Les Bastonnais/01/02

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 8-11).

II
sur l’autre rive.

Le cœur palpitant d’émotion, Roderick Hardinge descendit rapidement des hauteurs de la citadelle dans la haute-ville.

En passant, il jeta un regard vers le château, mais les lumières qu’on y voyait briller deux heures plus tôt, étaient maintenant éteintes et le gouverneur dormait inconscient du danger qui accourait sur la ville durant cette nuit. Il traversa la place et entendit le bruit joyeux des officiers qui passaient gaiement la nuit à boire du vin et à jouer aux cartes.

Il répondit au « Qui vive » de la sentinelle postée à la porte qui gardait les hauteurs de la côte de la Montagne et doubla le pas en suivant le chemin tortueux qui en descend. La vieille côte a été la scène de plus d’un incident historique, mais certes, aucun de ces incidents n’a eu plus d’importance que cette démarche nocturne de Roderick Hardinge.

Le long des rues étroites et ténébreuses de la basse-ville, heurtant du pied les pierres du chemin ou trébuchant dans les ornières, il poursuivait sa route sans ralentir son allure précipitée.

Pas une âme dans les rues ; aucun signe de vie dans les entrepôts qui apparaissaient comme d’immenses cubes noirs, avec leurs barricades de portes et de fenêtres revêtues de tôle de fer.


En vingt mi­nutes, le jeune offi­cier eut atteint le fleu­ve au point où se trouve aujour­d’hui le quai du Grand-Tronc. À ses pieds, il dis­tingua un ca­not muni de ses deux rames. Sans un instant d’hésitation, il y prit place, détacha la chaîne qui le tenait amarré au rivage, mit les avirons dans leurs tollets, et, d’un vigoureux coup donné d’une main expérimentée, tourna l’avant de la chaloupe vers la rive Sud.

En même temps, il éleva ses regards vers la ville. Elle était là, au-dessus de lui, silencieuse et inconsciente du danger qu’elle courait. Le rocher gigantesque du Cap Diamant s’élevait là haut comme une tour, semblant s’enorgueillir de sa force et se moquer des appréhensions du jeune officier. Celui-ci dirigea le canot sous la poupe de la corvette de guerre. Une seule lampe était suspendue à l’avant, mais aucune vigie ne le héla au passage.

« Le Jockey est évidemment un mythe pour tous ces gens-là », murmura-t-il ; « mais ils reconnaîtront bientôt qu’il est une terrible réalité, et c’est Roddy Hardinge qui le leur apprendra ».

Le Saint-Laurent n’est pas aussi large au-dessus de Québec qu’il ne l’est généralement sur son parcours, et en un quart d’heure, le rameur eut atteint la rive opposée. Au moment où la quille de la chaloupe gratta le sable de la berge, un homme s’avança à sa rencontre. L’officier s’élança sur le rivage et s’approchant du nouveau personnage, il lui frappa familièrement l’épaule.

— Mon bon vieux Donald !

— Merci, maître. (Ces deux mots trahissaient un accent écossais fort prononcé.)

— Ponctuel comme d’habitude, Donald, toujours à la minute.

— Oui, Monsieur, mais j’ai bien failli être en retard. Le cheval, je le crains bien, s’en ressent plus que moi.

— Sans doute, sans doute ; as-tu voyagé beaucoup à cheval ?

— Près de dix heures, Monsieur, et sans jamais lâcher la bride.

— Oh ! comme mon cœur a bondi, Donald, quand j’ai vu ta première fusée ! Je pouvais à peine en croire mes yeux.

— Je suis arrivé juste à temps, maître. Si j’avais rompu une sangle, j’aurais été en retard ; mais voilà qui est fait.

— Oui, mon vieil ami, et bien fait.

Les deux hommes tinrent alors à voix basse une longue et vive conversation. À la manière animée du vieux et aux fréquentes exclamations du plus jeune, on eût pu reconnaître évidemment que le premier communiquait à l’autre des renseignements importants. Durant une courte pause qui se produisit pendant l’entretien, Donald tira un petit paquet enveloppé de papier, qu’il remit à Roderick Hardinge.

— C’était attaché au siège de ma selle, maître, dit-il, et je n’aurais, pour rien au monde, voulu le perdre.

Roderick entoura le paquet de son mouchoir et le plaça avec soin dans la poche intérieure de son habit, qu’il boutonna ensuite jusqu’au menton.

Au bout d’une demi-heure les deux hommes parurent prêts à se séparer.

— Je vais maintenant me hâter de retourner de l’autre côté, dit Roderick, et toi, Donald, retourne à l’auberge, tu dois avoir terriblement besoin de repos.

— Deux heures environ me remettront parfaitement, Monsieur.

— Et ton cheval ?

— Il est complètement fourbu. Monsieur.

— Alors, procure-t’en un autre et le meilleur que tu pourras trouver. Voici cinq souverains. Tu en useras largement au nom de Sa Majesté.

Donald s’inclina profondément, en signe de loyauté.

— Je serai en route une bonne heure avant le jour, maître Roddy. Le soleil levant me verra bien au delà des villages.

— Et nous nous rencontrerons ici de nouveau à minuit.

— Comptez là-dessus, Monsieur, à moins que ces canailles de rebelles ne me prennent et ne me pendent à l’un des grands chênes de la Chaudière.

— Ne crains rien, Donald ; la mort du traître n’a jamais été réservée à un vieux soldat du roi comme toi.

Le jeune officier reprit place dans son canot et se pencha aussitôt sur les avirons. Le vieux serviteur remonta la colline qui conduit à Lévis et disparut bientôt dans les ténèbres.