Les Bastonnais/02/01

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 70-74).

I
zulma sarpy.

La matinée était humide et sombre, et la neige tombait à gros flocons. Zulma Sarpy était assise dans sa chambre à coucher, étendue avec indolence sur une chaise à bascule devant un feu vif. Elle était vêtue d’une robe blanche de matin ou peignoir légère­ment déboutonné au collet, révélant ainsi les richesses d’une gorge de neige, tandis que le bord négligemment relevé laissait voir deux beaux pieds chaus­sés de pantoufles et disparaissant à moi­tié dans la peluche d’un coussin écar­late. Sa luxuriante chevelure blonde rejetée en bandeaux d’or au-dessus du front et derrière les oreilles roses, était rassemblée en grosses torsades négligemment fixées derrière la tête et retenues en position par un grand peigne d’écaille. Ses deux bras étaient levés au niveau de sa tête et ses deux mains tenaient languissamment les poignées d’ivoire qui couronnaient le dossier de la chaise. Au second doigt de la main gauche brillait un anneau dont le diamant resplendissait comme une étoile.

Toute la posture de la gracieuse nonchalante mettait en relief un buste d’un modèle irréprochable.

Auprès d’elle était un petit guéridon de forme ronde supporté sur trois pieds sculptés avec un art exquis et couvert d’une magnifique dentelle cramoisie, sur laquelle était un livre ouvert avec quelques menus objets de toilette féminine. Ce guéridon donne une idée du reste de l’ameublement de la chambre, massif, artistement sculpté et de riches couleurs. Les tapisseries de murailles étaient brun et or ; les rideaux du lit et des fenêtres, d’une teinte pourprée et ornementés de broderies. La chambre avait été meublée et ornée avec art et elle était telle qu’on eût pu la désirer pour exhiber, avec le meilleur effet, une statue de marbre blanc. Zulma Sarpy était ce modèle, modèle plein de vie et de santé, blonde comme un filament de bruyère d’été et d’une perfection de statue dans toutes ses poses.

Elle avait reçu son éducation en France, suivant la coutume de beaucoup de familles riches de la colonie. Quoique renfermée pendant cinq ans, de sa quatorzième à sa dix-neuvième année, dans le rigide et aristocratique couvent de Picpus, elle avait pu voir beaucoup de la vie de Paris durant les dernières années du règne de Louis XVI et les temps de morbide extravagance mondaine qui précédèrent immédiatement la grande révolution. Les dispositions naturelles et la curiosité résultant de sa première éducation dans la colonie, la portèrent à observer avec le plus vif intérêt toutes les formes de l’existence française et son caractère en fut si profondément imprégné que lorsqu’elle revint dans sa patrie canadienne, quelques mois avant les événements que nous venons de rapporter, on la regardait à peu près comme une étrangère.

Pourtant le cœur de Zulma, en réalité, n’avait pas été gâté. Ses instincts et ses principes étaient purs. Elle ne se regardait nullement comme déplacée dans son pays natal, mais, au contraire, elle sentait qu’elle y avait une mission à remplir. Elle avait eu plus d’une occasion de contracter une union honorable en France, mais elle avait préféré retourner au Canada et passer ses jours au milieu de ses parents et de ses compatriotes.

Toutefois, il fallait la prendre comme elle était. Si les gens simples et bons qui l’entouraient ne comprenaient pas ses façons d’agir ou de parler, elle les laissait tout bonnement dans leur étonnement, sans excuses ni explications. Le rang de sa famille était si élevé et son propre caractère si indépendant, qu’elle se sentait capable de tracer sa propre voie sans se plier aux usages étroits et antiques de ceux dont l’horizon ne s’était jamais étendu, pendant une suite de générations, au delà de la ligne bleue du Saint-Laurent.

Pensait-elle à toutes ces choses, ce matin-là, en rêvant devant le feu ? Peut-être. Mais en ce cas, ses pensées n’avaient sur elle aucun effet visible. Son imagination était plutôt occupée, croyons-nous, de l’incident qui s’était produit trois jours auparavant, quand elle avait pris part à cette course échevelée avec le beau lieutenant anglais qu’elle avait laissé en arrière et hors de vue. Cette flamme dans ses grands yeux bleus était la réflexion de l’œillade qu’elle avait lancée au jeune cavalier à travers les petites vitres carrées de la maison du fermier. Ces petits coups du pied en pantoufle sur le bord du chenet brillant était le léger stimulant qu’elle administrait au flanc de son poney quand il bondissait en avant, pour gagner la course. Ce rire étouffé mais impertinent qui gazouillait sur ses lèvres rouges comme des cerises mûres était un écho de l’éclat de rire qui avait accueilli Hardinge quand il avait prononcé le nom de Zulma, à la barrière du domaine, et quand elle promenait lentement sa belle tête de droite à gauche et de gauche à droite sur le dossier de sa chaise capitonné de velours, ne méditait-elle pas quelqu’autre projet contre le cœur du loyal soldat ? Des trames plus serrées que celles-là, mais, comme elles, conçues par l’amour, et qui ont secoué des royaumes sur leurs bases, ont été parfois ourdies par de langoureuses beautés couchées sur les moelleux coussins de leurs fauteuils.

