Les Banques anglaises

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 430-456).
LES
BANQUES ANGLAISES

L’étude des banques anglaises est, à plusieurs points de vue, pleine d’intérêt. D’une part, elle montre quelle persistance d’efforts a été nécessaire pour les constituer sur leurs bases actuelles, quels changemens elles ont éprouvés, quelles formes diverses l’esprit d’association a successivement réalisées. D’autre part, elle permet de se rendre compte de l’accumulation prodigieuse de capital qui s’est faite, surtout depuis deux siècles, en Angleterre ; elle atteste entre l’extension des banques anglaises et la marche conquérante de la race anglo-saxonne sur le globe, au milieu de contrées si vastes, si éloignées les unes des autres, si différentes par leur climat, leurs productions, les races qui les occupent, des rapports permanens qui font des banques de l’Angleterre l’un des instrumens les plus énergiques de sa prépondérance économique, de son action politique comme de son influence civilisatrice.

Ce n’est pas la première fois que la banque est devenue, pour un peuple ou un état, un moyen de s’étendre et d’agir au-delà de ses limites territoriales. Nul doute que les Phéniciens n’aient établi des banques dans ces nombreux comptoirs dont le réseau n’était pas sans rapport avec les banques coloniales de l’Angleterre. Les Grecs ont également constitué des banques ailleurs qu’à Athènes et à Corinthe. Les banquiers athéniens avaient des succursales en Ionie, dans leurs colonies de l’Hellespont et du Pont-Euxin. Mais ce sont surtout les grands marchands, les banquiers de Milan, de Venise, de Florence, de Gênes, les Lombards, qui ont exercé, du XIIe au XVe siècle, non-seulement dans toute l’Europe, mais sur les côtes d’Asie et d’Afrique, jusqu’en Tartarie même et jusqu’en Chine, une influence analogue à celle des banques anglaises. Comme les Anglais ont disséminé de tous côtés leurs foreign and colonial banks, les Lombards possédaient en France, en Angleterre, dans les Flandres, en Catalogne, à Tunis, en Égypte, à Chypre, à Rhodes, à Constantinople, sur les bords de la Mer-Noire de nombreuses succursales. Les Peruzzi de Florence ont eu jusqu’à seize succursales, dont une à Londres, une à Tunis, une à Rhodes; les Alberti en ont eu jusqu’à neuf, dont une à Paris, une à Bruxelles et une à Constantinople.

De même que pour les banques des Lombards, le développement des banques anglaises a concordé non-seulement avec les progrès du commerce maritime et de l’industrie manufacturière (Florence a été, au moyen âge, la plus grande ville industrielle de l’Italie); mais encore avec la possession, avec les garanties d’un gouvernement libre. Il en avait été ainsi pour les banques de la Grèce et de Rome. L’époque de leur prospérité a coïncidé avec celle de la liberté dans les institutions politiques. Il faut, en effet, aux capitaux une sécurité que seules les institutions libres peuvent permettre aux banques de leur offrir. S’il appartient, en vertu de la coutume ou de la force, au gouvernement ou au prince, de s’en emparer, comme Charles Ier et Charles II l’ont fait sans scrupule, ainsi que la plupart des souverains du moyen âge à l’égard des juifs, les banques seront sans raison d’être, puisqu’elles manqueront elles-mêmes de la sécurité que les capitaux leur demandent avant tout. Pendant six cents ans, la banque de Venise et la banque de Saint-George à Gênes ont pu prolonger leur longue carrière parce que, pendant six siècles, elles ont trouvé des garanties complètes dans les gouvernemens qui avaient présidé à leur formation. Pour les dissoudre il a fallu la chute même de ces gouvernemens.

Néanmoins l’étendue des relations commerciales, les progrès de l’industrie manufacturière, la sécurité des institutions libres ne suffisent pas pour garantir aux banques la durée de leur prospérité. Il faut encore qu’elles trouvent, soit dans le développement normal de la législation, soit dans le niveau moral et intellectuel des populations, soit dans l’expérience, la capacité, la probité de leur personnel, des moyens d’action et des ressources qui doivent grandir à mesure que s’accroît l’importance des intérêts qu’on leur confie.


I.

Les mêmes causes ont présidé, dans tous les états, à la formation et au développement des banques.

Les diversités des monnaies, la nécessité et les difficultés de les vérifier et de les échanger ont été la première de ces causes. Cette cause a changé aujourd’hui de caractère sans perdre de son importance. Les échanges de monnaies ne sont plus qu’une branche secondaire de la banque, mais la conservation, l’accumulation, la distribution des métaux précieux, la fabrication des bonnes monnaies (c’est le cas particulier de la Banque d’Angleterre), l’économie dans la circulation monétaire sont encore l’une des fonctions principales des banques. Tels ont été, au XVIIe siècle, les services rendus par la Banque d’Amsterdam.

La garde des dépôts a été la seconde cause. Dans la Grèce, cette garde appartint surtout aux temples, aux collèges des prêtres de Delphes, d’Olympie, de Dodone, autorisés par la tradition à se servir des dépôts pour consentir des prêts, notamment aux gouvernemens de la Grèce. A Rome, les argentarii, revêtus d’un caractère quasi officiel, recevaient également des dépôts qu’ils employaient à des prêts; ils étaient donc de véritables banquiers. Toutefois le défaut de sécurité devint si profond dans les derniers temps de l’empire romain, il s’accomplit sous l’influence du christianisme un changement si considérable dans les idées économiques, que l’emploi des dépôts ne fut plus ni possible, ni licite. Selon la parabole de l’Évangile, le serviteur fidèle doit remettre les fonds de son maître au banquier qui en sert l’intérêt, parabole qui atteste la sécurité et les usages du temps. Plus tard, il n’en fut plus ainsi. Le dépôt dut être conservé tel quel. Plusieurs des banques du moyen âge n’ont été que des banques de dépôts, notamment celles de Venise, de Hambourg et d’Amsterdam. Lorsque en 1672 les armées de Louis XIV menacèrent Amsterdam, les caisses de la banque furent vérifiées : on y retrouva les espèces qui y avaient été déposées depuis longtemps; un certain nombre portaient les traces d’un incendie déjà ancien.

Tous les états qui ont eu à entreprendre ou à soutenir de longues guerres, ou à exécuter de grands travaux publics, ne trouvant pas dans les impôts annuels des ressources suffisantes, ont dû avoir recours au crédit, sous des formes et par des moyens différens, appropriés aux conditions de lieux, d’époques et de civilisation. Ils ont, par suite, non-seulement favorisé, mais ils ont parfois provoqué la formation de banques appelées ainsi à concourir aux affaires mêmes de l’état. C’est le cas de la banque de Venise, fondée en 1157 au milieu des difficultés d’une guerre avec les empereurs de Constantinople; c’est aussi le cas de la banque d’Angleterre, comme nous allons l’établir. Il s’est ainsi créé entre certaines banques et certains gouvernemens des liens politiques; leur destinée est devenue la même. Quels services la banque de France n’a-t-elle pas rendus dans la terrible crise de 1870? M. Thiers n’a cessé, avec une reconnaissance patriotique, de les rappeler.

Les besoins du commerce et de l’industrie, la commodité et les préférences des capitalistes, confiant la gestion de leurs capitaux à des mandataires plus actifs ou plus capables, sont une quatrième cause qui a présidé à la constitution de banques.

Plus tard, l’extension de la circulation monétaire, l’invention de la circulation fiduciaire, les progrès sous diverses formes de l’esprit d’association sont venus encore imprimer une nouvelle impulsion à la fondation et surtout au développement des banques.

Il est facile de discerner et de montrer l’action de ces diverses causes dans l’histoire des banques anglaises.

Ainsi, en ce qui est du choix, de l’essai, de la fabrication, de l’échange des monnaies, la puissante corporation des orfèvres de Londres, qui remonte par ses origines les plus lointaines au XIIe siècle et jusqu’aux guildes germaniques, réussit, après bien des luttes avec les rois d’Angleterre, à en acquérir et à en conserver à peu près le monopole. C’est aux orfèvres, en partie, que l’Angleterre doit d’avoir possédé, dès la fin du XVIe siècle, une excellente monnaie d’or.

La manipulation des monnaies les conduisit à faire la banque. Les orfèvres s’étaient établis à Londres dans l’ancien quartier des Lombards. Ils étaient habitués à recevoir les lingots, les objets précieux en dépôt; leurs maisons présentaient les conditions de sécurité matérielle nécessaires pour l’époque. Toutefois ce fut surtout un incident politique qui transforma en banques leurs boutiques. En 1640, Charles Ier, à bout de ressources, saisit les fonds que les marchands de Londres avaient l’habitude de déposer à la Tour de Londres. Cette habitude datait de loin. Elle provenait des rapports que les marchands et les corporations de la cité entretenaient avec la cour de l’échiquier, administration financière et judiciaire spéciale à l’Angleterre et remontant aux institutions de Guillaume le Conquérant. Cette saisie fit perdre à la cour de l’échiquier la clientèle des marchands. La corporation des orfèvres, déjà riche et puissante, en hérita. Elle reçut les dépôts des marchands; elle leur délivra des reçus transmissibles. Ce sont ces reçus qui sont les précurseurs des banknotes. Les dépôts servirent à faire des avances. Dès lors les orfèvres firent la banque. Ils eurent de bonne heure à faire face, comme les banquiers de notre siècle, à de véritables runs ou courses en remboursement. Ils s’en tirèrent à leur honneur.

