Les Bastonnais/01/20

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 68-69).

XX
l’armée fantôme.

Après avoir quitté la salle du banquet, le lieutenant-gouverneur s’empressa de prendre les mesures que lui imposaient les nouvelles importantes qu’il avait reçues de Donald. Maintenant que la longue incertitude avait enfin cessé, et que la menace d’invasion des Bastonnais était devenue une réalité, il sentait renaître en lui l’énergie indispensable en de telles circonstances. Quelques-uns des anciens chroniqueurs, Sanguinet en particulier, ont accusé M. Cramahé de négligence dans la préparation de la défense de Québec, mais les recherches que nous avons faites pour la composition de cet ouvrage nous ont convaincus que cette accusation n’est que partiellement fondée. Le lieutenant-gouverneur agit avec lenteur dans la première période de la campagne parce qu’il partageait l’incrédulité générale à propos de l’attaque à redouter des troupes continentales et qu’il ne la croyait pas sérieuse. Quant aux mouvements de Montgomery à l’ouest, il n’avait aucune raison urgente de les craindre, puisque cet officier devait trouver à sa rencontre, dans le district de Montréal, le gouverneur-général et commandant en chef, Guy Carleton lui-même.

Carleton avait retiré de Québec presque toutes les troupes régulières pour les incorporer à son armée et aussi longtemps qu’il les employait à repousser ou à tenir en échec Montgomery, Cramahé avait réellement peu de responsabilité à encourir. On savait bien que la marche d’Arnold dans l’est, à travers les forêts du Maine était dirigée contre Québec, mais les Canadiens de cette époque, qui comprenaient tous les dangers et toutes les difficultés de l’hiver dans les forêts vierges, ne pouvaient croire que la colonne d’Arnold atteindrait jamais sa destination, et comme nous le verrons dans le livre suivant, en décrivant les principaux épisodes de cette marche héroïque, ce scepticisme reposait sur d’excellentes raisons.

Mais quand, enfin, après beaucoup de rumeurs contradictoires et un chassé-croisé de faux renseignements qui aurait pu embarrasser n’importe quel commandant, Cramahé apprit par les lettres d’Arnold, interceptées par Donald, et par le service volontaire de reconnaissance si bien fait par ce dernier, que l’armée continentale s’approchait réellement de Québec. Nous devons à la mémoire d’un digne officier, même dans ces pages de roman, de dire qu’il agit avec jugement et activité en prenant toutes les mesures préliminaires nécessaires pour protéger Québec jusqu’à l’arrivée du gouverneur Carleton et de ses troupes régulières.

Au sortir de la salle du banquet, il revêtit son uniforme, et s’enveloppant avec précaution de son manteau militaire, il résolut d’inspecter personnellement tous les postes de défense de la ville. Il se dirigea d’abord vers les casernes de la place de la Cathédrale, où il eut une brève conférence avec les principaux officiers.

Il visita ensuite chaque porte et les approches de la citadelle, où il reconnut avec plaisir que les sentinelles étaient exceptionnellement vigilantes et tout à fait à la hauteur des exigences de la situation, sans savoir précisément ce qu’étaient ces exigences. Le lieutenant-gouverneur descendit alors à la basse ville plongée dans les ténèbres et se promena longtemps le long des rives du Saint-Laurent.

Vers trois heures du matin, un traîneau s’arrêta à la porte d’une grande maison carrée dans une rue retirée. Deux hommes en descendirent, l’un d’âge moyen, droit et vêtu de riches fourrures, l’autre, vieux, maigre et vêtu comme un chasseur indien, avec un gros bonnet de peau de renard sur la tête. Pendant qu’ils traversaient le trottoir entre le traîneau et le perron de la résidence, un homme de haute taille, la figure encapuchonnée, s’avançait lentement de l’autre côté de la rue.

— C’est le gouverneur, murmura le moins âgé des deux hommes à son compagnon. Je reconnais sa stature et sa démarche ! Entrons !

— Que peut bien faire Belmont hors de chez lui à pareille heure ? marmotta l’homme à la haute taille, dans les plis de son manteau.

Et il continua sa marche, pendant que la porte se refermait sur les deux occupants du traîneau.

Il était cinq heures du matin, le 10 novembre 1775. Les premières lueurs de l’aurore commençaient à colorer au loin les sommets des montagnes. Il faisait froid, avec apparence de neige.

Deux hommes étaient debout à un angle des remparts, sur le plus haut point de la citadelle de Québec. Ils regardaient vers l’est.

— Voyez, lieutenant, dit l’un en montrant de sa main gantée un point situé de l’autre côté de la rivière. — Ah ! les voilà. Excellence. Ils sortent du bois et montent la colline, répondit l’autre. — Ils sont sur la colline ; ils y fourmillent par centaines, reprit le gouverneur.

Cramahé pressa la main d’Hardinge et tous deux descendirent rapidement et silencieusement dans la ville. Dans leur trajet, ils entendirent la confuse rumeur des rues : « Les Bastonnais sont arrivés ! » Oui, ils étaient là. Les soldats d’Arnold apparaissaient comme une armée fantôme sur les hauteurs de Lévis.

fin du livre premier.