Les Bas-bleus/20

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Victor Palmé ; G. Lebrocquy (p. 253-264).


CHAPITRE XX

Mme GUSTAVE HALLER[1]




I


La femme qui a écrit ce roman débuta, il y a un ou deux ans, dans la République (féminine) des lettres, sous ce nom qu’elle signe aujourd’hui de « Gustave Haller ». C’était un nom d’homme que son livre démentait. Le livre, en effet, était aussi féminin que possible… un bout de feston, un rien brodé… de soie bleue ! Cela s’appelait le Bluet. Le nom d’un homme jurait là-dessus…, mais quand on prend du masque, on n’en saurait trop prendre. Une femme, se déguisant en homme, croit être moins reconnue, et le petit tremblement de l’insuccès se cache mieux sous un masque hardi. Eh bien ! si on réussit, on l’ôtera, ce masque, et on jouira de sa petite gloire, à visage découvert… Or, comme en attendant cet heureux jour, on l’avait levé pour la Critique qu’il faut séduire, et qui n’étant pas une Lucrèce, mais une femme des plus galantes, avait fait à l’auteur du Bluet force articles favorables et madrigalesques, la personne mystérieuse qui signe Gustave Haller, avait, enchantée, levé un bout de masque aussi du côté du public. On avait vu un œil, comme dans l’entrevoile d’une Péruvienne. On avait vu enfin que Gustave Haller était Mme Gustave Haller.

Supposez encore un petit succès du même genre et on peut parier qu’il n’y aura plus ni Monsieur ni Madame Haller, mais une Madame dont on commence à cancaner le nom dans cette loge de portier qu’on appelle Paris, quoiqu’elle soit toujours jusqu’ici Gustave Haller, en littérature. Plus tard, soyez-en sûr, on se nommera très-hardiment et très-coquettement de son vrai nom, quand la petite place dans la publicité sera faite, quand le petit pignon sur rue sera bâti. Mme Haller a devant elle un grand exemple. Ce ne fut que bien longtemps après que Mme Sand fut sûre de l’opinion publique, — de cette ânesse d’opinion publique, bâtée par elle et qui l’avait prise sur son dos, comme un homme, qu’on la vit renoncer au califourchon sur cette bête bien apprise et ne plus faire une culotte de sa jupe, pour mieux s’y tenir. Tout à coup, elle devint, un matin, de George Sand, Mme George Sand, et même parfois Mme Dudevant… Mme Gustave Haller qui dédie ses livres à George Sand, la Présidente, en son vivant, de la République féminine des lettres, et dont les moindres billets sont pour les femmes des décorations qu’elles pendent au cou des livres qu’elles écrivent, Mme Gustave Haller suivra certainement l’exemple de celle qui l’a décorée… Et de cette façon, comme tout bas-bleu, du reste, elle ne montrera pas plus d’originalité dans sa manière de faire que dans sa manière de penser.