Après les monnaies et les dépôts viennent les emprunts d’état. Aucun gouvernement, dans le cours de sa longue carrière, n’a plus emprunté que le gouvernement anglais. La cour de l’échiquier, les lombards, les banquiers juifs, les grandes compagnies de marchands, telles que les merchants adventurers, les merchants of steel yard furent tour à tour utilisés par les rois pour se procurer de l’argent. Devenus hostiles à son père, les marchands de Londres avaient bien accueilli Charles II ; mais, le 2 janvier 1672, Charles II, pressé comme son père, commit la même faute que lui. Il s’appropria la somme, considérable pour l’époque, de 1,328,000 livres déposées par les marchands dans la cour de l’échiquier. Deux orfèvres et un marchand, — la richesse était déjà grande en Angleterre, — y étaient compris pour 950,000 livres. Les marchands ne rentrèrent que vingt-sept ans après dans la moitié de cette somme; ils perdirent l’autre moitié et tous les intérêts, soit 2,697,000 livres. La moitié sauvée fut convertie en une rente perpétuelle qui constitue encore le premier article du grand livre de la dette publique de l’Angleterre. Et le parlement ne vota cette restitution partielle qu’en vue de fonder le crédit du gouvernement de Guillaume III.

Jusque dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les banquiers lombards ou juifs et les compagnies privilégiées ont exercé la banque avant tout en vue du commerce des monnaies, de la garde des dépôts et des rapports avec les rois d’Angleterre. Ce n’est qu’après la restauration des Stuarts, et principalement au XVIIIe siècle, que les relations des banquiers d’abord avec le commerce, plus tard avec l’industrie, prirent une extension particulière.

Les premiers indices de la circulation fiduciaire en Angleterre ne sont pas antérieurs à la même époque : ce sont les reçus de dépôts transmissibles des orfèvres; mais, en même temps que l’usage de ces reçus s’établit, l’idée d’en faire un monopole d’état commença d’apparaître.

Nul doute sur ce fait que, même en ce qui concerne l’Angleterre, en dehors de la vérification et de l’échange des monnaies et de la garde matérielle des dépôts, l’idée de considérer les banques comme une institution politique, dépendance plus ou moins complète de l’état, n’ait longtemps prévalu sur les services qu’elles devaient rendre à la production et à la distribution des richesses. Les banques d’Allemagne et de Russie sont des banques d’état; même aux États-Unis, plus de la moitié des banques ont été, à l’époque de la guerre de la sécession, converties en banques nationales contrôlées par l’état : c’est encore en France que l’état, qui a établi la Banque de France, est peut-être le moins intervenu dans la fondation et le fonctionnement des banques.

En réalité, c’est comme instrument de guerre, for the purpose of carrying on the war with France, qu’a été fondée la banque d’Angleterre, qui est antérieure à toutes les autres banques, excepté quelques bien rares private banks, dans le Royaume-Uni. Seule l’offre faite par William Patterson et Michel Godfrey d’avancer sur-le-champ au gouvernement de Guillaume III les 1,200,000 livres, capital de la banque, put faire accepter leurs propositions (25 avril 1694). Le jour même du vote du parlement, Michel Godfrey, premier sous-gouverneur de la banque, se rendit à Namur pour en porter la nouvelle avec des fonds à Guillaume III. Le roi voulut lui faire lui-même les honneurs du camp. Pendant leur promenade, un boulet atteignit Godfrey, qui fut tué sur place à côté du roi; mais Namur fut pris.

Le premier acte de concession ne contenait aucun privilège ni monopole. En 1697, les besoins persistans du gouvernement amenèrent de nouveaux arrangemens. Le capital de la banque fut à peu près doublé; en retour, il fut convenu que, pendant l’existence de la corporation du gouverneur et de la compagnie de la banque d’Angleterre, aucune autre banque ne pourrait être établie par le parlement. Les embarras du gouvernement se reproduisirent dans la longue guerre de la succession d’Espagne. Malgré ses victoires, il eut encore recours à la banque d’Angleterre en 1709. La banque dut doubler son capital, c’est-à-dire quadrupler le capital primitif. Cette fois, des concessions décisives furent consenties à la banque, Il fut, en effet, stipulé que, « pendant l’existence de la banque, il serait illégal pour aucun corps politique ou corporation quelconque, érigée ou à ériger, autre que celle du gouverneur et de la compagnie de la banque d’Angleterre, ou pour toutes autres personnes, unies ou à unir en sociétés ou participations, excédant le nombre de six, dans cette partie de la Grande-Bretagne, appelée Angleterre, d’emprunter, de devoir ou de prendre aucune somme en argent ou billets au porteur à une échéance moindre de six mois. »

Telle est la formule qui, successivement insérée dans les diverses prorogations obtenues par la banque d’Angleterre, a été la seule loi sur les banques en Angleterre, jusqu’en 1826, c’est-à-dire pendant cent dix-sept ans.

La banque d’Angleterre est l’institution anglaise qui représente le mieux l’entente établie entre les riches marchands de la cité de Londres, dévoués à la révolution de 1688, et le gouvernement de Guillaume III. Cette entente s’est toujours maintenue. Dans aucune circonstance, la banque n’a fait défaut au gouvernement ; par contre, les marchands de la cité sont toujours demeurés les maîtres de la banque. Ses vingt-quatre directeurs se recrutent eux-mêmes parmi les marchands de la cité, sauf l’approbation des actionnaires ; ils désignent le gouverneur et le sous-gouverneur. Le gouvernement n’a aucun droit d’intervention, de contrôle, ni de confirmation. Il ne l’a jamais réclamé. Nul ne songe à le lui conférer.

Habilement dirigée dès l’origine, la banque d’Angleterre est devenue bientôt la première banque de l’Europe. En 1778, ses dépôts s’élevaient déjà à 4,662,000 livres, somme considérable pour l’époque. En 1793, par suite de l’émigration des familles françaises, ils s’élevèrent à 5,346,500 livres; puis, en 1847, à 17 millions, en 1866, à 24 millions et au 20 août dernier à 37,500,000 livres, soit 940 millions de francs environ.

La fonction de la banque d’Angleterre consiste principalement à garantir l’entière sécurité de la circulation fiduciaire et à constituer une puissante réserve de ressources pour faire face aux crises périodiques du marché anglais. De là ce fait si particulier que, dans les années où les capitaux abondent, le montant des escomptes de la banque ne s’est pas élevé parfois à 5 millions de livres, tandis que dans les momens de crise il a dépassé 11 millions de livres en quelques semaines.

Depuis les réformes de mai 1844, faites par Robert Peel, la banque d’Angleterre a la part principale dans la circulation fiduciaire, dans l’émission des bank-notes. Jusqu’à cette époque, le droit d’émission, sauf pour les coupures inférieures à 5 livres, avait été le droit commun, du moins pour les banques n’ayant pas plus de six associés. C’était la tradition du pays, habitué aux reçus négociables des orfèvres. Pour modifier l’influence de la tradition, ou restreignit, en 1709, le droit d’association, mais on respecta celui d’émission. Les réformes de 1844 supprimèrent pour l’avenir le droit d’émission et limitèrent la faculté d’émission des deux cent sept banques privées et des soixante-douze banques par actions (joint-stock-banks) qui l’exerçaient au montant de leur circulation respective à cette époque, soit 5,133,407 livres pour les premières et 3,495,446 livres pour les autres. Le droit d’émission de la banque d’Angleterre elle-même fut limité à 14 millions de livres et au montant de son encaisse. Toutefois il fut entendu qu’elle pourrait augmenter ses émissions de la proportion de billets de banque afférens aux banques qui liquideraient ou céderaient leur droit d’émission. Ces dispositions sont communes aux banques d’Ecosse et d’Irlande, dont la faculté d’émission a été fixée, pour celles-ci à 6,354,500 livres, et pour celles-là à 2,676,300.

La faculté d’émission de la banque d’Angleterre ne s’est accrue depuis 1844 que d’un million de livres par suite de diverses extinctions. Mais son encaisse n’ayant cessé de grossir, la circulation totale de la banque s’est élevée de 20,250,000 livres en 1844, à 27,600,000 livres en 1876.

