogeons et nous nous répondons : nous vivons ensemble, nous sommes toujours ensemble, mais nous ne savons pas ce que nous sommes !… Nous avons beau nous toucher des deux mains ; les yeux en savent plus que les mains…
Je vois parfois vos ombres quand vous êtes au soleil.
Nous n’avons jamais vu la maison où nous vivons : nous avons beau tâter les murs et les fenêtres ; nous ne savons pas où nous vivons !…
On dit que c’est un vieux château très sombre et très misérable, on n’y voit jamais de lumière, si ce n’est dans la tour où se trouve la chambre du prêtre.
Il ne faut pas de lumière à ceux qui ne voient pas.
Quand je garde le troupeau, aux environs de l’hospice, les brebis rentrent d’elles-mêmes, en apercevant, le soir, cette lumière de la tour… – Elles ne m’ont jamais égaré.
Voilà des années et des années que nous sommes ensemble, et nous ne nous sommes jamais aperçus ! On dirait que nous sommes toujours seuls !… Il faut voir pour aimer…
Je rêve parfois que je vois…
Moi, je ne vois que quand je rêve…
Je ne rêve, d’ordinaire, qu’a minuit.
Qui est-ce qui m’a touché les mains ?
Quelque chose tombe autour de nous !
Cela vient d’en haut ; je ne sais ce que c’est.
Qui est-ce qui m’a touché les mains ? – Je m’étais endormi ; laissez-moi dormir !
Personne n’a touché vos mains.
Qui est-ce qui m’a pris les mains ? répondez à haute voix, j’ai l’oreille un peu dure…
Nous ne le savons pas nous-même.
Est-on venu nous avertir ?
Il est inutile de répondre ; il n’entend rien.
Il faut avouer que les sourds sont bien malheureux !
Je suis las d’être assis !
Je suis las d’être ici !
Il me semble que nous sommes si loin les uns des autres… Essayons de nous rapprocher un peu ; – il commence à faire froid…
Je n’ose pas me lever ! il vaut mieux rester à sa place.
On ne sait pas ce qu’il peut y avoir entre nous.
Je crois que mes deux mains sont en sang ; j’ai voulu me mettre debout.
J’entends que vous vous penchez vers moi.
J’entends encore un autre bruit…
Je crois que c’est notre pauvre sœur qui se frotte les yeux.
Elle ne fait jamais autre chose ; je l’entends toutes les nuits.
Elle est folle ; elle ne dit jamais rien.
Elle ne parle plus depuis qu’elle a eu son enfant… Elle semble toujours avoir peur…
Vous n’avez donc pas peur ici ?
Qui donc ?
Nous autres tous !
Oui, oui, nous avons peur !
Nous avons peur depuis longtemps !
Pourquoi demandez-vous cela ?
Je ne sais pas pourquoi je le demande !… Il me semble que j’entends pleurer tout à coup parmi nous !…
Il ne faut pas avoir peur ; je crois que c’est la folle…
Il y a encore autre chose… Je suis sûr qu’il y a encore autre chose… Ce n’est pas de cela seul que j’ai peur…
Elle pleure toujours lorsqu’elle va allaiter son enfant.
Il n’y a qu’elle qui pleure ainsi !
On dit qu’elle y voit encore par moments…
On entend pas pleurer les autres…
Il faut voir pour pleurer…
Je sens une odeur de fleurs autour de nous…
Je ne sens que l’odeur de la terre !
Il y a des fleurs, il y a des fleurs autour de nous !
Je ne sens que l’odeur de la terre !
J’ai senti des fleurs dans le vent…
Je ne sens que l’odeur de la terre !
Je crois qu’elles ont raison.
Où sont-elles ? – J’irai les cueillir.
À votre droite, levez-vous.
J’entends que vous brisez des tiges vertes ! Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous !
Ne vous inquiétez pas des fleurs, mais songez au retour !
Je n’ose plus revenir sur mes pas !
Il ne faut pas revenir ! – Attendez. – Elle se lève. – Oh ! comme la terre est froide ! Il va geler. – Elle s’avance sans hésitation vers les étranges et pâles asphodèles, mais elle est arrêtée par l’arbre renversé et les quartiers de roc, aux environs des fleurs. – Elles sont ici ! – Je ne puis les atteindre ; elles sont de votre côté.