Zulma avait atteint le point culminant de sa rêverie et glissait peu à peu le long des tranquilles déclivités de la réaction, quand elle fut réveillée en sursaut par un grand tumulte venant de la partie inférieure de la maison. Elle n’y fit pas d’abord grande attention, mais le bruit augmentant et reconnaissant la voix de son père parlant à haute voix et d’un ton d’alarme, elle se redressa sur sa chaise et écouta avec inquiétude. Tout à coup quelqu’un se précipita dans l’escalier et entra comme un tourbillon dans sa chambre, sans même prendre le temps de frapper à sa porte. C’était son frère, jeune homme un peu moins âgé qu’elle, qui était pensionnaire au séminaire de Québec. Évidemment il venait d’arriver et il était encore vêtu de la redingote de drap bleu avec parements rouges, capuchon de même étoffe, jambières de peau d’orignal et bottines de peau crue.

Il se secoua vigoureusement, comme un terreneuve qui sort de l’eau et frappa du pied sur le plancher pour faire tomber la neige qui avait adhéré à ses chaussures.

— Que signifie tout ce bruit, Eugène ? demanda Zulma en étendant une main et en tournant la tête par dessus le côté de la chaise de manière que sa figure était tournée vers le plafond.

— Oh ! rien, sauf que les rebelles sont arrivés ! répondit le jeune homme qui s’approcha de sa sœur et secoua dans ses yeux les particules de neige restées sur ses gants.

— Qui est-ce qui est arrivé ?

— Eh bien ! les rebelles, donc !

— Tu veux dire les Américains.

— Américains ou rebelles, quelle est la différence ?

— Tout un monde de différence. Les Américains ne sont pas des rebelles. Ce sont des hommes libres combattant pour leurs droits.

— On nous a appris au séminaire à les appeler rebelles.

— Alors on vous a mal appris.

Zulma s’était levée de sa chaise et se tenait debout près du foyer, la figure resplendissant d’un éclat d’enthousiasme. Elle aurait sans doute continué à exprimer ses idées sur ce sujet, mais son jeune frère ne paraissait pas évidemment y porter grand intérêt. Cette disposition d’esprit n’échappa point à l’œil perspicace de la jeune fille, et elle revint aussitôt à des questions plus pratiques.

— Où les Américains sont-ils arrivés ?

— À la Pointe-Lévis.

— Quand sont-ils arrivés ?

— Ce matin de bonne heure.

— Les as-tu vus ?

— Ils sont très visibles sur les hauteurs, marchant çà et là et faisant toutes sortes de signes dans la direction de la ville. Tout Québec est sorti pour les regarder, les élèves du séminaire, comme les autres. Après que nous les eûmes vus, le supérieur du séminaire m’a appelé à part et m’a dit de prendre un traîneau pour venir vous avertir aussitôt.

— M’avertir ? dit Zulma en fronçant les sourcils ; M. le supérieur est bien aimable.

— Non pas vous en particulier, dit Eugène en riant, mais la famille.

— Oh ! s’écria-t-elle, c’est différent. Je n’ai jamais vu votre supérieur et je ne sache pas qu’il ait connaissance de mon humble existence.

— Et en cela, vous faites erreur. Notre supérieur sait tout ce qui vous concerne, vos tours, vos singularités, vos idées françaises, et il me parle souvent de vous. Il sait tout particulièrement que vous êtes une rebelle et il en est bien peiné.

— Rebelle ! Encore ce mot détestable !

— Je croyais qu’il vous plaisait, quand il vous était appliqué.

Zulma se mit à rire et parut pacifiée, mais elle n’en dit pas davantage. Son frère lui dit alors que ces nouvelles avaient considérablement agité leur vieux père. Ce qui l’alarmait surtout, c’était la crainte que son fils fût exposé aux dangers de la guerre, en restant dans la ville, et il songeait à le retirer du séminaire durant le siège imminent. Qu’en pensait Zulma ?

— Quand retournes-tu à Québec, dit-elle vivement ?

— Immédiatement et notre père m’accompagne.

— J’irai, moi aussi. Je veux voir ces Américains de mes yeux. Après cela, je te dirai si je pense que tu doives rester au séminaire ou non. Descends pendant que je m’apprête.

Quand Zulma fut seule, elle eut bientôt fait de se préparer au voyage. Toute sa langueur avait disparu. La paresseuse rêverie à laquelle elle s’était laissée aller pendant les heures précédentes avait fait place en elle à une activité fébrile. Ses doigts étaient adroits et expéditifs dans l’arrangement de sa toilette. En moins d’un quart d’heure, elle se plaça devant son miroir pour le dernier et indispensable coup d’œil féminin. Quelle magnifique image elle vit s’y refléter ! Dans sa robe de velours bleu ciel avec une pelisse d’hermine immaculée et un capuchon de même fourrure capitonné de soie bleue, sa jolie figure et sa taille de reine produisaient le plus ravissant effet.

Elle mit ses chauds gants de fourrure et descendit pour rejoindre son père et son frère. Un instant plus tard, tous trois s’avançaient au grand trot d’un excellent cheval, dans la direction de Québec.