Les Bandits tragiques/14

La bibliothèque libre.
Simon Kra (p. 178-189).


XIV

LA NUIT DU VERDICT


À côté des impressions d’audience de cette dernière journée, voici des « impressions de coulisses », si l’on peut dire, extraites des Mémoires de Rirette Maîtrejean :


« Le 26 février au soir. — Enfin, nous touchons au terme. Il ne reste plus que la dernière plaidoirie à entendre. Demain, verdict.

« Nous sommes harassés. Les airs de gouaille adaptés par quelques-uns d’entre nous sont de parade. Au fond, nous sommes tous mortellement inquiets.

« Me Adad vient m’encourager une fois de plus.

« Je suis, depuis quelques jours, reléguée au troisième banc.

« — Ne vous effrayez pas, me dit-il, vous reprendrez, pour le prononcé du verdict, votre place au premier banc, la première…

« C’est pour moi un coup de massue. Plus d’erreur, « j’écope » le maximum : vingt ans de réclusion.

« Nous voici dans notre petite salle commune.

« Une dernière fois, Callemin veut crâner. Il dit aux gardes :

« — Je mourrai quand il me plaira !

« Résultat : on nous fouille encore plus strictement que de coutume, on scrute les moindres plis de nos vêtements ; on découd le mince ourlet de mon sarrau. Les chevelures sont passées au peigne fin.

« Chez quelques-uns, d’ailleurs, on découvre la drogue libératrice.

« Le 27, à onze heures trois quarts, nous entrons dans la salle d’audience.

« Kibaltchiche est calme et souriant. La veille, il m’avait écrit :

« Mon amie, je vous demande pour nous deux de nous résigner à la pire solution.

« N’oubliez pas que je ne saurais être fort que si vous l’êtes avec moi et pour moi. Au fond, mon amie, qu’importe le sort si nous savons le vaincre l’un pour l’autre, et si nous savons que, quoi qu’il advienne, nous nous retrouverons un jour.

« La dernière plaidoirie est enfin prononcée. Une dernière fois, le président nous interroge. Quelques dernières déclamations. Lecture des questions : elles sont tant ! Que de formalités !

« Enfin les jurés se retirent.

« Après une demi-heure d’attente dans nos chambres d’accusés, on décide de nous faire réintégrer nos cellules.

« Il est deux heures trente. À trois heures, on donne l’ordre de nous faire manger rapidement.

« Visite de Me Adad.

« — Le verdict sera rendu vers neuf heures du soir, me dit-il.

« Je mange un peu de potage, je bois un peu de lait, et je commence à tourner dans ma cellule, comme une bête.

« Je m’essaye à lire. Impossible. Les lignes dansent devant mes yeux.

« Les religieuses viennent me voir. La supérieure du Dépôt me fait apporter du thé très chaud, mélangé de rhum.

« … Je pense aux autres, à ceux qui, comme moi, tournent dans leur cellule… Je ne peux rien, que penser à tous les autres…

« À huit heures, on vient m’apprendre que les jurés discutent la cent cinquantième question. Il y en a quatre cents !

« — Allons, il y a du bon ! aurait dit Soudy.

« Extrêmement énervée, je m’étends tout habillée sur ma couchette.

« Reposer dans de pareilles conditions est impossible. Je reprends ma promenade le long de ma cage.

« Onze heures du soir :

« — Venez, dit un gardien.

« Nouvelle fouille. Cette fois, tout est prohibé. Une tablette de chocolat, une glace minuscule, un petit crayon, un peu de papier blanc qu’on avait bien voulu me laisser encore lors de la fouille du matin, sont maintenant confisqués.

« On me laisse juste mon mouchoir : sans doute prévoit-on que je vais pleurer !

« Dans les couloirs de la grande prison endormie, nos pas retentissent, sonores.

« On nous mène de nouveau dans la petite salle des accusés.

« En y pénétrant, j’ai un recul. Les cinquante gardes municipaux préposés à notre surveillance y ont bu et mangé abondamment. Le sol est jonché de coquilles d’œufs, de croûtes de pain, de papiers graisseux.

« Ils y ont aussi fumé, ainsi que l’attestent les nombreux « mégots » éparpillés un peu partout, et une épaisse nappe de fumée.

« Des relents de culot de pipe et de vin bon marché flottent dans l’air. Une violente odeur d’ail broche sur le tout.

« — Ouvrez la fenêtre, implorai-je.

« — Impossible, répondent les gardes, cela nous est défendu.

« — Donnez au moins un coup de balai.

« — Également défendu.

« L’officier de service, qui fut constamment, durant ces longs jours, d’une politesse exquise, nous dit ses regrets.

« Ses hommes ont la consigne formelle de ne point nous perdre un instant de vue et de ne point nous permettre le moindre geste imprévu.

« Dans cette puanteur, M. Desmoulins, le graveur connu, visiteur des prisons, vient nous voir, Kibaltchiche et moi. Il est accompagné — par quelle faveur ? — du prince Jaime de Bourbon[1]. Tous deux apportent quelques friandises. Ils pensent aussi, sans doute, à quelques mots de réconfort… mais ils demeurent médusés : nous voici, Callemin, De Boué et moi, en grande discussion sur La morale sans obligation ni sanction, de Guyau !