Si on additionne les divers chiffres relatifs au droit d’émission, en prenant pour moyenne de l’encaisse de la banque d’Angleterre 20 millions de livres (il était de 34 millions au 17 septembre dernier), on trouve que la moyenne de la circulation fiduciaire dans le Royaume-Uni doit être portée à 50 millions de livres ou 1,250 millions de francs. Cette moyenne n’était, en 1844, que de 37 millions de livres. Elle s’est élevée progressivement avec l’encaisse de la banque d’Angleterre, qui constitue l’élément principal, mais essentiellement variable, de cette circulation.

C’est ce caractère de variabilité qui a provoqué tant de critiques. L’encaisse diminue-t-il par suite des causes diverses qui accroissent la circulation intérieure ou l’exportation des métaux précieux, la faculté d’émission diminue proportionnellement. Aussi est-il arrivé que c’est précisément au moment où la faculté d’émission était le plus utile qu’elle s’est trouvée le plus restreinte. Par suite, les prescriptions de la loi de 1844 ont dû être suspendues en 1847, en 1856 et en 1866. M. Haukey, ancien gouverneur de la banque, les a cependant défendues dans un livre remarqué; mais la grande expérience faite en France de 1870 à 1878 d’une circulation fiduciaire qui a été portée à 3 milliards et qui se maintient au-dessus de 2 milliards sans dépréciation, paraît donner raison aux économistes, tels que M. Mac Leod, ou aux banquiers, qui persistent à considérer comme excessives les limites fixées en 1844 aux émissions de la banque d’Angleterre.

Enfin, outre ses fonctions de banque d’escompte, d’avances, de dépôts et de circulation, la banque d’Angleterre administre la dette publique de l’Angleterre, dette qui remonte à l’époque même de la fondation de la banque et dont les accroissemens successifs du capital de la banque ont été les premiers élémens. C’est elle qui paie les intérêts, qui opère les transferts, s’élevant en moyenne à 36,000 par année. Cette administration constitue un département spécial auquel sont affectés deux cents employés. L’état alloue à la banque 5 millions pour tous frais. Le service de la dette comporte par année l’ouverture de 214,000 comptes.

Pendant 117 ans, de 1709 à 1826, il n’a pu se constituer et il n’a existé en Angleterre et dans le pays de Galles aucune autre banque par actions que la banque d’Angleterre. Aussi est-ce pendant cette période que se formèrent et se développèrent les grandes banques privées de Londres et des principales villes anglaises. Elles ne pouvaient avoir plus de six associés ou actionnaires, mais elles possédaient le droit d’émettre des billets de banque. On avait mieux aimé limiter la liberté d’association que celle d’émission. Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, les banques privées de Londres ont dû à la liberté d’émission, échappée au monopole de la banque d’Angleterre, une grande partie de leurs succès. Toutefois, dans la seconde moitié du siècle, elles y renoncèrent et substituèrent le chèque au billet de banque. Dans les comtés et les bourgs, l’usage des émissions de notes fut conservé. On ne saurait contester que l’exercice de la faculté d’émission n’ait amoindri les effets de la restriction de la liberté d’association dans l’organisation des banques. Dans l’histoire de la législation française sur les banques, il est facile de reconnaître qu’au contraire la liberté d’association a été maintenue et le droit d’émission restreint.

Les premiers private bankers remontent à la seconde moitié du XVIIe siècle. Quelques-uns, tels que les Child et C°, Strahan, Hoare, Colebrooke, existent encore. Le XVIIIe siècle a été leur plus brillante époque. C’est alors que se sont formées les fortunes populaires de Thomas Guy, de David Barclay, de F. Baring, de Thomas Coutts, de M. Hope et de Peter Thellusson, types du millionnaire anglais. Thellusson laissa, en effet, 18 millions et Coutts 24. La fortune de Coutts est aujourd’hui possédée par Mme Burdett-Coutts, l’une des femmes les plus distinguées et les plus bienfaisantes de la haute société anglaise. Le testament de Thellusson, mort en 1797, est demeuré célèbre dans les fastes judiciaires de l’Angleterre. Après avoir distribué 5 millions entre sa femme, ses enfans, ses amis, Thellusson chargeait des fîdéicommissaires d’administrer les 13 millions restans et de les remettre, avec les revenus accumulés, aux descendans mâles de sa famille à la troisième génération. Il avait calculé que sa fortune s’élèverait alors à 70 millions de livres sterling, soit 1,750 millions de francs. Les générations successives issues de M. Thellusson ont plaidé pendant quarante ans sur son testament à la grande joie des solicitors et des avocats. Ces procès firent tant de bruit qu’une loi interdit à l’avenir, au-delà d’un certain temps, l’accumulation des capitaux et des revenus substitués.

Les banques privées provinciales se développèrent postérieurement à celles de Londres. L’une des plus anciennes fut fondée en 1716 à Glocester par James Wood, dont le petit-fils est resté populaire par la simplicité de ses habitudes (il tenait presque boutique) et sa grande fortune. Il a laissé 25 millions ; c’est surtout à l’époque où l’industrie manufacturière, grâce aux découvertes de Hargreaves, de Crompton, de Arkwright, de Watt, prit son essor, que les banques privées se développèrent dans les comtés. Au moment de la révolution, on en comptait quatre cents. Plus du quart sombrèrent dans la crise de 1793; mais elles se relevèrent. En 1809, le nombre des licences des banquiers s’éleva à sept cents et à neuf cent quinze en 1816, — chiffre qui n’a pas été dépassé. En 1832, les licences étaient tombées à six cent trente-six. En 1878, on n’en comptait que deux cent cinquante-sept dont cinquante-six à Londres. Il est vrai que dans ce nombre ne sont compris ni les escompteurs, ni les changeurs, ni les grands courtiers. Les ressources des private bankers sont considérables. M. Dun, directeur de la Parr Bank, les a évaluées, dans une publication récente (1876), à 165 millions de livres sterling, soit 4 milliards de francs.

II.

Les privilèges et monopoles concédés à la banque d’Angleterre ne pouvaient, à la fin du XVIIe siècle, s’étendre à l’Écosse et à l’Irlande. Il en est résulté que des banques par actions, nombreuses et importantes, y ont été fondées bien avant les joint-stock-banks de l’Angleterre.

Nulle part l’influence de la réforme n’a été aussi durable et plus bienfaisante qu’en Écosse. Elle a peu à peu suffisamment élevé le niveau intellectuel et moral des populations de manière à permettre la fondation de nombreuses banques, à favoriser leur développement et à rendre leur action efficace. Les banques d’Écosse sont célèbres, depuis longtemps, par leurs succès, leurs capitaux et les services qu’elles ont rendus à l’Écosse. La Bank of Scotland, établie par Patterson, l’un des fondateurs de la banque d’Angleterre, date de 1695 ; elle est presque contemporaine de la banque d’Angleterre. A l’expiration de ses privilèges, en 1727, la Royal Bank of Scotland fut créée par lettres patentes ; puis, en 1746, la British-Linen-Company. Ce sont encore les trois plus grandes banques d’Écosse. Ces banques organisèrent de bonne heure dans les villes et comtés de l’Écosse des succursales qui sont actuellement au nombre de huit cents. Non-seulement elles acceptaient les dépôts, mais elles les sollicitaient en offrant d’en servir l’intérêt. Les dépôts affluèrent bientôt. Les banques les employaient en avances à l’industrie, au commerce, à l’agriculture : elles ouvraient des crédits de caisse sous la garantie de deux cautions. L’excellente condition morale et religieuse des populations leur permettait d’étendre ces crédits sans inconvénient. Au progrès moral des populations, œuvre de la réforme, correspondit bientôt une amélioration matérielle, qui en était la récompense. Tout fut renouvelé en Écosse. C’est l’époque de cette heureuse métamorphose qui a produit Walter Scott, qui a été racontée par Macaulay et qui a eu pour témoin Adam Smith. « J’ai entendu assurer, a dit Adam Smith, que le commerce de la ville de Glasgow avait doublé quinze ans après que les premières banques y ont été établies, et que le commerce de l’Écosse avait plus que quadruplé depuis la fondation des deux premières banques publiques à Edimbourg. » En 1825. il y avait en Écosse trente-quatre banques publiques avec cent trente-trois succursales. En 1850, les succursales étaient au nombre de trois cent quarante-trois, et les banques au nombre de trente-sept. Leurs dépôts étaient évalués à 675 millions. Depuis lors, les banques publiques ont diminué en nombre. Il s’est opéré un grand mouvement de fusion et de concentration. Les banques ne sont plus qu’au nombre de onze; mais leur importance s’est accrue en proportion. Plusieurs d’entre elles, telles que la banque d’Ecosse et la banque royale d’Ecosse, marchent de pair avec les premières banques d’Angleterre. Au 1er janvier dernier, les dépôts de la banque d’Ecosse s’élevaient à 290 millions, ceux de la banque royale à près de 250 millions et ceux de la banque nationale à 265. A la même époque, le capital versé et les réserves des onze banques d’Ecosse dépassaient 347 millions et leurs dépôts 1,585 millions.