Et cependant, ce livre du Bluet, que j’aime à rappeler et qui fut le premier livre de Mme Haller, aurait pu, sous une autre plume que cette plume d’oiselet, être une œuvre originale et virile. Ici, dans ce roman, il ne s’agit plus uniquement d’amour, la seule chose à la portée des femmes, mais d’un bien autre sentiment qui les dépasse toutes, et qui n’a pas eu son roman encore. Il s’agit du sentiment de l’amitié. Tentant peut-être pour la plume, malgré son impureté, qui a écrit Lélia, un pareil roman aurait pu être essayé par Mme Sand, cette tête hermaphrodite, prise pour une tête d’homme par un siècle lâche et myope, et qui croyait, en se regardant, que la femme peut tout ce que l’homme peut. Elle n’y a pas pensé et on s’en étonne ; elle a laissé l’idée d’un pareil roman à Mme Haller qui l’a chiffonnée. D’elle-même lui serait-elle jamais venue ? Un jour, dit la Mythologie, Junon, voulant faire le petit Jupiter, en se passant du grand, s’assit sur une fleur et conçut Flore. C’est joli, mais ce n’est pas vrai. Il faut le rappeler à ces dames, puisqu’elles l’oublient ; les femmes ne font rien toutes seules… et Mme Gustave Haller aurait pu s’asseoir sur tous les bluets de la création qu’elle n’aurait pas pondu le sien. C’est une phrase de La Bruyère qui a fait son enfant, à elle ; et cette phrase bien connue, la voici. Elle n’est pas brillante, quoique de La Bruyère. « L’amitié peut subsister entre gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme regarde toujours un homme comme un homme, et réciproquement, un homme regarde toujours une femme comme une femme. Cette liaison n’est ni passion, ni amitié pure. Elle fait une classe à part. » Mais cette pauvre phrase qui, après avoir affirmé l’amitié entre homme et femme, la nie et en fait une classe à part ; cette phrase peu honorable pour la netteté d’esprit de La Bruyère, — moraliste du reste plus piquant que profond et dont habituellement l’expression pique plus que la pensée, — ne pouvait engendrer rien de bien lucide, dans la tête, qui l’est très-peu, de Mme Haller. Cet esprit de femme, d’une aimable faiblesse, n’était pas capable d’appuyer sur un sujet qu’il fallait profondément entr’ouvrir pour le féconder. Dans son roman, à deux sentiments, elle se contente d’opposer l’amitié à l’amour, antithèse vulgaire ! et au lieu de marquer leurs différences et leurs contrastes, elle glisse, avec une maladresse naïve, dans leurs ressemblances et leurs analogies. Les personnages de son drame de cœur, comme dans la plupart des romans écrits par des femmes, n’ont ni physionomies, ni visages. Son héros, mi-parti d’amour et d’amitié, est de race germanique, dit-elle ambitieusement, et agriculteur… Pourquoi agriculteur ? Eh bien ! pour qu’il y ait roman. Il n’y aurait pas roman, sans cette agriculture. C’est là, comme on dit, le nœud de la pièce. La femme aimée par le petit Triptolème de Mme Haller, préfère la ville à la campagne, quand lui, naturellement, le Triptolème, préfère la campagne à la ville. Choc de goûts, choc de destinées ! L’agriculteur n’épouse pas la femme, qu’il aime moins que sa charrue et se rejette à corps perdu dans l’amitié. Seulement, un jour, cette amitié consolatrice et sufficiente est, tout à coup, brisée — et je ne dirai pas de quelle sotte manière ; je vous l’épargnerai. — Alors, le pauvre ami, aussi malheureux que le pauvre amant, meurt d’un désespoir, compliqué, il est vrai, d’un fort anévrisme, et c’est ainsi que Mme Gustave Haller prouve du même coup la puissance de l’amitié chez son héros, et chez elle, la puissance de l’invention et de la pensée !

Enfantin et chétif, n’est-ce pas ? tel ce roman que je viens de vous raconter. Tel le ruisselet dans lequel se débat et se noie la thèse absolument fausse, d’ailleurs, de l’amitié entre homme et femme. Pour qui a pratiqué la vie, ou qui l’a seulement regardée, il n’est pas vrai que cette amitié puisse exister ; et si on l’a cru quelquefois, ce n’a été que par piperie d’âme abusée, à qui les sens, maîtres en amour, ont donné bientôt le plus éclatant démenti ! L’amitié est un sentiment trop viril pour subsister jamais dans une âme de femme ; et quand même, entre hommes, éclate cette chose rare et sublime, il n’y a qu’un homme du plus mâle génie, qui, comme Otway dans Venise sauvée, puisse en montrer toute la beauté et la grandeur. Une femme y périrait, tuée par le sujet même et aussi par sa nature de femme, qui l’empêchera toujours de peindre ce qu’elle ne peut pas éprouver. Avec sa gracile élégance, Mme Haller n’est point de force à creuser un sentiment, fait d’autant de raison que d’enthousiasme, le plus beau des sentiments dans la hiérarchie des sentiments de nos âmes, après le sentiment religieux ! Bluet d’intelligence elle-même, qui s’effeuille et se perd dans je ne sais quelle métaphysiquette de sentiments, car il faut employer les diminutifs pour parler convenablement du Bluet, de ce livre où tout est petit et qui, sans jouer sur les mots, n’est rien, après tout, qu’une bluette !

