Les Bastonnais/01/07

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 27-30).

VII
la jolie rebelle.

Hardinge était en route depuis moins d’une demi-heure, quand le ciel s’éclaircit et la tempête de neige cessa. Le vent se mit alors à souffler du nord, amoncelant la neige en bancs le long des clôtures et des petits murs de pierres et laissant la rue presque entièrement balayée. Les espaces ainsi découverts lui offrirent une excellente route pour la course.

Il était naturellement dans les plus heureuses dispositions, car il avait tout en sa faveur : un cheval superbe, sur la vitesse et la résistance duquel il pouvait compter, l’occasion d’explorer une longue étendue de pays qu’il ne connaissait pas, et par dessus tout, un sentiment de légitime fierté qu’il éprouvait de se voir chargé d’une mission militaire de la plus grande importance.

Il avait joué gros jeu, et il avait gagné. D’un seul coup, il avait réhabilité la milice, et placé son nom en évidence. Il voyait désormais ouverte devant lui la grande voie de la carrière qu’il aimait et que son père avait honorée. Si tout lui réussissait, il ne pouvait manquer de gagner, dans cette guerre, de l’avancement et de la gloire, et il n’avait aucune appréhension.

Quel jeune soldat pourrait en avoir, d’ailleurs, sous un ciel brillant, la terre solide sous les pieds, le monde immense devant lui et enivré de l’odeur d’une prochaine bataille ?

Il faisait partager à sa monture sa propre animation. Le noble animal semblait avoir des ailes et Roderick reconnut bien vite qu’il faudrait restreindre son ardeur plutôt que la stimuler.

Sa première halte fut à la Pointe-aux-Trembles, joli village qui devint historique durant la guerre d’invasion et avec lequel plusieurs incidents de ce récit seront liés. Il dépassa, sans s’arrêter, l’auberge de l’endroit, afin d’éviter les questions et les commentaires des flâneurs qui pouvaient y être rassemblés, et s’arrêta à la porte d’une ferme proprette située à quelque distance du village. Sans mettre pied à terre, il demanda de l’eau pour son cheval, et pour lui-même, un bol de lait et quelques gouttes de ce bon vieux rhum dont toutes les familles canadiennes, à cette époque, avaient le bon sens de garder une provision dans leurs maisons.

Pendant qu’il se rafraîchissait de la sorte, il remarqua une paire d’yeux d’un bleu brillant qui se riaient de lui à travers les étroits carreaux de la fenêtre donnant sur la route. Il ne voulut pas être indiscret, mais il ne put s’empêcher de remarquer, en outre, que les yeux bleus si espiègles appartenaient à une figure d’une rare beauté et que la taille de la dame — car elle était grande dame jusqu’au bout des ongles — autant qu’on pouvait en juger par la diminutive ouverture, était gracieusement modelée.

Cette première observation l’amena à en faire une autre. Il remarqua bientôt une selle garnie de velours écarlate sur le dos d’une petite jument bai-brun attachée près de la porte : il en conclut naturellement que cette monture était celle de la rieuse jeune fille.

Son cheval avait vidé son seau et il agitait son mors, comme s’il avait eu hâte de reprendre sa course. Lui-même avait bu son bol de lait et il s’efforçait vainement de faire accepter quelques pièces de monnaie au fermier qui protestait, quand la porte s’ouvrit et la dame sortit. Elle arrangea elle-même la bride et posant le pied sur la première marche du perron, elle sauta légèrement en selle sans aucune aide. Puis jetant à la joyeuse fermière et à ses nombreux enfants un cordial bonjour, elle s’éloigna au petit galop de sa monture, non sans lancer au beau cavalier la flèche du Parthe, du coin de ses yeux assassins.

Vénus et Adonis ! Mais elle s’éloignait dans la direction qu’il devait suivre. Aussi, après avoir salué poliment toute la maisonnée, il la suivit sans tarder, et, à son grand plaisir (car c’était là une aventure sur laquelle il n’avait certainement pas compté), il la rejoignit au premier détour de la route. Quand il fut à son côté, il ralentit sa course, se découvrit et salua. Son salut lui fut rendu avec une grâce superbe et une aisance parfaite. D’un coup d’œil ardent, il la détailla avec autant de précision que de rapidité. Il se sentit en présence d’une femme de tête.

— Il paraît que nous voyageons dans la même direction ; mademoiselle me permettra-t-elle de l’accompagner à sa destination ?

— Merci, Monsieur ; une escorte militaire est toujours la bienvenue, spécialement de la part d’une dame dans ces temps de troubles ; mais en vérité, ce n’est pas la peine ; je ne demeure pas très loin d’ici : dix milles, seulement.

— Dix milles ! s’écria Hardinge. La dame partit d’un joyeux éclat de rire.

— Vous vous étonnez ? Ce petit animal file comme le vent. Vous êtes bien monté, mais je doute que vous puissiez me suivre. Voulez-vous essayer ?

À ces mots, elle fit claquer ses doigts blancs, et le petit poney canadien, bondissant, partit comme un trait. Hardinge s’élança à sa poursuite et pendant quelque temps maintint bravement sa position, les deux chevaux galopant côte à côte ; mais peu à peu il resta en arrière, et la dame fut bientôt hors de vue. Quand, enfin, il la rejoignit, elle attendait à la barrière devant la maison de son père, un manoir de belles dimensions, pour une colonie, situé au centre d’un bosquet d’érables.

Elle riait de tout son cœur, et jouissait de son triomphe.

Hardinge, saluant gracieusement, reconnut sa défaite.

— Que cela vous serve de leçon, dit-elle.

— De leçon, Mademoiselle ?

— Cela vous apprendra à faire la chasse aux rebelles.

— La jolie rebelle ! murmura Roderick, s’inclinant profondément et tout à fait incapable de dissimuler son admiration.

— Vous ne voulez pas me comprendre, dit-elle d’un ton moitié sérieux, moitié badin ; mais plus tard, peut-être, vous comprendrez. Je parle au lieutenant Hardinge, si je ne me trompe ?

— Lui-même, Mademoiselle, à votre service ; et n’aurais-je pas l’honneur de m’adresser à une personne de la famille Sarpy ? Ce manoir est celui du seigneur Sarpy, que j’ai l’avantage de connaître.

— Je suis sa fille. Tout récemment de retour de France où j’ai passé plusieurs années.

— Seriez-vous la Zulma dont j’ai entendu votre frère parler si souvent ?

— Elle-même.

Et cédant à sa gaîté expansive, elle éclata d’un rire argentin, semblant se rappeler quelque idée liée à ce nom. Elle invita Roderick à mettre pied à terre et à entrer chez elle, mais il dut s’excuser d’avoir déjà tardé trop longtemps à continuer sa route et l’aventure se termina ainsi. Son épilogue romantique sera raconté dans les chapitres suivants.

Hardinge continua son voyage sans autres épisodes dignes d’intérêt. La route entre Québec et Trois-Rivières n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui.

Il n’y avait pas de levées à travers les marais, pas de ponts au-dessus des cours d’eau et le chemin était coupé sur un espace de plusieurs milles par la forêt vierge à travers laquelle un étroit sentier était la seule issue.

Malgré toutes ces difficultés, néanmoins, notre cavalier arriva à Trois-Rivières le même soir, et il n’était pas dix heures, qu’il avait fait mettre son cheval à l’écurie et remis ses dépêches. Certes, il était horriblement fatigué lorsqu’il alla se reposer, mais cela n’empêcha pas la jeune cervelle de rêver et les jeunes lèvres de murmurer :

« Jolie rebelle ! »