L’Ecosse a toujours été libre; l’Irlande n’est émancipée que depuis cinquante ans. Dès 1695, les marchands de Dublin sollicitaient l’autorisation de fonder une banque, elle leur fut refusée. Même refus en 1720; l’oppression était encore trop excessive pour accorder à l’opprimé les avantages des banques. Partout les banques, à raison de la puissance et de l’indépendance inhérentes au capital, ont été ou dissoutes, ou interdites, ou ruinées par les gouvernemens oppressifs. En 1743, l’autorisation fut cependant accordée à la condition que les associés n’atteindraient pas au nombre de neuf et que le capital ne dépasserait pas 10,000 livres; on considérait encore les banques comme les sociétés secrètes. Jusqu’en 1783, il n’y eut en Irlande que des private bankers. Enfin, en 1783, le gouvernement anglais, devenu moins tyrannique, autorisa la fondation de la banque d’Irlande, avec un capital de 600,000 livres porté plus tard à 3 millions de livres. Les succès de cette première banque encouragèrent l’établissement de celle de Belfast, 1784, Hibernian, 1825, capital 1,000,000 livres et Provincial Bank of Ireland, 1829, capital 2,000,000 livres. Il existe actuellement en Irlande neuf banques par actions, — avec cinq cents succursales, capital versé et réserves 205 millions, dépôts 450 millions. Il suffit de comparer ces chiffres avec ceux fournis par les banques d’Ecosse pour se rendre compte de la différence de richesse et de civilisation des deux contrées, 1,585 millions de dépôts dans les banques d’Ecosse et 450 seulement dans les banques d’Irlande.

La prospérité exceptionnelle des banques d’Ecosse, le développement de celles d’Irlande, la reprise des affaires avec le rétablissement de la paix en 1815, ramenèrent nécessairement l’attention publique sur les privilèges de la banque d’Angleterre. Dès la fin du XVIIIe siècle, à l’époque surtout de la suspension du remboursement en espèces des billets de la banque, les termes de la concession de 1709, reproduits pendant plus d’un siècle par les prorogations successives, furent soumis à une vérification sévère. On reconnut que les dispositions relatives au droit d’association ne s’appliquaient qu’aux banques profitant de la faculté d’émission.

Cette interprétation tardive n’en fit pas moins peu à peu son chemin dans le monde des affaires. En 1822, elle fut ratifiée par plusieurs jurisconsultes. Aussi, après la crise terrible de 1825, le parlement vota-t-il sans difficulté, en 1826, une première loi qui autorisait la formation des joint stock-batiks, ou banques par actions, au-delà d’un rayon de 65 milles de Londres, quel que fût le nombre des associés, qu’elles émissent ou non des billets au porteur, mais sous la condition que chaque associé, ou actionnaire serait solidairement responsable des dettes sociales. Réserver à la banque d’Angleterre la place de Londres, le plus grand centre d’affaires du monde et un périmètre de 65 milles de rayon, c’était, au fond lui maintenir son monopole intact. Aussi n’est-ce réellement que la loi de 1833, qui a réformé celle de 1709;cette réforme fut faite dans l’acte même qui prorogeait la durée de la banque. Donnant sa véritable interprétation à la formule de 1709, en reproduisant même les termes, cet acte reconnut à toutes les associations le droit de se constituer en banque, quel que fût le nombre de leurs associés, soit à Londres, soit ailleurs, pourvu qu’elles n’émissent pas de billets au porteur. Ainsi il fallut cent vingt-quatre ans pour restituer son véritable sens, sa portée réelle à la formule de 1709.

C’est alors que se fondèrent les grandes banques par actions de l’Angleterre: en 1833 la National Provincial of England, capital souscrit 90 millions, versemens et réserves 65 millions, dépôts 650 millions. Cette banque a ouvert dans Londres et dans les bourgs et comtés cent quarante-quatre succursales. C’est la plus ancienne et aujourd’hui la plus importante des joint-stock-banks ; en 1834, la London and Westminster, capital souscrit 250 millions, versemens et réserves 78 millions, dépôts 575 millions; en 1836, London Joint-Stock, capital souscrit 100 millions, dépôts 280 millions; London and County Bank, capital 95 millions, dépôts 536 millions : cette banque a ouvert cent cinquante-cinq succursales ; en 1839, l’Union-Bank, capital 125 millions, dépôts 347 millions.

Tels furent les grands résultats de la liberté d’association rendue aux banques. Toutes ces grandes banques ont leur siège social dans Londres. Le mouvement s’étendit rapidement aux principales villes de l’Angleterre ; 1831, banque de Liverpool, capital 125 millions; — 1836, Manchester and Salford, capital, 37,500,000 livres; — Birmingham District Bank, — 1832, West-Riding-Union-Bank, capital 78 millions.

Toutes ces banques durent accepter comme base de leurs opérations, conformément à la tradition immémoriale du commerce anglais, la responsabilité solidaire des associés et partant des actionnaires. Les fondateurs et les directeurs de ces banques offraient cette solidarité comme la plus sérieuse des garanties aux capitalistes dont ils sollicitaient les dépôts. Les jurisconsultes et l’opinion s’étaient de tout temps montrés hostiles au principe de la société en commandite qui limite la responsabilité des commanditaires. Par suite, les lois de 1826 et de 1833 stipulèrent formellement cette solidarité comme une compensation aux inconvéniens de la liberté absolue d’association. Toutefois les dangers pour les actionnaires d’un recours solidaire se montrèrent bientôt. Il suffit de quelques faillites pour produire une réaction. La loi de 1844 limita ce recours à une durée de trois années; puis les lois du 17 août 1857, du 2 août 1858 et du 7 août 1862 autorisèrent expressément, sous l’influence du progrès des affaires et de la législation française, la formation des banques par actions à responsabilité limitée. Un délai fut accordé aux anciennes banques pour adopter le nouveau régime. Toute banque comptant plus de dix associés dut se soumettre aux prescriptions des nouvelles lois.

À ce progrès dans la législation a correspondu une phase nouvelle de développement pour les banques par actions. D’après une statistique, officielle, mais incomplète, dressée en 1879 par les ordres de la chambre des communes, on compte dans le Royaume-uni soixante-dix-huit banques à responsabilité solidaire, possédant un capital versé de 675 millions, et quatre-vingt-neuf banques à responsabilité limitée, possédant un capital versé de 800 millions. Parmi ces dernières banques viennent au premier rang : Manchester and County Bank, dépôts : 125 millions; — Parr’s Banking Company, dépôts: 75 millions; — Lloyd Bank, dépôts: 125 millions.

Les anciennes banques solidaires de Londres, de Liverpool ou de Manchester ont, sans doute, des dépôts plus importans, mais elles ont environ trente ans de plus d’existence. D’autre, part les deux plus importantes banques d’Ecosse, qui sont à responsabilité limitée, comptent chacune plus de 250 millions de dépôts : la responsabilité solidaire n’est donc pas indispensable à la confiance des capitalistes.

En 1878, le nombre des joint-stock-banks s’élevait en Angleterre et dans le pays de Galles à cent dix-huit, parmi lesquelles cinquante possédaient le droit d’émission. Le capital versé et les réserves de ces banques forment un ensemble de 1,625 millions; leurs dépôts dépassent 5 milliards. Les dépôts des neuf banques dites métropolitaines, parce qu’elles n’ont de succursales que dans Londres, s’élèvent à 1,500 millions. Plusieurs de ces banques distribuent annuellement des dividendes de 14 pour 100 en moyenne.

Il existe, en outre, en Angleterre, un nombre assez considérable d’autres banques ou établissemens financiers : ce sont les discount houses qui remplissent la même fonction que le comptoir d’escompte de Paris. On en comptait vingt-trois en 1878; capital versé et réserves: 189 millions; dépôts: 1,500 millions. Les plus considérables sont : le National Discount, le General Credit et l’United Discount. Les banques anglaises proprement dites ne représentent qu’une fraction du vaste réseau des banques appartenant à la Grande-Bretagne. Ce réseau est nécessairement en rapport soit avec l’étendue de son empire colonial, soit avec la diversité de ses relations de commerce, d’industrie, de finance sur les principaux points du globe. Les banques comprises dans ces autres parties du réseau, bien que moins connues que les autres, ne présentent ni moins d’importance ni moins d’intérêt.

On les classe en trois catégories distinctes : 1° colonial banks ayant leurs offices dans Londres; 2° foreign banks ayant leurs offices dans Londres; 3° colonial and foreign banks n’ayant pas leurs offices dans Londres.

