Les Bœufs (Léonce Depont)

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes5e période, tome 12 (p. 691-695).
POÉSIES

LES BŒUFS


I. LES PATRIARCHES


L’aiguillon à la main, cambrant son rude torse,
Voici juste quinze ans qu’il accoupla leur force,
Et, depuis ces quinze ans, le rustique bouvier,
Fier de ses bœufs, ne les a pas vus dévier.
Nuls ne savent comme eux, dont fume l’humble haleine,
Traîner un attelage au travers de la plaine ;
Nuls ne savent, d’un pas égal et sûr comme eux,
Achever les travaux des automnes brumeux
Et creuser des sillons sans nombre en ligne droite.
Leurs grands yeux sont des lacs de douceur, où miroite
Un limpide reflet des horizons nacrés ;
Car toute la fraîcheur caressante des prés
Et tout le lumineux tremblement de l’espace
Brillent dans leur regard où l’âme agreste passe.

On dirait, quand parfois songe leur front serein,
A les voir arrêtés, tels que des bœufs d’airain,
Sans redouter des taons la cruelle piqûre,
Que de leur rêve émane une tendresse obscure.
Leur robe aux poils lustrés et leur labeur jumeau
Resteront la légende intime du hameau.
De seuil en seuil le couple énorme est populaire,
Et l’enfant, et l’aïeul, qu’une aube rose éclaire
Ou qu’enveloppe un soir miséricordieux,
Les vénèrent, ainsi qu’en eussent fait des dieux
Ces hommes qui, venus vers le Nil aux eaux calmes,
Des hauts palmiers ont vu jadis frémir les palmes.


II. DERNIERS RAYONS


L’Occident taché d’or rouge, où vient de descendre
Un pur soleil, de qui les vestiges pourprés
Eclaboussent les bois, les landes et les prés,
S’éteint, comme noyé sous une fine cendre.

Tout, par degrés, au loin s’efface, enseveli ;
Et le silencieux paysage, qu’éclaire
Encore la douceur du flux crépusculaire,
Sombre dans le repos qui ramène l’oubli.

Seul, au creux d’un vallon que la pénombre gagne,
Sans broncher conduisant l’attelage en sueur,
Un homme qui s’attarde à la pâle lueur,
Comme un errant fantôme, anime la campagne.

Les bœufs puissans, les bœufs fauves qu’il accoupla
Ont-ils quelque ferveur pour cette œuvre sacrée ?
Tels les trouve l’aurore en leur force qui crée,
Tels inlassablement robustes, les voilà.

A peine l’on distingue, en un brouillard plus dense,
Etrangement confus, le groupe se mouvant
Avec lenteur, massif comme un bronze vivant,
Et dispersant la brume en sa lourde cadence.

Très vagues, confondus au clair-obscur, les bœufs
Semblent des animaux de mirage et de songe.
La nuit de plus en plus grandissante où l’œil plonge
Les vêt de son mystère et les fait monstrueux.

Mais, sous leur joug taillé dans le cœur d’un vieux rouvre,
Ils contemplent d’une âme impassible, certains
D’apparaître vermeils dans les futurs matins,
Le nocturne océan qui déferle et les couvre,


III. LES BŒUFS VENDUS


Les serviteurs vieillis qui, depuis tant d’années,
Avaient, sous l’âpre joug, fertilisé ses champs,
Malgré leurs nobles mœurs aux labeurs attachans,
Quitteront et la ferme et l’étable étonnées.

Les deux bœufs sont vendus, dont l’agreste douceur
Faisait parfois rêver aux antiques églogues,
Aux temps virgiliens où de lents dialogues
Eussent rythmé leur pas massif d’un chant berceur.

Ils ne reverront plus la grâce pastorale
Des vallons sinueux, des arbres coutumiers,
Ni la tour pittoresque où nichent les ramiers,
Ni le chaume d’où monte une blanche spirale.

L’appât brutal du gain leur a pris sans retour
Les paysages chers que mira leur œil tendre,
Les cloches dont en eux l’écho se fit entendre,
Tout ce qu’ils ont aimé d’inexprimable amour.

Car le dur laboureur, insensible à ces choses,
Et que seuls, dans la vie, émeuvent les écus,
Se rit des anciens jours côte à côte vécus,
Des angélus plaintifs et des horizons roses.

Demain, lorsque viendra le bouvier inconnu
Qui doit au joug nouveau sans pitié les soumettre,
Alors qu’indifférent s’éloignera leur maître,
Ils le caresseront d’un regard ingénu.

Puis, suivant l’étranger qui les flatte et les nomme,
Tout souvenir chez eux n’étant jamais éteint,
Ils sentiront au fond de leur naïf instinct
Pleurer obscurément l’âme qui manque à l’homme.


IV. L’ANGÉLUS DES BŒUFS


Or, sans qu’une sueur perle de leur poil rude
Et fraternellement accouplés, les bœufs roux,
Dont jamais l’aiguillon n’excita le courroux,
Marchent enveloppés de vaste solitude.

Le soc, dont au couchant pâle reluit l’acier,
Fend la glèbe argileuse où s’ouvriront les germes,
Et les bœufs, jusqu’au bout héroïques et fermes,
Laissent leur lourde empreinte au sillon nourricier

Bien que chenu déjà, le laboureur robuste
Tient la charrue et suit l’attelage en songeant.
Les clartés d’un soyeux crépuscule d’argent
Accusent la souplesse et l’ampleur de son buste.

Soudain, de l’Occident terni de plus en plus,
Où, par degrés, se fond dans l’ombre chaque teinte,
Une cloche d’amour et d’innocence tinte,
Exhalant les soupirs frêles d’un angélus.

L’appel mélodieux qui meurt avec la brise
De la tiédeur du soir émane, caressant.
Les bœufs s’arrêtent, l’homme écoute, et chacun sent
Tressaillir en son âme une vie incomprise.

Toute l’extase et tout le rêve inexprimés
Epandent leur douceur et leur mélancolie.
Les frères ont flairé, sous le joug qui les lie,
Une tendresse éparse aux horizons charmés.

Très lointain, l’angélus surnaturel effleure
D’un souffle de cristal les nobles animaux.
Tendant la majesté de leurs mufles jumeaux,
Peut-être goûtent-ils l’apaisement de l’heure ;

Car, dans l’immense espace encore lumineux,
Immobiles ainsi que celui qui les mène,
Il semble que l’écho de la prière humaine
Ait fait naître et grandir une prière en eux.


LEONCE DEPONT.