Je crois que je les cueille.
Il me semble que j’ai vu ces fleurs autrefois… Je ne sais plus leur nom… Mais comme elles sont malades, et comme leur tige est molle ! Je ne les reconnais presque pas… Je crois que c’est la fleur des morts…
J’entends le bruit de vos cheveux.
Ce sont les fleurs…
Nous ne vous verrons pas…
Je ne me verrai pas non plus… J’ai froid.
Il tonne !
Je crois que c’est une tempête qui s’élève.
Je crois que c’est la mer.
La mer ? – Est-ce que c’est la mer ? – Mais elle est à deux pas de nous ! – Elle est à côté de nous ! Je l’entends tout autour de moi ! – Il faut que ce soit autre chose !
J’entends le bruit des vagues à mes pieds.
Je crois que c’est le vent dans les feuilles mortes.
Je crois que les femmes ont raison.
Elle va venir ici !
D’où vient le vent ?
Il vient du côté de la mer.
Il vient toujours du côté de la mer ; elle nous entoure de tous côtés. Il ne peut pas venir d’autre part…
Ne songeons plus à la mer !
Mais il faut y songer puisqu’elle va nous atteindre !
Vous ne savez pas si c’est elle.
J’entends ses vagues comme si j’allais y tremper les deux mains ! Nous ne pouvons pas rester ici ! Elles sont peut-être autour de nous !
Où voulez-vous aller ?
N’importe où ! n’importe où ! Je ne veux plus entendre le bruit de ces eaux ! Allons-nous-en ! Allons-nous-en !
Il me semble que j’entends encore autre chose. – Écoutez !
Quelque chose s’approche !
Il vient ! Il vient ! Il revient !
Il vient à petits pas, comme un petit enfant…
Ne lui faisons pas de reproches aujourd’hui !
Je crois que ce n’est pas le pas d’un homme !
Qui est-là ? – Qui êtes-vous ? – Ayez pitié de nous, nous attendons depuis si longtemps !… Le chien s’arrête et vient se poser les pattes de devant sur les genoux de l’aveugle. Ah ! ah ! qu’avez-vous mis sur mes genoux ? Qu’est-ce que c’est ?… Est-ce une bête ? – Je crois que c’est un chien ?… Oh ! oh ! c’est le chien ! c’est le chien de l’hospice ! Viens ici ! viens ici ! Il vient nous délivrer ! Viens ici ! viens ici !
Viens ici ! viens ici !
Il vient nous délivrer ! Il a suivi nos traces jusqu’ici ! Il me lèche les mains comme s’il me retrouvait après des siècles !
Viens ici ! viens ici !
Il précède peut-être quelqu’un ?…
Non, non, il est seul. – Je n’entends rien venir. – Il ne nous faut pas d’autre guide ; il n’y en a pas de meilleur. Il nous conduira partout où nous voulons aller ; il nous obéira…
Je n’ose pas le suivre…
Moi non plus.
Pourquoi pas ? Il y voit mieux que nous.
N’écoutons pas les femmes !
Je crois qu’il y a quelque chose de changé dans le ciel ; je respire librement ; l’air est pur maintenant…
C’est le vent de la mer qui passe autour de nous.
Il me semble qu’il va faire clair ; je crois que le soleil se lève…
Je crois qu’il va faire froid…
Nous allons retrouver notre route. Il m’entraîne !… il m’entraîne. Il est ivre de joie ! – Je ne peux plus le retenir !… Suivez-moi ! suivez-moi ? Nous retournons à la maison !…
Où êtes-vous ? Où êtes-vous ? Où allez-vous ? – Prenez garde !
Attendez ! attendez ! Ne me suivez pas encore ; je reviendrai… Il s’arrête. – Qu’y a-t-il ? – Ah ah ! J’ai touché quelque chose de très froid !
Que dites-vous ? On n’entend presque plus votre voix.
J’ai touché !… Je crois que je touche un visage !
Que dites-vous ? – On ne vous comprend presque plus. Qu’avez-vous ? – Où êtes-vous ? – Êtes-vous déjà si loin de nous ?
Oh ! oh ! oh ! – Je ne sais pas encore ce que c’est… – Il y a un mort au milieu de nous !
Un mort au milieu de nous ? – Où êtes-vous ? où êtes-vous ?