On compte vingt-sept banques coloniales ayant leurs bureaux à Londres. Ce sont les banques d’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada. Ces banques n’ont pas établi moins de mille dix-sept succursales. Leur capital versé et leurs réserves s’élèvent à 700 millions; leurs dépôts à 2 milliards 240 millions. Cette somme énorme montre l’extrême importance de la fonction des colonies dans l’influence et le mouvement d’affaires de l’Angleterre. Parmi ces banques viennent au premier rang : l’Oriental-Bank-Corporation, la plus grande banque coloniale de l’empire anglais, chargée surtout de ses rapports avec l’Inde; capital versé et réserves, 38 millions; dépôts, 296 millions. Succursales principales : Bombay, Calcutta, Madras, Singapore, Hong-Kong, Shanghaï, Sydney, Yokohama; — Bank of Montreal, capital versé et réserves, 95 millions; dépôts : 70 millions; trente-quatre succursales; — Union Bank of Australia, capital versé et réserves, 60 millions; dépôts 172 millions; cinquante succursales; — Bank of New-South-Wales, cent trente-quatre succursales; capital versé et réserves, 39 millions; dépôts, 218 millions; — Bank of New Zealand, quatre-vingt-dix-huit succursales; capital versé et réserves, 28 millions; dépôts, 200 millions. On pourrait ajouter aux colonial banks quelques autres banques telles que les banques hypothécaires de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, qui placent les capitaux, empruntés à un taux modique en Angleterre, dans les entreprises agricoles ou industrielles des colonies anglaises (New Zealand Trust C°; Australia Trust C°; New South Wales mortgage Loan Agency).

Vingt-deux ont leurs offices à Londres : ce sont les banques d’Europe, d’Egypte, de Turquie, du Brésil, de la Plata, de la Californie. Elles ont ouvert soixante-quinze succursales; capital versé et réserves, 400 millions; dépôts, 500 millions. Les principales de ces banques sont : la banque Ottomane, capital versé et réserves, 147 millions; Hong-Kong and Shanghai Bank-Corporation, dépôt, 120 millions, dix-sept succursales; London and River Plate Bank, quatre succursales; dépôts, 75 millions; Brazilian Bank, huit succursales ; dépôts, 38 millions.

Enfin viennent les colonial and foreign Banks qui n’ont pas leurs offices en Angleterre. Elles sont au nombre de vingt-trois : savoir huit en Australie, trois dans l’Inde, hait au Canada, une à Natal, une au Japon. Elles possèdent plus de cent cinquante succursales : capital et réserve, 289 millions; dépôts, 500 millions. Les plus considérables sont : Bank of Bengale quinze succursales; capital versé et réserves, 55 millions; dépôts, 120 millions; Bank of Bombay, capital versé, 25 millions; dépôts, 60 millions; Canadian Bank of Commerce, capital et réserves, 38 millions; dépôts, 42 millions.

Est-il besoin d’insister pour faire comprendre quel puissant instrument de travail, de profits, d’influence un si vaste réseau de banques, réparti sur tous les points du globe, avec des succursales dans de si nombreuses localités, jalons, pour ainsi dire, du capital anglais, doit être pour le commerce, l’industrie et même le gouvernement de l’Angleterre? Non-seulement dans toutes les colonies anglaises, ou toutes les dépendances de l’empire anglais, mais en Chine, au Japon, à la Plata, au Pérou, au Mexique, en Californie, en Égypte, en Turquie, les banques anglaises sont prèles à ouvrir des crédits, à recevoir des dépôts, à délivrer des traites ou des chèques sur toutes les banques de l’empire anglais, à échanger les monnaies, à prêter sur marchandises, à provoquer, à maintenir, à accroître les relations avec la métropole. Londres est ainsi au courant de toutes les affaires : il en est devenu nécessairement le foyer. Des capitaux sont-ils demandés, les immenses réservoirs des dépôts des banques anglaises les tiennent disponibles. Des entreprisses sont-elles proposées, les agens des banques coloniales sont en mesure de les étudier et de les traiter sur place. Nul doute que, si, de 1840 à 1878, les exportations de la Grande-Bretagne se sont élevées de 1,280 millions à 3,700 millions, le concours des banques n’ait eu une grande part dans ce développement.


III.

Les risques que courent les banques anglaises sont proportionnels à l’importance des capitaux dont elles ont la gestion, à la diversité des affaires qu’elles entreprennent ou qu’on leur confie, à l’immense étendue de leurs relations avec les peuples et des gouvernemens si différens. Si aucun peuple n’apporte plus de hardiesse et d’entrain que le peuple anglais dans les transactions sérieuses, aucun peuple ne se laisse, d’autre part, plus violemment surprendre par la fièvre de la spéculation. En recherchant les gros profits ou les profits éloignés, les marchands de Londres acceptent de grands aléas. De là des crises périodiques, particulières à l’Angleterre, dont les banques subissent les contre-coups quand elles ne les ont pas provoquées. Quand éclata la crise de 1825, la plus terrible qui ait sévi sur l’Angleterre, il s’était formé, depuis quelques mois, six cent vingt-six sociétés, demandant un capital de 9 milliards. En 1827, cent vingt-sept seulement avaient survécu : elles n’avaient pu trouver que 375 millions. De même, dans les trois années qui précédèrent la crise de 1866, il avait été constitué deux mille huit cent vingt et une sociétés au capital de 20 milliards. De 1872 à 1875, avant la dernière crise, les sociétés préparées ou établies ont atteint le nombre de quatre mille sept cents, capital réel ou fictif 12 milliards.

Des deux genres de risques auxquels elles sont exposées, les risques de leurs propres affaires et les risques des affaires de leur clientèle, il n’est pas facile de discerner quel est le plus dangereux, parce que si les banques connaissent beaucoup mieux les entreprises qu’elles dirigent que les entreprises dans lesquelles elles ne sont que commanditaires, l’importance de leurs capitaux disponibles, la nécessité de les rémunérer, la tendance des capitalistes à exagérer leur confiance et à se désintéresser de leurs affaires, l’étendue presque infinie du champ sur lequel elles opèrent, tout leur rend de plus en plus hasardeux les placemens qu’elles acceptent. Que de chances à courir dans des opérations de toute nature, acceptations de traites, avances sur marchandises, crédits à des industriels, prêts hypothécaires, achats et exploitations de terres, entreprises de mines, de chemins de fer, de canaux, dans l’Inde, en Chine, en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, au Brésil, à la Plata, au Canada, dans les Antilles, sans parler de l’Afrique australe, de l’Egypte, de la Turquie, des autres états de l’Europe et des États-Unis ! La famine de la Chine, puis celle de l’Inde, plus tard la dépréciation de l’argent, ont fait subir à toutes les banques intéressées dans les affaires avec l’extrême Orient des pertes sérieuses. L’Oriental Corporation, qui avait un gros stock d’argent n’a pas cru pouvoir distribuer de dividende en 1879, à cause de la diminution de valeur de ce stock. La sécheresse se déclare-t-elle en Australie, les banques qui ont fait des avances aux propriétaires de moutons sur la récolte des laines peuvent éprouver des embarras. Les risques sont encore plus grands dans les affaires de mines de charbon, de cuivre, de soufre ou dans les exploitations agricoles.

Les placemens aléatoires conduisent aux crédits illimités. Dans les faillites dont nous allons parler, on rencontre des crédits de 13, de 15 et même de 60 millions consentis progressivement à de grands spéculateurs auxquels on s’attache d’autant plus qu’ils vous compromettent davantage. Dans ce milieu interlope, des esprits hardis, mais téméraires, contractent l’habitude d’employer le capital sur une vaste échelle, sous tous les climats, au milieu des populations et des races les plus opposées. Ils se croient de taille à tout entreprendre comme à tout dominer. D’ailleurs il est juste de reconnaître qu’ils contribuent, pour leur part, à l’œuvre gigantesque de colonisation et de civilisation opérée par les émigrans et les capitaux de l’Angleterre. Cette œuvre ne peut s’accomplir sans exposer les uns et les autres à des fortunes diverses. Tout n’est pas perdu dans ces entreprises lointaines momentanément désastreuses; les défrichemens, les plantations, les carrières, les mines, les routes abandonnées ont encore leur valeur : la voie est préparée à de nouveaux efforts du capital et du travail.

Pendant l’été de 1878, les gens d’affaires bien informés eurent connaissance d’un certain malaise dans les banques anglaises. Plusieurs d’entre elles paraissaient embarrassées. On savait que, depuis deux ans, les affaires de la Turquie, de l’Egypte, de la Chine, mais tout particulièrement celles de l’Inde, avaient causé des pertes à quelques-unes d’entre elles ; une certaine anxiété régnait dans le monde des affaires, lorsqu’on apprit que l’une des douze joint-stock-banks d’Écosse, the City of Glasgow Bank, suspendait ses paiemens.

La City of Glasgow Bank avait été fondée en 1838 au capital de 25 millions de francs entièrement versés. C’était une banque de second ordre, mais, en Écosse, dans un centre d’affaires aussi considérable que Glasgow, une banque de second ordre a une grande importance. Elle jouissait par suite d’un crédit étendu, avait ouvert cent trente-trois succursales et possédait des dépôts pour 200 millions. Dans la crise de 1857, elle avait été fort éprouvée; mais elle s’était relevée. Elle distribuait des dividendes assez élevés. Le dividende pour le premier semestre de 1878 avait été déclaré de 12 pour 100.