Quand il parut, c’est ainsi que je le traitai, en n’en parlant pas, je le traitai comme une chose légère et manquée… manquée par une femme, jolie peut-être, et qui, si elle est jolie, n’a pas besoin d’être bas-bleu… Je laissai les galantins de la Critique se ruer aux compliments, selon leur usage, dès que la moindre femme écrit la moindre chose ; et elle, je la laissai aussi faire sa compote de tous leurs compliments, entassés à la fin de son volume. C’était innocent…… Mais aujourd’hui, c’est une autre affaire, Mme Gustave Haller publie un second livre. Le premier pouvait être un caprice, le second est une menace. Ce livre est même plus gros, plus long, plus lourd, et à plus grandes prétentions que le premier. Mme Gustave Haller n’est plus une jolie femme, qui a voulu changer de succès et qui a jeté, avec une grâce impertinente, au nez du public, un petit livre auquel elle ne pense déjà plus. Non, elle ne se joue plus de nous. Elle est sérieuse. Elle croit en Elle. La voilà qui s’établit définitivement bas-bleu. Elle ouvre boutique de littérature, et volontairement elle se place sous la coupe de la Critique, de celle-là qui n’est pas galante, et qui pourrait bien couper…


II


Vertu. Ce titre abstrait est un roman encore, il est dédié à Mme Sand, ce qui inquiète…, et il porte sur sa couverture un dessin de Carpeaux mourant. Il paraît que les derniers moments de la vie de Carpeaux ont été consacrés à Mme Gustave Haller ; car sur la couverture du Bluet, il y avait déjà un bluet dessiné par le célèbre sculpteur, qui faisait peu de bluets, quand il se portait bien. Ce ne sont pas des bluets, en effet, agités par les zéphirs, amoureux ordinaires des bluets, que ces Danseuses de l’Opéra, agitées par le delirium tremens du cancan, la démocratique pavane du xixe siècle ! Le dessin de Carpeaux représente la Vertu du livre. Y a-t-il mis de la malice ? Il faut se défier de la raillerie des hommes mourants. Cette Vertu est lymphatique, scrofuleuse, turgescente, avec de la ganache et une figure de travers : en somme, c’est une vertu très-difficile à embrasser !… Peu importe ! Les noms sont tout, dans cet inepte monde. La Critique s’est sentie émue jusqu’aux larmes devant ce dessin de Carpeaux, et ce dessin, indigne de lui, a été une des causes du succès du livre, demandé passionnément, je le sais, dans les cabinets de lecture. On le comprend. Quand on voit cette Vertu, exposée sur sa couverture, avec le nom de Mme Sand au-dessous, on veut lire. Mais la déception n’est pas loin.

