Les Bastonnais/01/14

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 46-49).

XIV
la traversée des bateaux.

Malgré l’heure tardive de son arrivée à Québec (longtemps après minuit), Hardinge se rendit directement au château Saint-Louis.

Il n’y avait aucun mouvement inusité, au château, mais son œil exercé reconnut des signes d’une vigilance inaccoutumée.

La garde, à l’entrée, avait été doublée et un grand nombre des fenêtres du rez-de-chaussée étaient éclairées. Il était évident aussi que son arrivée était attendue, car il n’eut pas plus tôt mis pied à terre, qu’un soldat vint prendre soin de son cheval et qu’il fut immédiatement conduit devant le lieutenant-gouverneur.

M. de Cramahé était dans la chambre du conseil, et plusieurs conseillers étaient assis autour de la table du centre, sur laquelle étaient épars un grand nombre de papiers.

— Soyez le bienvenu à votre retour, lieutenant, dit le gouverneur avec un vague sourire et en tendant les deux mains.

Hardinge s’inclina et remit aussitôt ses dépêches. Cramahé les ayant rapidement parcourues, les passa à ses collègues, puis se tournant vers le jeune officier :

— Il est clair que l’orage qui s’est amoncelé sur cette province doit éclater sur Québec. C’est ici la vieille cité du destin, et nous accepterons notre destinée, lieutenant, dit le gouverneur en se levant de la table et en s’avançant vers Roderick.

Nous n’avons pas été oisifs durant votre absence. On peut faire beaucoup dans une journée et demie, et c’est ce que nous avons fait. Nous avons tant travaillé que nous pouvons attendre l’arrivée d’Arnold avec quelque assurance. Je vois, néanmoins, par les dépêches que vous m’apportez, que le colonel McLean est en danger à Sorel. J’avais compté sur son arrivée et celle du gouverneur Carleton, qui connaît à présent notre position exacte. S’il leur arrive malheur, les choses iront mal pour nous, mais nous ferons de notre mieux tout de même.

Hardinge répondit qu’il était très heureux d’entendre ces paroles, parce que les populations de la partie supérieure du pays, à travers laquelle il venait de voyager, tournaient leurs regards vers Québec, dont elles espéraient le salut final de la province. Il était assez généralement concédé que le reste du pays était perdu.

— Vos dépêches rendent cette appréhension une pénible certitude, reprit le gouverneur, et cela augmente notre responsabilité. Je compte tout particulièrement sur vous, lieutenant. J’apprécie tant ce que vous avez fait, que j’attends de vous quelque chose de plus. C’est aujourd’hui notre dernier jour, ne l’oubliez pas.

— Notre dernier jour ?

— Oui ; Arnold sera à la Pointe-Lévis demain.

Hardinge ne put s’empêcher de sourire.

— Vous pouvez bien sourire ; votre prédiction était juste. J’ai vu Donald hier soir. Il avait rôdé autour de l’ennemi tout le jour et il m’a informé que, grâce à des marches forcées et en droite ligne, les Américains arriveraient sûrement à Lévis demain. En cette occurrence, j’ai un service à vous confier ; mais auparavant, il vous faut prendre quelque repos.

— Je serai prêt à exécuter vos ordres, au lever du jour, Excellence.

— À dix heures ; ce sera bien assez tôt. Si nous agissions dans les ténèbres, nous exciterions trop de curiosité. La ville ignore encore, en réalité, l’imminence du danger, quoiqu’il circule beaucoup de rumeurs. L’émoi d’hier s’est complètement apaisé et il serait imprudent de le réveiller. À dix heures, donc, vous traverserez tranquillement le fleuve avec deux ou trois de vos hommes et, sous prétexte d’en avoir besoin pour quelque service (je vous laisse le soin d’imaginer un prétexte plausible), vous leur ferez ramener de ce côté toute espèce d’embarcations : canots, chaloupes, bacs ou pontons. Il ne faut pas laisser à Lévis une planche flottante. Si Arnorld veut traverser le fleuve, il lui faudra construire ses bateaux avec les arbres de la forêt. Donald sera là pour vous aider et il pourra avoir des nouvelles fraîches.

Roderick remercia Son Excellence de lui confier cette tâche, qu’il regardait comme le couronnement des services qu’il avait rendus à son pays pendant les deux jours écoulés. Après avoir exprimé sa gratitude, il ajouta :

« L’enlèvement des bateaux nous donnera trois ou quatre jours de répit, car je suppose bien que Donald vous a répété qu’Arnold n’a pas d’artillerie et qu’il doit se procurer des bateaux s’il a réellement l’intention d’attaquer la ville. Dans l’intervalle, nous pouvons espérer de voir arriver le colonel McLean et le gouverneur Carleton ».

Le lieutenant-gouverneur fit un signe d’assentiment et donnant l’ordre à l’officier de lui faire son rapport aussitôt que la besogne serait faite, il le renvoya à ses quartiers.

À l’heure fixée, Hardinge se mit à l’œuvre qu’il conduisit de la manière la plus calme et la plus judicieuse. À cette époque, tous ceux qui habitaient le bord du fleuve ou les environs possédaient un bateau ; c’était presque le seul moyen de transport pour se rendre aux marchés de Québec. Les habitants avaient appris des sauvages à se servir de ces embarcations avec adresse, de sorte que les femmes étaient aussi expertes que les hommes à manier l’aviron. Ceux qui demeuraient sur les bords du Saint-Laurent tenaient ordinairement leurs bateaux attachés par une chaîne près d’une petite cabane sur la berge, où les femmes venaient faire le blanchissage du linge. Cette pratique s’est continuée jusqu’aujourd’hui le long du fleuve, dans les parties éloignées des grandes villes et où il n’existe pas de bateaux traversiers.

Ceux qui demeuraient à quelque distance dans l’intérieur avaient l’habitude de traîner leurs barques un peu à l’écart, dans les bois, après s’en être servis et de les laisser dans quelque endroit choisi jusqu’à ce qu’ils en eussent de nouveau besoin. Il arriva ainsi que, à l’époque où se passaient les événements que nous décrivons, il n’y avait peut-être pas moins d’un millier de bateaux dans un rayon de trois milles, au-dessus et au-dessous de Québec, sur les deux rives du Saint-Laurent.

Immédiatement en face de la ville, il s’en trouvait environ une centaine appartenant, non seulement aux habitants de la Pointe-Lévis, car il n’y avait là alors qu’un village insignifiant, mais surtout aux fermiers des paroisses voisines.

Ce nombre était important, si Arnold avait pu s’emparer de cette flottille ; mais Hardinge eut peu de difficultés à les enlever à l’ennemi. Trente à quarante de ces embarcations faisaient eau ou étaient en partie démantibulées. Il les brisa et en jeta les débris à la rivière.

Il envoya le reste de l’autre côté par intervalles, et de différents points, à l’aide d’une douzaine d’hommes qu’il avait adjoints à son escouade. De dix heures du matin, à cinq heures de l’après-midi, il réussit à débarrasser la rive sud de tous ses bateaux, sans exciter une attention extraordinaire dans la ville.

Il y revint lui-même avec le dernier chaland, environ vingt minutes après le coucher du soleil et juste au moment où le crépuscule s’étendait sur les eaux. En s’approchant du débarcadère, il remarqua une femme qui se promenait très lentement le long de la rive.

Il ne pouvait se tromper : c’était elle. Quelques vigoureux coups d’aviron ayant amené le bateau à destination, il sauta à terre et s’approcha.

Oui, c’était Pauline.