La matinée du 2 octobre 1878, jour où la banque de Glasgow ferma ses caisses, ne restera pas moins sinistre dans les fastes de l’Écosse que le vendredi 11 mai 1866, le black friday, jour de la faillite de la maison Overrend Gurney et C° dans les fastes de Londres. Les directeurs de la banque avaient fait appeler, depuis la veille, deux accountants, bien connus à Glasgow, pour relever les livres et dresser le bilan. On apprit presque immédiatement qu’il s’agissait d’une banqueroute complète pour Glasgow et d’un immense désastre pour l’Écosse elle-même. Les chefs de la banque furent arrêtés et traduits devant les assises; mais toute l’attention du public se reporta sur la situation respective des actionnaires et des créanciers. Dans un premier rapport, les liquidateurs nommés évaluèrent le passif à 129 millions de francs, défalcation faite de tout actif ; mais un second rapport porta bientôt cette somme, déjà si considérable, à 152 millions. Les engagemens de la banque s’élevaient à 319 millions : circulation de notes, 21 millions, acceptations 68 millions 500,000 francs ; dépôts 220 millions. Les ressources liquides ne montaient pas à la moitié de ce passif. La stupeur fut générale à Glasgow et la consternation en Écosse.

En même temps éclataient d’autres sinistres : la Caledonian Bank, à Inverness, entraînée par la banque de Glasgow ; la West of England and South-Wales District Bank à Bristol, au capital de 25 millions, avec quarante-neuf succursales ; MM. Swann, Clough et C°, private bankers, à York, maison fondée en 1771, jouissant du droit d’émission ; MM. Fenton and Sons, private bankers, à Rochdale ; the Cornish Bank, à Truro ; the Chesterfield Bank ; un peu plus tard l’une des plus anciennes et plus honorables banques privées d’Angleterre, MM. Willis Percival et C°, à Londres ; sans compter quatre autres banques privées, Smith Fleming et C°, Colin Dunlop et C°, Hugh Balfons et C°, Potter Wilson, qui, comprises dans la clientèle directe de la banque de Glasgow, partagèrent son sort. L’émotion gagna l’Angleterre elle-même. En quelques jours, les consolidés perdirent 1 pour 100. Une baisse sérieuse se produisit sur le cours des actions de toutes les banques. Les actions de la banque d’Écosse et de la banque royale d’Écosse, banques de premier ordre, tombèrent de 327 livres à 282 et de 236 livres à 205. La baisse fut grande encore sur la Clydesdale Bank, 180 livres au lieu de 278.

Mais la stupeur et l’angoisse devinrent encore plus intenses quand le public put se rendre bien compte de la situation. Les banques d’Écosse, constituées autrement que par des chartes du roi ou du parlement, ont été fondées, au siècle dernier, sur le principe traditionnel en Angleterre de la solidarité des participans. Elles avaient dû, en partie, leurs succès à ce principe ; elles y étaient restées attachées, malgré les changemens survenus dans la législation et dans l’opinion. Ce principe, déjà contestable et redoutable à l’origine, pouvait avoir les plus terribles conséquences avec le développement extraordinaire des banques. Il se trouvait en effet que, d’après l’acte constitutif de la banque de Glasgow, mille deux cent quarante-neuf actionnaires, après avoir perdu leur capital, avaient encore à verser solidairement 152 millions, c’est-à-dire six fois le capital primitif.

Glasgow est aujourd’hui la seconde ville de l’Angleterre. C’était à la fin du XVe siècle une petite ville de marins et de pêcheurs, comptant quatorze mille âmes. Elle en a maintenant cinq cent cinquante mille. Elle est devenue à la fois un grand centre manufacturier et un grand port maritime, grâce à la Clyde canalisée sur 30 kilomètres. Filature de coton, tissage de la soie et du jute, métallurgie, elle a successivement embrassé avec succès toutes les branches de l’industrie anglaise. Ses chantiers, ses constructions maritimes alimentent le mouvement d’un port où entrent chaque année treize mille navires. C’est à Glasgow qu’Adam Smith a enseigné la philosophie de la sympathie; c’est à Glasgow qu’il a composé son grand ouvrage sur les causes de la richesse des nations.

Malgré les immenses ressources de cette métropole, cette catastrophe y troubla pendant plusieurs semaines les affaires et le travail. Deux cent six spinsters ou filles, cent cinquante-quatre veuves, quarante-sept clergymen et instituteurs, vingt-quatre médecins, cent quatre-vingt-cinq marchands ou fabricans, quatre-vingt-dix-huit négocians, soixante-seize trustees, trois cent quatre-vingt-neuf gentlemen, cent vingt fermiers et marins tombaient dans la misère, c’étaient les actionnaires. Mais quatorze mille créanciers avaient à attendre la liquidation. Un mouvement général de douloureuse sympathie éclata dans la population et se propagea dans toute l’Ecosse. Des meetings se succédèrent ; une société au capital de 25 millions se forma pour venir au secours de tant de malheurs. Plus de 7,500,000 francs furent immédiatement souscrits. La ville fut partagée en douze districts; on avait calculé que plus de six mille personnes étaient à secourir; une grande loterie fut projetée, tout ce qu’il était possible de faire fut fait. Jamais l’esprit de charité chrétienne de la société anglaise ne s’est montré plus admirable; mais pouvait-il suffire à faire face à un pareil désastre?

Les liquidateurs firent aux malheureux actionnaires un premier appel de fonds de 12,500 francs par action, bientôt suivi d’un second de 56,000 francs par action. Ces chiffres sont écrasans, mais ils sont proportionnels au désastre, proportionnel lui-même à la haute situation des banques anglaises. Quatre cent cinquante actionnaires se déclarèrent sur-le-champ hors d’état de payer; deux cent cinquante autres firent l’abandon de tous leurs biens. Sur 20 millions que le premier appel de fonds devait produire, 10 seulement ont été versés. Ordinairement ce sont les actionnaires qui sont censés ruiner plus ou moins les créanciers; ici les rôles sont renversés, ce sont les créanciers qui ruinent complètement les actionnaires. Quelques plaintes ayant été remises aux liquidateurs sur leur lenteur à agir et à distribuer les dividendes (quelques journaux ont parlé de leur tendresse à l’égard des actionnaires) ; les liquidateurs obtinrent de la cour de session, dès le 14 mars 1879, des mandats pour saisir et vendre les meubles, les troupeaux, les maisons, les immeubles et tous les biens de sept cent cinquante personnes. Toutefois les actionnaires riches eurent bientôt mis à la disposition des liquidateurs près des trois quarts du montant du passif. En moins d’une année, les liquidateurs ont pu distribuer 185 millions. Cependant la session des assises s’était ouverte; les chefs de la Bank of Glasgow, MM. Stronach, Potter, Stewart, Salmon, Taylor, Inglis et Innés Wright, comparaissaient devant la haute cour à Edimbourg, composée de lord Moncriff, président, lord Mure et lord Craighill. Les débats, conduits avec une extrême modération, précisément parce que l’opinion publique était surexcitée, fournirent les plus curieuses révélations sur les causes d’une si grande catastrophe.

La banque de Glasgow ne s’était en réalité jamais bien relevée des pertes qu’elle avait essuyées en 1857. De là des embarras permanens qui avaient conduit ses directeurs à des entreprises de plus en plus déplorables. La banque avait acquis 40,000 acres à Poverty-Bay, dans la Nouvelle-Zélande, et 12,000 en Australie; elle avait placé 26 millions en actions et obligations de chemins de fer aux États-Unis et au Canada, chemins de fer en suspension de paiement; elle avait avancé à trois maisons de banque qui tombèrent avec elle, MM. Morton et C°, Smith Fleming et C°, James Nicol Fleming, la somme fabuleuse de 134 millions. M. Morton, après avoir fait en près de dix ans pour 200 millions d’opérations diverses avec la banque, est demeuré son débiteur de plus de 60 millions. Ce qui était encore plus grave, c’est que les livres avaient été altérés, les dettes diminuées, l’actif augmenté à concurrence de 25 millions environ, le droit d’émission sextuplé.

Le jury dut donc condamner tous les accusés.

