Les Bastonnais/01/05

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 21-23).

V
les dépêches.

Un peu avant midi, Roderick Hardinge descendit de ses quartiers dans la cour des casernes, botté et éperonné. Un cheval pur-sang, de robe gris-fer, dont tous les membres dénotaient la force et la rapidité, l’attendait sellé et bridé. Le soldat qui le tenait par la bride se trouva être celui dont Hardinge avait monté la garde la nuit précédente.

Ah ! c’est vous, Charles ! dit le jeune officier tout en serrant la sangle de deux crans.

— Oui, mon lieutenant, répondit le soldat, avec un sourire qui lui fit montrer les dents.

— Et, ça va bien, ce matin ?

— Oui, mon lieutenant, merci.

Hardinge sauta en selle d’un seul bond ; puis rassemblant les rênes dans sa main gauche, il continua :

— Vous n’avez pas bavardé, Charles ?

— Oh ! non, Monsieur, je suis discret.

— C’est bien. Mais avez-vous tout vu ?

— J’ai vu les trois fusées, si c’est là ce que vous voulez dire, et je savais qu’elles étaient tirées pour vous. Mais pourquoi étaient elles tirées ? Je ne l’ai su que ce matin, quand j’ai entendu les rumeurs sur la place. Les gens sont pas mal effrayés ce matin, Monsieur.

— En effet ; mais ils le seront bien davantage quand ils sauront tout. Vous aurez de mes nouvelles, au revoir !

Le soldat porta la main à sa casquette et l’officier passa au trot sous la porte cochère.

Quelques instants plus tard, il descendait à la porte du château, jetait la bride aux mains d’un groom de service et entrait.

Le lieutenant-gouverneur était dans son bureau et l’attendait évidemment, car il se leva aussitôt et le félicita de sa ponctualité, puis, sans plus de délai, il passa aux affaires.

— Vous êtes bien monté ?

— Je crois que j’ai le cheval le plus rapide et doué des meilleurs poumons de toute l’armée.

— Vous aurez besoin qu’il ait toutes ces qualités. Trois-Rivières est à quatre-vingts milles de Québec.

— À vol d’oiseau, Excellence. Par la route, il y a quelque chose de plus.

— Il faut que vous soyez là à dix heures, ce soir.

— J’y serai.

— Voici des dépêches pour le commandant de Trois-Rivières.

Et il remit à l’officier un paquet scellé que celui-ci serra aussitôt dans la poche de son gilet.

— Ces dépêches, continua le gouverneur, contiennent sur les mouvements militaires dans ces environs tous les renseignements que j’ai pu me procurer jusqu’à la dernière minute ; mais comme aucun rapport écrit ne peut être si complet qu’une communication verbale, je vous autorise à répéter aux autorités de Trois-Rivières tous les détails que vous m’avez donnés la nuit dernière. Il y avait beaucoup d’exagération dans l’histoire que vous a faite votre serviteur Donald, — ici le gouverneur sourit légèrement, — mais j’ai des raisons de croire que la substance en est vraie et je vais agir en conséquence. La colonne d’Arnold s’avance sur Québec ; c’est là le grand point. Son arrivée est seulement une question de temps. Ce peut être dans dix jours, huit jours, six jours, quatre jours…

— Ou deux jours, ne put s’empêcher de dire Hardinge d’un ton jovial.

— Oui, peut-être même dans deux jours, continua le gouverneur très sérieusement. De là, la nécessité de votre prompte arrivée à Trois-Rivières. Quand vous m’avez parlé, ce matin, vos paroles m’ont fait une telle impression, que je résolus aussitôt le communiquer les nouvelles aux postes militaires situés sur le haut de la rivière, mais avant de vous envoyer, j’ai cru bon de faire de nouvelles recherches. Les renseignements que j’ai reçus m’obligent à vous envoyer immédiatement. La lettre d’Arnold à Schuyler et quelques-unes de celles qu’il adressait à des résidents de cette ville, l’une d’elles en particulier, oui une, — et ici, pour un instant, le gouverneur ne put se défendre d’une vive émotion, — m’ont révélé tous ses plans. À cheval, donc, et en route, pour le roi et la patrie.

Hardinge s’inclina et se dirigea du côté de la porte. Arrivé au seuil, il s’arrêta et dit :

— Pardon, Excellence, mais il y a une chose que j’ai oubliée de vous dire plus tôt et que je devrais peut-être vous dire maintenant.

— Qu’est-ce ?

— J’ai promis de rencontrer de nouveau Donald ce soir.

— Quand ?

— À minuit.

— Où ?

— De l’autre côté de la rivière, immédiatement au-dessus de la pointe.

— Aura-t-il des nouvelles importantes ?

— Peut-être ; mais si elles ne l’étaient pas, dans tous les cas, elles seront fraîches, car il aura passé toute la journée en reconnaissance, surveillant les mouvements de l’ennemi, monté sur un cheval très rapide.

— Ne peut-il pas traverser la rivière et se rendre de ce côté ?

— Il n’a pas d’instructions à cet effet. D’ailleurs il arrivera au rendez-vous au dernier moment.

— Alors, j’irai moi-même à sa rencontre. Bonjour.

Midi sonnait au moment où Roderick franchit les portes et prit la grande route de Trois-Rivières.