Il y a un mort parmi nous, vous dis-je ! Oh ! oh ! j’ai touché le visage d’un mort ! – Vous êtes assis à côté d’un mort ! Il faut que l’un de nous soit mort subitement ! Mais parlez donc, enfin, que je sache ceux qui vivent ! Où êtes-vous ? – Répondez ! répondez tous ensemble !
Je ne distingue plus vos voix !… Vous parlez tous de même !… Elles tremblent toutes !
Il y en a deux qui n’ont pas répondu… Où sont-ils ?
Oh ! oh ! J’étais endormi ; laissez-moi dormir !
Ce n’est pas lui. – Est-ce la folle ?
Elle est assise à côté de moi ; je l’entends vivre…
Je crois… Je crois que c’est le prêtre ! – Il est debout ! Venez ! venez ! venez !
Il n’est pas mort alors !
Où est-il ?
Allons voir !…
Est-il ici ? – Est-ce lui ?
Oui ! oui ! je le reconnais !
Mon Dieu ! mon Dieu ! Qu’allons-nous devenir.
Mon père ! mon père ! – Est-ce vous ? mon père, qu’est-il donc arrivé ? – Qu’avez-vous ? – Répondez-nous ! – Nous sommes tous autour de vous…
Apportez de l’eau ; il vit peut-être encore…
Essayons… Il pourra peut-être nous reconduire à l’hospice.
C’est inutile ; je n’entends plus son cœur. – Il est froid…
Il est mort sans rien dire.
Il aurait dû nous prévenir.
Oh ! comme il était vieux !… c’est la première fois que je touche son visage…
Il est plus grand que nous !…
Ses yeux sont grands ouverts ; il est mort les mains jointes…
Il est mort, ainsi sans raison…
Il n’est pas debout, il est assis sur une pierre…
Mon Dieu ! mon Dieu ! Je ne savais pas tout cela !… tout cela !… Il était malade depuis si longtemps… Il a dû souffrir aujourd’hui !… – Il ne se plaignait pas… Il ne se plaignait qu’en nous serrant les mains… On ne comprend pas toujours… On ne comprend jamais !… Allons prier autour de lui : mettez-vous à genoux…
Je n’ose pas me mettre à genoux…
On ne sait pas sur quoi l’on s’agenouille…
Était-il malade ?… Il ne nous l’a pas dit…
J’ai entendu qu’il parlait à voix basse en s’en allant… Je crois qu’il parlait à notre jeune sœur ; qu’a-t-il dit ?
Elle ne veut pas répondre.
Vous ne voulez plus nous répondre ? – Où donc êtes-vous ? – Parlez !
Vous l’avez trop fait souffrir ; vous l’avez fait mourir… Vous ne vouliez plus avancer ; vous vouliez vous asseoir sur les pierres de la route, pour manger ; vous avez murmuré tout le jour… Je l’entendais soupirer… Il a perdu courage…
Était-il malade ? le saviez-vous ?
Nous ne savions rien… Nous ne l’avons jamais vu… Quand donc avons-nous su quelque chose sous nos pauvres yeux morts ?… Il ne se plaignait pas… Maintenant c’est trop tard… J’en ai vu mourir trois… mais jamais ainsi !… Maintenant c’est à notre tour…
Ce n’est pas moi qui l’ai fait souffrir. – Je n’ai rien dit…
Moi non plus : nous l’avons suivi sans rien dire…
Il est mort en allant chercher de l’eau pour la folle…
Qu’allons-nous faire maintenant ? Où irons-nous ?
Où est le chien ?
Ici ; il ne veut pas s’éloigner du mort.
Entraînez-le ! Écartez-le ! écartez-le !
Il ne veut pas quitter le mort !
Nous ne pouvons pas attendre à côté d’un mort !… Nous ne pouvons pas mourir ici dans les ténèbres !
Restons ensemble ; ne nous écartons pas les uns des autres ; tenons-nous par la main ; asseyons-nous tous sur cette pierre… où sont les autres… Venez ici ! venez ! venez !
Où êtes-vous ?
Ici ; je suis ici. Sommes-nous tous réunis ? – Venez plus près de moi. – Où sont vos mains ? – Il fait très froid.
Oh ! comme vos mains sont froides !
Que faites-vous ?