Enfin une dernière circonstance vint ajouter encore aux réflexions et aux préoccupations de l’opinion publique. Beaucoup de femmes mariées placent, en Angleterre, leurs dots en actions de banques, à raison de l’exactitude et du taux des dividendes. Il en est de même en France. La banque de France compte les femmes mariées sous le régime dotal parmi ses plus fidèles cliens. D’après la coutume anglaise, la dot est administrée par des trustees qui touchent les revenus et en remettent le montant à la femme ou à son mari. Les trustees sont de véritables fidéicommissaires ; les emplois se font directement en leur nom. Parmi les actionnaires de la banque de Glasgow figuraient soixante-seize trustees. Étaient-ils responsables personnellement et solidairement vis-à-vis de la masse des actionnaires? Les liquidateurs devaient-ils les considérer comme des actionnaires? Se guidant d’après les précédens, les liquidateurs se sont prononcés pour la responsabilité des trustees. Diverses instances se sont par suite engagées. L’une d’elles, poursuivie jusque devant la chambre des lords, a donné lieu à une décision solennelle de la plus haute cour de justice du royaume. La cour, présidée par le lord chancelier, se composait de six magistrats ou anciens magistrats les plus éminens de l’Angleterre, notamment lord Penzanz, lord Blackburn. La cour a maintenu son ancienne jurisprudence et jugé conformément à la tradition. Les trustees ont été condamnés; suivant la coutume anglaise, dont on ne saurait méconnaître les avantages, le jugement s’est fait devant le public. Chaque magistrat a donné publiquement son avis ; c’est de la majorité des avis produits à l’audience que la décision résulte. « Les créanciers de la banque, a dit notamment lord Selborne, ont compté sur le concours de tous les actionnaires. Quand les trustees ont accepté le mandat de la Trust et acquis des actions, ils ont dû connaître les conséquences de leurs actes. Tout le monde est censé savoir la loi ou la tradition qui fait loi. »

En quinze mois, la liquidation a été achevée. C’est un exemple qu’il importe de ne pas oublier, quand on connaît les interminables lenteurs des syndics français. L’entier passif s’est élevé à 321 millions, les recouvremens à 121 ; les appels de fonds ont produit 127 millions. Les liquidateurs ont soutenu trois cent quinze procès. Les frais de liquidation ont dépassé 2,500,000 fr. Il restait à régler les honoraires des liquidateurs, qui réclamaient 930,000 fr. On leur a offert 520,000 fr. La cour d’Edimbourg les a réduits à 1/4 pour 100. Les banques d’Écosse sont intervenues pour clore la liquidation, arrêter les poursuites et prendre les derniers arrangemens. Des créances considérées comme douteuses étant devenues bonnes, on a pu en finir. Parmi ces créances figure en première ligne celle de la banque de Glasgow contre la société territoriale de la Nouvelle-Zélande et l’Australie au capital fabuleux de 2 milliards 500 millions.

La banque de Glasgow n’est pas la première banque par actions qui tombe en faillite; Adam Smith a laissé le récit des pertes énormes de MM. Douglas, Héron et C°; de 1844 à 1875, soixante et onze banques privées ou par actions ont fait faillite ; ce n’est pas la première fois que des administrateurs sont condamnés et des trustees rendus responsables. Le procès de la Royal British Bank, fermée en 1850, est encore, en Angleterre, présent à bien des esprits, mais c’est la première fois que la faillite d’une banque relativement importante est suivie d’un désastre aussi terrible pour les actionnaires; c’est la première fois qu’elle révèle la puissance des dépôts dont une banque de second ordre, en Écosse, peut disposer, la nature des affaires dans lesquelles elle peut engager soit les fonds des capitalistes, soit la responsabilité des actionnaires ; c’est la première fois que les périls redoutables du principe de la solidarité des actionnaires des banques sont démontrés à l’opinion publique de la manière la moins contestable et la plus pénible. Dans une conférence consacré à la faillite de la banque de Glasgow, M. le professeur Leone Lévi a rappelé que le passif des soixante et onze banques fermées de 1844 à 1875 n’a pas atteint, dans leur ensemble, celui de la banque de Glasgow et que les pertes dans la banqueroute d’une ancienne banque d’Ecosse n’ont pas dépassé 50 millions.

Il est donc tout naturel que ces révélations aient inspiré les réflexions les plus sérieuses aux riches familles qui possèdent des actions dans les banques anglaises. Sans doute les grandes banques anglaises National Provincial, la London and Westminster, la London and County, sont dignes de la confiance de leurs actionnaires puisqu’elles obtiennent chacune des dépôts qui varient de 650 à 550 millions. Néanmoins il y a des limites à la confiance, quand les chances à courir sont aussi redoutables. Sous l’influence des circonstances, un déclassement de titres s’est produit en même temps qu’un déclassement de dépôts. Les actions des banques anglaises baissèrent de 12 pour 100, celles des banques d’Irlande de 17 pour 100 et celles des banques d’Ecosse de 30 pour 100. Du 30 juin au 31 décembre 1878, période pendant laquelle la plupart de ces faillites, notamment celle de la banque de Glasgow, ont eu lieu, les dépôts des banques métropolitaines de Londres diminuèrent de 300 millions, tandis que les dépôts de la banque d’Angleterre augmentaient de la même somme.


IV.

Ces graves incidens ont provoqué un grand mouvement d’opinion en Angleterre. L’attention des hommes politiques et des juristes s’est reportée sur la législation qui régit les banques. Dans la plupart des villes principales, des meetings ont été immédiatement tenus, les uns pour examiner les conditions des faillites, les autres pour délibérer sur la situation générale des affaires et les résolutions qu’elle comportait. La vie publique protège en Angleterre tous les intérêts. A Rochdale, à Truro, à Glasgow, c’est devant des réunions publiques de mille cinq cents, de deux mille personnes que les liquidateurs ont rendu compte, de leurs investigations sur les bilans. Les discussions sont publiques; toute personne peut y prendre part. A Londres, les meetings, composés de l’immense clientèle du monde de la banque et de la finance, s’occupèrent sans retard des démarches nécessaires pour obtenir l’intervention du gouvernement et lui signaler la nécessité de modifier la législation. Les poursuites exercées contre les paisibles actionnaires de la banque de Glasgow, les expropriations en masse, les terribles conséquences de la solidarité préoccupaient, non sans motifs, les porteurs d’actions des banques solidaires. En Angleterre, une personne sur quatre cents possède des actions dans les banques; en Écosse une sur deux cent cinquante. Des députations, ayant à leur tête des membres de la chambre des communes ou des banquiers influens, furent déléguées près des ministres. Le gouvernement fut invité à agir. Il s’y décida sans difficulté, sans hésitation; le chancelier de l’Échiquier, sir Stafford Northcote, reconnut qu’il s’agissait d’un intérêt public et se déclara prêt à faire ce qu’exigeaient les circonstances.

Les lois de 1858 et de 1862 avaient autorisé toutes les banques à modifier leur régime, à substituer la responsabilité limitée à la responsabilité solidaire, mais elles avaient déterminé le délai pendant lequel les anciennes banques pourraient faire ce changement; elles avaient même subordonné les avantages de leurs dispositions à la prescription impérative de mentionner sur tous les actes sociaux la condition de limitation de la responsabilité. Le nom, le titre de toute société ou banque à responsabilité limitée devait être suivi de la formule : limited. Les anciennes banques craignirent de porter atteinte à leur crédit en subissant des formalités tout à fait nouvelles dans la pratique des affaires en Angleterre. Elles se méprirent sur les avantages des lois nouvelles comme sur les inconvéniens de la responsabilité solidaire.

Le gouvernement prit sur-le-champ la résolution de compléter les réformes de 1858 et de 1862. Il admit en principe que toutes les banques par actions, à quelque époque qu’elles remontent et à quelque moment qu’elles s’y décident, auraient la faculté de renoncer au principe de la responsabilité solidaire et de se placer sous le régime de la responsabilité limitée. Il ne maintint la solidarité que pour les engagemens antérieurs à la nouvelle loi et pour les billets de banque ou notes mis en circulation par les banques possédant le droit d’émission. Seulement, comme compensation de la suppression soit de la solidarité, soit des formules relatives à la responsabilité limitée, les banques qui voudront profiter des bénéfices de la nouvelle législation seront tenues de constituer ou sur la portion non versée de leur capital de fondation, ou par un versement complémentaire sur les actions, un capital de réserve dont l’appel ne sera fait qu’en cas de liquidation. À ces dispositions le gouvernement a ajouté, conformément aux réclamations de la plupart des publications économiques, l’obligation pour les banques de rendre des comptes annuels et de les soumettre à l’examen d’inspecteurs ou auditors nommés par les actionnaires.

En définitive, les banques anglaises pourront toutes désormais, celles déjà établies comme celles qui seront établies plus tard, adopter un régime qui se rapprochera beaucoup de celui des sociétés anonymes en France. Les banques françaises possèdent aussi, en fait sinon en droit, un capital de réserve, car la plupart d’entre elles ont pour règle de n’exiger que le versement du quart ou de la moitié du capital souscrit. La principale différence avec la nouvelle législation des banques anglaises consiste en ce que, pour celles-ci, le capital réservé ne peut être appelé avant la liquidation. Ce capital constitue un véritable cautionnement au profit des créanciers sociaux. Cédant à l’influence des administrateurs des grandes banques de Londres, le gouvernement avait d’abord divisé les banques en deux catégories : les banques à capital réservé, les banques à capital limité. Mais il a renoncé, avec raison, à cette distinction. La nouvelle loi a été votée sans difficulté, mais non sans débats. Pendant deux séances consécutives, sir Stafford Northcote a tenu tête, avec une rare présence d’esprit, à toutes les objections, faisant les concessions nécessaires, repoussant les amendemens inutiles, mais résolu à obtenir le vote qui a eu lieu sans division dans la nuit du 15 août. Aussitôt que le vote final a été proclamé, la session a été close : « Je vous donne rendez-vous sur les moors pour chasser aux grouse, » s’est écrié gaîment le chancelier de l’échiquier.