On s’attendait à une audace, à quelque paradoxe hardi sous ce pavillon de Vertu, si fastueusement étalé et qui ne dit rien, s’il ne dit beaucoup ; car, excepté dans les romans, marqués à la sale patte du Réalisme contemporain, où l’on abolit la loi d’art des contrastes et où l’on vous sert du vice tout pur, sans aucun mélange ; excepté dans ces monstrueuses compositions qui sont la fin de toute littérature, il y a toujours dans les livres vrais comme dans les plus faux, une prétention à la vertu quelconque, depuis l’admirable Clarisse de Richardson qui pourrait aussi s’appeler Vertu, jusqu’à l’impossible Jacques de Mme Sand, qui a de la vertu, selon elle, puisqu’il se sacrifie héroïquement à l’amant de sa femme et se tue pour lui donner son lit. Franchement, avec sa dédicacer à George Sand, c’est à une vertu de ce genre que je m’attendais dans le roman de Mme Haller ; mais la vertu de son livre est d’une invention moins philosophique et moins compliquée. C’est de la vertu, qui pourrait avoir le prix de vertu. C’est une des vertus des Jésuites, en leurs traités des Petites Vertus. La vertu du roman de Mme Gustave Haller est le contrepied du vice de la femme de La Fontaine, qui fait de l’œuf pondu le matin par son mari, cent œufs au moins pondus par lui, à la fin de la journée. Discrète qui aime mieux se faire pendre que de révéler un secret ! mais qui échappe à la corde ; en fin de compte, beaucoup de bruit pour rien, comme dit Shakspeare, puisqu’on ne la pend pas. Seulement, rien pourrait être tout, si l’art était grand. L’art élève au sublime, quand il est puissant, les plus simples données. C’est donc l’œuvre — et non pas l’idée, — c’est l’artiste et non pas le penseur, qu’il faut voir dans le livre de Mme Haller.

Eh bien, l’art y est grossier et vulgaire, ou plutôt, il n’y a pas d’art. Écartons ce grand mot ! La Psychologie, qui devrait être le fond de ce roman, y tient fort peu de place. Ce sont les événements qui y prennent tout et les événements y sont communs et incohérents, particulièrement incohérents ! L’incohérence est comme le caractère de ce livre, écrit, à ce qu’il semble, pour être publié en feuilletons. Humiliante Fourche Caudine pour le génie qui s’y heurte et y courbe sa lumineuse tête, le feuilleton est une forme littéraire, très-commode pour les esprits sans hauteur et débiles qui n’ont pas la force d’organiser un livre, avec ses développements et ses difficiles transitions.... et Mme Haller est, malheureusement, un de ces esprits. La vertu qu’elle peint est bien plus extérieure que profonde. Son roman n’est guère qu’un roman d’aventures. Il y a de l’adultère, du naufrage, de l’assassinat, de l’enfant enlevé, du procès criminel, de la pendaison, interrompue au moment final ; toutes les péripéties haletantes et pirouettantes des romans d’Alexandre Dumas et de Ponson du Terrail — ces conteurs bas, aimés des esprits bas — tout le vieux jeu du mélodrame, retourné de la scène au récit ! L’analyse la plus attentive et la plus patiente se perdrait dans cet enchevêtrement d’incidents que rien n’explique, si ce n’est le train des choses, — ce hasard des circonstances, qui peuvent très-bien exister — c’est vrai, — aussi bêtes ou aussi étranges que cela, dans la vie, mais qui, dans une œuvre littéraire, n’ont pas le droit de se montrer dans leur bêtise ou leur étrangeté natives, comme dans la vie, puisque l’art, c’est la vie arrangée, sublimée par l’intelligence, en vue d’obtenir un effet quelconque de puissance, de pathétique et de beauté !

Mais l’auteur de Vertu manque de cette notion d’art, qui est l’exigence même de l’Idéal. Elle a dans l’esprit, je le veux bien, des besoins dramatiques, mais elle n’en a point la puissance. Elle invente des situations, singulières, inattendues, excitantes, mais elle se prend elle-même dans le lacet de ces situations. L’esprit intéressé et curieux se dit à chaque instant : « Comment s’en tirera-t-elle ? » Mais elle ne s’en tire pas. Elle y reste… ou plutôt elle y resterait, si elle ne plantait tout là, quand elle est embarrassée, et ne sautait à une autre situation, ce qui fait de son récit une suite (peut-on dire une suite ?) de situations interrompues. À toute place elle y saute, elle y saute ! Elle aurait pu signer son roman Jenny la Sauteuse, tant elle est piquée de la tarentule de la situation ! Se dérober, ce qui est bien femme, quand il faut aller de l’avant, voilà tout l’art de Mme Haller ! Et elle n’a nullement honte de cela. Pourquoi se gênerait-elle ? La femme, à qui on permet tout, envoie, en riant, promener les hommes et l’art et les théories ! Ce sont les charretiers qui, pour désembourber leurs voitures à foin, invoquent Hercule. Mme Haller ne désembourbe pas la sienne. Elle invoque, elle, le Diable boiteux et l’imite. Elle ôte le toit aux maisons pour voir ce qu’il y a dedans. Procédé, en art, grossier et élémentaire ; indigne d’un conteur, qui vient à cette heure avancée de la littérature. Mme Gustave Haller ne paraît pas se douter d’une loi souveraine en matière de roman, c’est qu’il faut que les événements sortent des développements et du choc des passions et des caractères, et non pas que les passions et les caractères y soient, comme dans les sots hasards de la vie, emboîtés dans les événements…