« Les gardes se montrent nerveux, inquiets.

« Une étrange fièvre s’empare de nous trois. Nous nous mettons à parler tout haut, très haut.

« L’éclat de nos voix parvient jusqu’à la salle voisine, où est enfermé Kibaltchiche.

« Il vient jusqu’à la porte de séparation, nous regarde avec curiosité. Enfin, il me sourit doucement, et s’en retourne.

« Soudy se met de la partie. Tout son répertoire d’argot y passe.

« Nous parlons si fort, si longtemps, de choses qui ne touchent nullement au procès, qu’un garde inquiet va chercher l’officier de service.

« Celui-ci nous écoute un quart d’heure durant. Il a, à la fin, un sourire étonné, et s’en va, indulgent.



« Pendant ce temps, près de nous, j’entends Metge qui fait des projets : s’il n’est pas guillotiné, tout est bien ; au bagne, il obtiendra une concession, et fera du jardinage et de l’élevage, son rêve !

« Et de temps en temps, un coup au cœur arrête les mots sur mes lèvres : ces jeunes hommes, là, près de moi, qui parlent, qui pensent, qui rient, quelques-uns sont désignés pour la guillotine ! Celui-là, le plus insouciant, Callemin, comment pourrait-il y échapper ?



« Tout à coup, un nom retentit, très haut :

« — Madame Maîtrejean !

« J’ai comme une commotion. Enfin, c’est fini ! Je m’empresse, je cours vers la porte, j’envoie du bout des doigts, à la volée, un baiser à Kibaltchiche, je fais un signe amical à tous les autres, et je passe, vite, très vite. J’ai hâte de savoir.

« Dans le couloir attenant à la salle d’audience, des gardes sont massés.

« Des officiers les commandent.

« Derrière moi arrivent Rodriguez, la Vuillemin et la petite Barbe Leclerch, la maîtresse de Metge.

« Et, brutale, la porte se referme.

« J’ai compris : nous sommes acquittés, et nous sommes les seuls acquittés !

« Un sanglot, un cri :

« — Et Kibaltchiche !

« L’un des officiers s’avance :

« — Ne pleurez pas, madame, Kibaltchiche sera très peu condamné : six mois, un an, peut-être. Très peu. Il sera libre en même temps que vous. Ne pleurez pas…

« La porte donnant sur la cour d’assises s’ouvre. J’aperçois une lumière grise d’aube sinistre. J’entends la voix monotone du président. Me Adad me fait lever, me fait rasseoir. Il me crie :

« — Répondez oui… Répondez non… Remerciez…

« J’ai su plus tard que la salle était comble d’artistes célèbres, de gens du monde, qui avaient soupé là et bu du champagne toute la nuit. Je n’ai rien vu. Je pleurais, je pleurais…

« Et, le lendemain, mon défenseur pouvait dire aux journalistes, avec une grande fierté :

— C’est la première fois qu’on l’a vue pleurer.



« Puis, on nous fit sortir. Nous ne revîmes pas les autres, pas même une seconde. »



Veux-t-on mieux connaître cette Rirette Maîtrejean qui joua un rôle si dangereux aux Assises ?

Qu’on nous permette alors de reproduire l’article sensationnel que publia Séverine, le 11 août 1912, dans le Gil-Blas, sous ce titre : Rirette !

« Un gentil nom, n’est-ce pas ? un nom qui semble d’autrefois, alors que les grisettes avaient encore des bonnets, que les moulins avaient encore des ailes, et que c’étaient cependant les bonnets qui s’envolaient par-dessus les moulins. Est-ce un nom, d’ailleurs, ou un surnom, née d’une belle humeur printanière, dû à cette clarté du visage qu’est le sourire ?

» Je le croirais assez, car je ne la connais pas. Jamais le hasard ne me l’a fait rencontrer, pas plus qu’aucun de ses proches. Je ne sais d’elle que ses portraits, des instantanés pris au hasard. Une frimousse espiègle, des yeux vifs, l’air d’une gosse — mais d’une gosse qui aurait Gavroche pour ancêtre, d’une gosse qui, après avoir bien joué, bien ri, aimé le soleil, bu du reginglard sous des tonnelles, soupiré des valses lentes, respiré pour quatre sous de violettes avec plus de ferveur que d’autres ne le font d’une rose d’un louis, saurait mourir en gaîté et en beauté… héroïquement.

» Est-elle de Paris, ma payse ? Vint-elle, petite bourgeoise évadée ou petite ouvrière aventureuse, du plus calme bourg d’une lointaine province ? Je l’ignore absolument. Paris l’a prise, voilà tout ce que je sais. Il l’a façonnée à sa manière, lui a donné le piquant de ses filles, leur grâce alerte, ce bec qui semble rosé par les cerises de Montmorency ou les fraises de Robinson. C’est aussi le goût du mystère, du romanesque, de l’imprévu, du risque…

» Trop, hélas, pauvre Rirette ! Ai-je dit que Rirette était en prison ? Elle a ri quand on l’a arrêtée ; ri dans les couloirs du Palais, aux passants, aux reporters, aux photographes ; ri à la lumière, à l’air libre, au grand jour ! Je n’ai pas dit non plus que Rirette avait vingt-deux ans — et deux petites filles dont on la maintient séparée.

