Les Bastonnais/01/12

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 42-44).

XII
trois-rivières.

La mission de Roderick Hardinge à Trois Rivières eut un succès complet. Il trouva cette ville et les environs dans un état de vive anxiété et d’alarme, causé par la marche des événements dans la partie supérieure de la province. Toute la péninsule du Richelieu était parcourue par les troupes continentales, et le district de Montréal était virtuellement en leur pouvoir. Le seul espoir était que l’armée anglaise pût tenir ferme à Sorel qui commande le Richelieu et St-Laurent, au confluent du fleuve et de la rivière. En conséquence, tout l’intérêt de cette guerre se concentra autour de ce point stratégique, dans la première semaine de novembre.

Il était donc bien naturel que la population de Trois-Rivières fût sous le coup d’une vive émotion, car si les Anglais étaient incapables de résister à Sorel toute la vallée du Saint-Laurent serait balayée par les Américains, et Trois Rivières serait le premier poste qu’ils occuperaient.

L’arrivée d’Har­dinge n’était pas de nature à calmer l’inquiétude, et les nouvelles qu’il appor­tait se répandirent dans la ville cette nuit-là même, malgré tout ce qu’on put faire pour garder le secret officiel.

Le commandant de la ville était fort alarmé. « Les nou­velles d’en haut étaient déjà assez mauvaises, dit-il à son premier secrétaire, après avoir lu les dépêches d’Hardinge ; celles d’en bas ne sont pas plus rassurantes.

« Trois-Rivières se trouve ainsi entre deux feux. Montgomery à l’ouest, et maintenant, Arnold à l’est. J’ai bien peur qu’il ne nous faille succomber ; et le pire de tout est que, maîtres de tout le pays entre les postes militaires, avec des émissaires dans tous les villages le long de leur route, ils profitent de l’opportunité qui leur est laissée pour influencer nos simples et naïfs paysans.

«  Ici, à Trois-Rivières, on peut déjà remarquer facilement dans notre population des symptômes de désaffection, et je crains bien que ce sentiment ne s’accentue à la nouvelle de cette nouvelle source de danger. »

Le secrétaire était un vieillard. Il écouta attentivement ces paroles de son supérieur en mordillant les barbes de sa plume et en laissant paraître d’autres signes d’excitation nerveuse.

«  Je suis certain, Monsieur, que vous n’exagérez pas la situation, dit-il d’une voix lente mais avec résolution. Nous sommes à la veille d’une crise et je crains que dans une semaine d’ici la ville de Trois-Rivières ne soit aux mains des Bastonnais. Nous n’avons aucun moyen de résistance, et en eussions-nous, qu’il y a trop de dissension parmi nous pour essayer de résister avec quelque chance de succès. La première question qui se pose est de savoir s’il est mieux pour vous de pourvoir à votre propre sécurité aussi bien qu’à celles des archives et des registres de la ville.

— Ni l’un, ni l’autre, répliqua le commandant avec dignité. Quant à moi, le devoir de ma charge m’oblige à rester à mon poste jusqu’à ce que j’en sois dépossédé par la force. Je ne crains pas la violence pour ma personne, mais devrais-je y être soumis, que je saurais la supporter. Souvenez-vous que vous et moi savons ce que c’est que la guerre. Tous deux nous avons passé par les terribles années de la conquête. Pour ce qui est des archives, vous veillerez à ce qu’elles soient convenablement gardées, mais elles ne doivent pas être dérangées.

Les ennemis ne sont pas des barbares. Au contraire, leur politique est d’être aussi conciliants que possible. D’ailleurs, ils ne feront que passer par Trois-Rivières. »

— Ils feront plus que cela, Monsieur. Comme ils ont l’intention de marcher sur Québec et de passer très probablement l’hiver autour de ses murs, il leur faudra, de toute nécessité, au point de vue militaire, occuper toutes les petites villes et les villages sur leur route, entre Québec et Montréal, autant pour les besoins de leur commissariat que pour en faire des stations de recrutement.

— Des stations de recrutement ! Ne prononcez pas ces paroles odieuses.

— Ce sont des termes odieux, en effet, Monsieur ; mais ils expriment une situation qu’il nous faut bien envisager. À moins que nous prenions bien des précautions, cette guerre sera considérablement aggravée par le fait que beaucoup de nos compatriotes tourneront leurs armes contre nous.

Cette conversation que nous rapportons brièvement afin de donner au lecteur un aperçu de la situation, sans lui imposer la sécheresse de détails purement historiques, fut interrompue par l’arrivée d’un messager qui remit une lettre au gouverneur.

«  Ceci vient de Sorel, s’écria le fonctionnaire. Cela arrive juste à temps pour jeter de la lumière sur nos affaires et cela permettra au lieutenant Hardinge, qui retourne demain, de porter les dernières nouvelles à Québec. »

Après avoir dit ces paroles, il lut la dépêche.