III


Quant aux passions et aux caractères qui pourraient exister fortement même dans un roman dont la trame serait aussi mal faite que celui de Mme Haller, les uns et les autres y sont posés, oui ! mais prouvés, non ! et restent dans les prétentions de l’auteur. L’œuvre confuse semble inachevée partout. Elle n’a nulle part ce vigoureux coup de pouce qui précise et qui fait saillir. Ce pouce-là n’est guère attaché à la main des femmes qui, pour la plupart sont, plus ou moins, de Petits Poucets, en littérature. Le héros du roman de Mme Gustave Haller, lequel se passe en Angleterre et fait mille politesses à ce pays, est une espèce de Grandisson, membre de la Société de tempérance et qui fait boire de l’eau à son domestique, né Français (il nous en fait boire aussi !) ; c’est, dit textuellement et emphatiquement le roman, « l’homme nouveau qui jette dans l’esprit des hommes les semences destinées à fertiliser l’avenir. » En tant qu’il faille se rattacher à son siècle par une Sottise, voilà celle par laquelle Mme Gustave Haller se rattache au sien ; car la sottise à la mode au xixe siècle où tout meurt, usé et fini dans tous les ordres de faits et d’idées, c’est de croire béatement à l’avenir. Ce Grandisson réformateur, qui fait des livres (l’idéal du bas-bleu !) et qui est officier dans l’armée anglaise, on ne sait pourquoi, si ce n’est pour porter un joli uniforme, s’est donné la mission de vivre pour les autres. Impérieuse vocation qui ne se donne pas, mais qu’on reçoit des mains de Dieu ! Dans le roman de Mme Haller, Dieu, il est vrai, se trouve nommé à plus d’une place, mais jamais il n’y agit directement… L’auteur ne croit guère qu’à la vertu purement humaine. L’héroïne de Vertu, très au-dessus du héros, comme dans tous les romans de femme, est aussi une vertu humaine ; mais si elle est humaine dans tous les deux, les passions, certes ! ne le sont pas ! Je n’ai vu nulle part d’êtres (que l’on dit passionnés) aussi effacés et aussi froids. L’héroïne, lymphatique autant que dans le blême dessin de Carpeaux, est une institutrice française à Londres, rencontrée par le héros dans un naufrage (ils ont fait connaissance dans l’eau) et retrouvée dans une maison anglaise. C’est, elle ! la Vertu, dédiée à Mme Sand, et qui, après ce qu’on croyait, étonne… Est-ce une épigramme ou une leçon ? Elle est une perfection, cette jeune personne que le roman s’est bien gardé de faire jolie, pour mieux mettre en relief l’influence, toute seule, de la vertu. Il ne s’agit point de ses mœurs, à cette demoiselle ; elles sont excellentes… Seulement, par le fait des bonds, sauts et ressauts du roman, il se rencontre qu’elle est accusée d’avoir tué un enfant qui n’est pas le sien, et qu’elle n’a pas tué, et qu’elle aime mieux se faire pendre que de révéler le meurtrier, lequel n’est pas son amant. À coup sûr, c’est là un acte de vertu et de vertu désintéressée, quoique ce ne soit pas celle-là à laquelle l’imagination s’attendait. Un acte de vertu est un bout d’étoffe, un peu mince et un peu court, pour tailler là-dedans un roman qui ose s’appeler de ce grand nom : Vertu. Il faut en vérité, pour un roman qui est un livre fondé sur la passion, un peu plus que cela, et le plus que cela n’y est pas !