» Cela seulement la rend grave, car cette gamine aime ses gamines, tendrement, passionnément. Et, cependant, elle se condamne elle-même à ne point les revoir, elle accepte d’être privée des petits bras autour du cou, des petites bouches sur la joue, des petits mots câlins qui sont comme des caresses, elle s’ampute de ses enfants, cette jeune mère, plutôt que de rendre à la Justice le léger service qu’on sollicite d’elle : dénoncer.

» À ce prix, étant donné le peu de gravité des charges qui pèsent sur elle, elle eût pu sans doute obtenir sa mise en liberté provisoire, peut-être même un non-lieu. La loi, pour qui la sert, a bien des complaisances…

» Sérieuse, cette fois, elle a dit non. Elle l’a répété à chaque tentative, aggravant son sort en parfaite connaissance de cause, acceptant toutes les charges que lui valait son méritant silence.

» J’ai parlé de Gavroche : on pourrait peut-être parler de Bara.



» Ce qu’elle a fait ? Elle n’a ni tué, ni volé, ni incendié, ni vitriolé. Elle n’est pas une de ces intéressantes mondaines dont la culpabilité ou la non-culpabilité défraient la chronique de la ville, servant d’objet aux polémiques et de thème aux conversations. Ce n’est point non plus une héroïne d’amour : elle n’a, passionnellement, endommagé aucune ni aucun.

» Son cas est moins grave et plus complexe — partant plus dangereux.

» Son ami ayant des opinions avancées, on lui reproche, parmi beaucoup de gens, quelques douteuses fréquentations. N’en est-il donc que là ? Quiconque évolue dans un cercle assez large et assez peuplé oserait-il répondre de toutes les personnes qu’il rencontre, salue, à qui il donne la main, ou qui traversent où lui-même n’est qu’un hôte — ce qui est le cas ?

» Surtout lorsqu’il s’agit du bureau d’un journal, lieu de passage plus qu’aucun autre au monde ! Rirette (je rappelle qu’elle a vingt-deux ans), étant employée dans ce journal, on avait eu l’inconséquence de mettre le loyer à son nom.

» Or, au cours d’une perquisition, voilà qu’on trouve deux petits revolvers dans les bureaux de ce journal, et qu’il est établi que ces revolvers ont été soustraits. Recel.

— Je ne suis pas une voleuse ! crie Rirette indignée. J’ignorais même que ces armes provinssent d’un vol !

— C’est possible, riposte le juge. Mais vous devez savoir qui les a déposés là. Vous êtes locataire, légalement, donc, responsable… Il y aurait bien un moyen d’atténuer votre responsabilité, de diminuer les charges qui pèsent sur vous. Le voleur n’a pas craint de vous compromettre en se débarrassant du corps du délit dans un domicile à votre nom ; il n’a pas eu de scrupules envers vous… pourquoi en auriez-vous envers lui ? Nommez-le !

» Rirette regarde le magistrat, le greffier, les murs tendus de vert entre lesquels tant de malheureux, tantôt innocents, tantôt coupables, se sont débattus. Elle songe à ses petites filles, à la liberté, aux camarades demeurés fidèles et qu’il ferait bon circuler dans les rues de Paris…

» Le juge attend, croit qu’elle hésite, tandis qu’elle rêve.

— Allons ? fait-il d’une voix encourageante.

— Non, fait Rirette en secouant négativement sa petite figure pâlie par tant de mois de détention. Dénoncer quelqu’un, c’est une saleté ! Gardez-moi, envoyez-moi aux Assises, au bagne, où vous voudrez ! Moi, je ne ferai pas ça !

» Elle regagne la voiture cellulaire ; elle réintègre la chambre grillagée, là-bas, dans la grande maison noire, en haut du faubourg St-Denis. Et si, quand les lumières sont éteintes, Rirette n’est plus Rirette, si elle s’abandonne, si elle pleure, si elle appelle ses petites, les bras tendus dans la nuit, personne n’a pu le pressentir, personne ne peut le supposer, personne n’en sait rien. À l’aube, elle est Rirette comme elle l’était la veille au soir, vaillante et gaie. Si un moineau se pose derrière les grilles, il peut lui pépier :

— Ça va, petite sœur ?


» En ce temps où le caractère se fait rare, il m’a semblé intéressant de montrer ce brin de femme rebelle à la délation. Tant d’hommes, et non des moindres, se font si volontiers des délateurs !

» Ah ! J’oubliais ! Le journal s’appelle l’Anarchie, et Rirette, à l’état-civil, se nomme Mme Maîtrejean. Mais ces détails n’infirment en rien, n’est-il pas vrai, ni la réalité des faits, ni l’abnégation du refus ? »




  1. Cette dernière nuit mortelle, de nombreuses « personnalités » tinrent à voir de près les accusés, comme on va voir des fauves dans leurs cages. Et ce ne fut pas le moins répugnant de l’histoire.