L’opinion publique a fait bon accueil à cette réforme. On a objecté, il est vrai, que la nouvelle loi n’avait rien d’obligatoire. L’objection est sans portée pour une loi anglaise. Nulle part le principe de la non-rétroactivité des lois n’est aussi rigoureusement respecté qu’en Angleterre. Les lois précédentes de 1826, 1833, 1858, 1862 n’avaient non plus rien d’obligatoire. Elles n’en ont pas moins profondément modifié, avec le temps, la condition des banques anglaises. De 1862 à 1877, il a été enregistré dans le Royaume-Uni douze mille cinq cent quatre-vingt-dix sociétés par actions. Dans ce nombre les sociétés à responsabilité solidaire ne figurent que pour quatre cent quatre-vingts, parmi lesquelles cent soixante-dix-neuf étaient antérieures à la loi de 1862. La loi ne dispose que pour l’avenir. Au surplus, la plupart des banques solidaires se sont hâtées de profiter des stipulations de la nouvelle législation et de renoncer à la responsabilité solidaire.

Dans une des dernières séances de la chambre des communes, le chancelier de l’échiquier a reconnu que la nouvelle loi avait reçu le meilleur accueil et que la moitié des banques à responsabilité illimitée avaient déjà adopté le régime de la responsabilité réservée. On peut citer parmi les grandes banques qui ont donné l’exemple, la National Provincial, qui a porté son capital à 335 millions, la London and Westminster qui a porté le sien à 350 millions et la London and County, dont le capital nouveau sera de 250 millions Dans ces énormes capitaux, le capital réservé, c’est-à-dire appelable seulement en cas de liquidation, est de 200 millions pour la première, de 245 millions pour la seconde et de 100 millions pour la troisième de ces banques.

Loin d’arrêter l’essor des banques anglaises, la nouvelle législation, en facilitant l’esprit d’association, en provoquant son activité, sera, comme en 1833, comme en 1862, le point de départ d’une autre période de développement.

Au mois de juin dernier, le Banker’s Magazine publiait un article fort curieux sous ce titre : Magnitude of interest of bankers. D’après les tableaux dressés par l’auteur de l’article, le capital et les réserves des joint-stork-banks, dans la Grande-Bretagne, représentaient 2 milliards 300 millions. Il faut augmenter cette somme de la plus-value des actions, qui, en octobre 1878, n’était pas inférieure à 81 millions de livres, soit plus de 2 milliards, et, en août dernier, après la crise, à 56 millions, soit 1,400 millions; à la même époque, les dépôts de ces banques, s’élevaient à plus de 10 milliards et leur encaisse à 1,200 millions.

Il faut ajouter à ces chiffres le capital, les réserves des colonial and foreign banks, soit 1,500 millions et leurs dépôts, soit 3,200 millions.

Ainsi :

1° Capital, réserves, plus-value des banques anglaises proprement dites, 3,725 millions;

2° Capital et réserves des banques coloniales et étrangères, 1,520 millions;

3° Dépôts des banques par actions, y compris la banque d’Angleterre, 10,300 millions;

4° Dépôts des autres banques, 3,200 millions.

Ensemble 18 milliards 745 millions.

Reste à tenir compte des capitaux dont disposent les private bankers. Ces capitaux sont évalués à 4,125 millions. Le tout forme la somme gigantesque de 22 milliards 870 millions.

Ces chiffres sont acceptés par M. Newmarch, le continuateur autorisé de Tooke, dans un mémoire tout récent (Banker’s Magazine, octobre 1879). M. Newmarch a relevé, en outre, les progrès du nombre des établissemens de 1858 à 1878. Il est tout naturel que le développement des instrumens réponde à l’accroissement des ressources. En 1858, le nombre des banques privées ou par actions dans Londres s’élevait à soixante-douze; le nombre des banques provinciales du Royaume-Uni était de trois cent vingt et un; celui des succursales dans Londres de deux cent vingt-quatre et de mille trois cent quatre-vingt-onze en dehors de Londres. En 1878, il y avait dans Londres cent deux banques et cinq cent cinq succursales et dans la Grande-Bretagne, sans compter Londres, trois cent dix banques et deux mille six cent trente-sept succursales. En 1858, les divers établissemens de banque étaient au nombre de deux mille huit et en 1878 de trois mille cinq cent cinquante-quatre.

Les bénéfices réalisés par les banques anglaises, les dividendes annuels qu’elles distribuent sont en rapport avec leur participation dans la prospérité de l’Angleterre. En 1879, le dividende du premier semestre représente pour l’année les proportions suivantes : 15 pour 100 National Provincial ; 14 pour 100 London and Westminster; 15 pour 100 London-Joint-Stock ; 15 pour 100 Bank Royal of Scotland; 15 pour 100 Manchester and County; 12 1/2 pour 100 Union-Bank; 16 pour 100 Birmingham-Midland ; 25 pour 100 Bradford Old Bank. En moyenne peu de banques distribuent des dividendes inférieurs à 10 pour 100. La plus-value des actions est en raison de ces résultats. Le capital versé des banques anglaises proprement dites, y compris la banque d’Angleterre, s’élevait au 1er octobre 1878 à 1,592 millions. La plus-value des actions représentait à la même époque 2,770 millions, soit à peu près 175 pour 100.

Tels sont les immenses intérêts que les banques anglaises de toute nature représentent, telle est la part du capital anglais dont elles ont la gestion. Les capitaux engagés dans les banques de l’Angleterre sont plus considérables que le montant de la dette publique de l’Angleterre.

Les banquiers anglais ont conscience de la responsabilité qui pèse sur eux et de la grandeur de la tâche qu’ils ont à accomplir. Ils occupent dans la société anglaise une situation considérable : ils y exercent une grande influence. Ces jours derniers, le lord maire de Londres a offert un grand banquet officiel à Mansion-House aux principaux bankers and merchants de la cité. Plus de trois cents convives ont répondu à son invitation. A la fin du repas, le lord maire, après les toasts d’usage, a porté le toast du jour : aux banquiers et aux négocians de Londres. C’est M. Birch, gouverneur de la banque d’Angleterre, qui a répondu. Les premières banques de Londres sont des ministères. Elles sont administrées par des hommes spéciaux et ont souvent à leur tête des personnes appartenant à la haute noblesse ou au monde politique. L’étendue, la diversité des intérêts commerciaux et industriels de l’empire britannique, les relations avec des banques disséminées sur tous les continens, donnent aux affaires de banque en Angleterre un caractère particulier. Pour gérer, pour connaître, pour contrôler des affaires si importantes et si diverses, il faut des hommes d’élite et un personnel de choix, qui doivent se tenir au courant du mouvement économique, financier, politique de tous les états et de presque tous les peuples. C’est ce qui explique la fondation d’établissemens spéciaux pour les études de banque. Il y a quelques années, un institut pour la banque a été fondé à Edimbourg. Cet institut a ouvert des conférences, organisé des concours, des examens; il délivre des diplômes da capacité aux commis qui se préparent à entrer dans la banque.

Londres a l’année dernière suivi l’exemple d’Édimbourg. Dix-sept cents banquiers, présidés par l’honorable M. Lubbock, private-bunker, ont fondé un institut central qui a aussi l’intention d’avoir des conférences, des concours, des examens. Dans la séance d’inauguration, à laquelle assistait le gouverneur de la banque d’Angleterre, M. Lubbock a lu un mémoire très curieux sur l’histoire de la banque et de la monnaie dans l’Assyrie, en Égypte et en Chine. M. Lubbock est en effet un savant de premier ordre. C’est l’auteur d’un ouvrage remarquable sur les origines de la civilisation. C’est le digne successeur, dans la banque comme dans l’histoire, de l’illustre Grote. Dans la seconde séance, M. Palgrave a donné connaissance d’un travail comparatif sur la banque d’Angleterre, la banque de France et la banque de l’empire d’Allemagne. Ce travail a été discuté par plusieurs des chefs des premières banques d’Angleterre.

A tous les points de vue, les banques anglaises forment donc l’un des instrumens les plus puissans, les plus complets et les plus curieux à connaître du développement historique et économique du peuple anglais. Elles resteront l’un des traits de sa physionomie historique comme l’un des agens les plus remarquables de son action civilisatrice.

D’autre part, ces grands instrumens de la circulation du capital permettent d’en faciliter l’accumulation, d’en suivre les mouvemens et d’en reconnaître la part si considérable dans la production. Aidé du travail de l’homme, qu’il sert à la fois à rendre plus fructueux et moins pénible, c’est grâce à son concours, ménagé, préparé, assuré par les grandes banques, que tout se transforme autour de nous et que s’accomplissent les œuvres grandioses de notre temps.


E. FOURNIER DE FLAIX.