Il n’y a rien de plus que ce que j’ai dit : des faits qui ne s’engendrent point et qui se succèdent ; des tableaux épars, sans le clou auquel on puisse les accrocher ; tout un bazar renversé d’aventures ! Un livre pareil, d’un tel tapage, d’un tel remue-ménage nous ferait peut-être mourir d’ennui, s’il ne nous tuait pas de fatigue. Dans ce livre, le récit n’est rien de plus que le récit. Il ne s’y mêle jamais comme dans Mme de Staël, qui était femme et que je cite pour cette raison à Mme Haller, un aperçu, en dehors et à propos de ce qu’on raconte ; l’étoile d’une idée heureuse ou d’un mot brillant. Livre fait avec d’autres livres, non que l’auteur pille, mais il s’imprègne… Par exemple, le faux « marchand de coton » a été inspiré par le Peyrade de Balzac, déguisé en anglais. La découverte du morceau d’ébène appartenant au berceau brisé de l’enfant tué, retrouvé dans la cuisse de l’assassin, est manifestement de l’Edgar Poë. L’auteur de Vertu accomplit la loi de son être féminin, qui est de n’avoir pas d’individualité. C’est Mme de Girardin, je crois, qui a dit spirituellement et sans crainte de se déshonorer que « le style de la femme, c’était l’homme, » mais je n’ai pas reconnu l’homme dans le style de Mme Haller.


IV


Et maintenant vous connaissez ce livre de Vertu. C’est, comme vous venez de le voir, une production tourmentée et médiocre. Une médiocrité qui a dû coûter immensément de peine à l’auteur. Hélas ! le sort des femmes qui se vouent au bas-bleuisme, c’est de se donner beaucoup de mal pour arriver au niveau du premier homme médiocre qui écrit, et qui, pour être médiocre, ne se donne pas tant de peine que cela. Certes, il vaudrait mieux garder sa quenouille, mais y a-t-il des quenouilles à présent ?… Il y a des plumes qui se lèvent de partout. En voici une d’un bas-bleuisme spécial. Ce livre de « Vertu » dont le titre est un titre à la manière anglaise (les Anglais seuls ont de ces livres abstraits qui disent l’idée de leurs livres), ce livre dont les mœurs sont anglaises, semble avoir été écrit par un bas-bleu anglais. Je ne crois pas que Mme Gustave Haller soit Anglaise cependant : mais elle a dû aller et séjourner en Angleterre et elle s’y est faite Anglaise, avec la facilité et la souplesse alcibiadesques qu’ont les femmes à prendre une individualité et à la mettre à la place de celle qu’elles n’ont pas… La vertu même de sa Vertu est une vertu anglaise. Et la seule chose qui ne le soit pas — qui ne soit ni anglaise, ni vertu — c’est la scène du roman — la seule vraiment spirituelle — où une jeune fille qui n’est, elle ! que du pays de l’amour, vient indécemment chez l’homme qu’elle aime, et qui craint, le vertueux garçon, les petites sensations qu’elle lui donne, essayer de ces petites sensations-là et provoquer le baril de poudre à sauter, avec des coquetteries d’étincelle… J’ai assez dit, dans ce chapitre, de duretés à Mme Haller pour ne pas lui avouer que j’ai trouvé cette scène charmante, et autrement dans sa main, qui n’est pas celle d’une prude anglaise, que les frigidités vertueuses et protestantes de son roman.

Elle a fait Vertu. Si, à présent, elle faisait Vice ?




  1. Le Bluet. — Vertu. — Chez Lévy.