Je mettais les mains sur mes yeux ; je croyais que j’allais y voir tout à coup…
Qui est-ce qui pleure ainsi ?
C’est la folle qui sanglote.
Elle ne sait pas la vérité ?
Je crois que nous allons mourir ici…
Quelqu’un viendra peut-être…
Je pense que les religieuses sortiront de l’hospice…
Elles ne sortent pas le soir.
Elles ne sortent jamais.
Je pense que les hommes du grand phare nous apercevront…
Ils ne descendent pas de leur tour.
Ils nous verront peut-être…
Ils regardent toujours du côté de la mer.
Il fait froid !
Écoutez les feuilles mortes ; je crois qu’il gèle.
Oh ! comme la terre est dure !
J’entends, à ma gauche, un bruit que je ne comprends pas…
C’est la mer qui gémit contre les rochers.
Je croyais que c’étaient les femmes.
J’entends les glaçons se briser sous les vagues…
Qui est-ce qui grelotte ainsi ? il nous fait trembler tous sur la pierre !
Je ne puis plus ouvrir les mains.
J’entends encore un bruit que je ne comprends pas…
Qui est-ce qui grelotte ainsi parmi nous ? Il fait trembler la pierre !
Je crois que c’est une femme.
Je crois que c’est la folle qui grelotte le plus fort.
On n’entend pas son enfant.
Je crois qu’il tette encore.
Il est le seul qui puisse voir où nous sommes !
J’entends le vent du Nord.
Je crois qu’il n’y a plus d’étoiles ; il va neiger.
Si l’un de nous s’endort, il faut qu’on le réveille.
J’ai sommeil cependant !
Entendez-vous les feuilles mortes ? – Je crois que quelqu’un vient vers nous…
C’est le vent ; écoutez !
Il ne viendra plus personne !
Les grands froids vont venir…
J’entends marcher dans le lointain !
Je n’entends que les feuilles mortes !
J’entends marcher très loin de nous !
Je n’entends que le vent du Nord !
Je vous dis que quelqu’un vient vers nous !
J’entends un bruit de pas très lents…
Je crois que les femmes ont raison !
Oh ! oh ! qu’est-ce qui tombe de si froid sur mes mains ?
Il neige !
Serrons-nous les uns contre les autres !
Écoutez donc le bruit des pas !
Pour Dieu ! faites silence un instant !
Ils se rapprochent ! ils se rapprochent ! écoutez donc !
L’enfant pleure ?
Il voit ! il voit ! Il faut qu’il voie quelque chose puisqu’il pleure ! Elle saisit l’enfant dans ses bras et s’avance dans la direction d’où semble venir le bruit des pas ; les autres femmes la suivent anxieusement et l’entourent. Je vais à sa rencontre !
Prenez garde !
Oh ! comme il pleure ! — Qu’y a-t-il ! — Ne pleure pas. — N’aie pas peur ; il n’y a rien à craindre, nous sommes ici ; nous sommes autour de toi. — Que vois-tu ? — Ne crains rien. — Ne pleure pas ainsi ! — Que vois-tu ! — Dis, que vois-tu ?
Le bruit des pas se rapproche par ici ; écoutez donc ! écoutez donc !
J’entends le frôlement d’une robe contre les feuilles mortes.
Est-ce une femme ?
Est-ce que c’est un bruit de pas ?
C’est peut-être la mer dans les feuilles mortes ?
Non, non ! ce sont des pas ! ce sont des pas ! ce sont des pas !
Nous allons le savoir ; écoutez donc les feuilles mortes.
Je les entends, je les entends presque à côté de nous ! écoutez ! écoutez ! – Que vois-tu ? Que vois-tu ?
De quel côté regarde-t-il ?
Il suit toujours le bruit des pas ! – Regardez ! regardez ! Quand je le tourne il se retourne pour voir… Il voit ! il voit ! Il voit ! – Il faut qu’il voie quelque chose d’étrange !…
Élevez-le au dessus de nous, afin qu’il puisse voir.
Écartez-vous ! écartez-vous ! Elle élève l’enfant au dessus du groupe d’aveugles. – Les pas se sont arrêtés parmi nous !…
Ils sont ici ! Ils sont au milieu de nous !…
Qui êtes-vous ?
Ayez pitié de nous !