Les Bastonnais/02/09

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 105-108).

IX
le chant du violon.

Il était minuit et tout était tranquille dans la cabane solitaire de Batoche. La petite Blanche était profondément endormie dans son banc-lit, et Velours, roulé en cercle, dormait sur la pierre de l’âtre. Le feu, bas, jetait par instants une faible lueur à travers la chambre. L’ermite occupait son siège habituel, la chaise de cuir, au coin de la cheminée. Avait-il fait un somme, ou était-il resté plongé dans la rêverie ? il aurait été difficile de le dire ; mais il se leva d’un mouvement lent et c’est, pour ainsi dire à pas dérobés, qu’il se dirigea vers la porte qu’il ouvrit pour plonger son regard dans la nuit. Revenant ensuite, il mit une grosse bûche sur le feu qu’il attisa du bout du pied. La flamme s’éleva et éclaira la moitié de la chambre. Il alla alors à l’alcôve et y prit son violon. Après avoir raclé sur les cordes pour s’assurer de leur accord, il posa le talon de l’instrument dans le creux de l’épaule et exécuta un prélude rapide. Le vieillard sourit, comme satisfait de l’adresse de ses doigts, et ce n’était pas sans raison, car le doigté révélait un artiste.

— Que vas-tu me chanter, ce soir ? dit Batoche avec un regard de tendresse à son vieil instrument ?

La voix des chutes a eu d’étranges roulements de tonnerre, toute la journée, et j’éprouve de singulières sensations ce soir. Je ne sais pas ce qui se passe, mais peut-être me le diras-tu.

À ces mots, il remit son violon à l’épaule et commença à jouer. D’abord, ce furent des notes lentes et larges tirées à grands coups d’archet, puis une succession de notes rapides jaillissant les unes sur les autres. Le changement était naturel et agréable, mais en s’échauffant, le vieux musicien s’abandonna à une vraie débauche musicale.

Tour à tour le violon semblait faire entendre le mugissement de la tempête, le murmure de la brise, le clapotement des gouttes de pluie ou le monotone ruissellement de l’eau. Puis la main gauche demeurait immobile sur le manche et des cordes sortait un grand unisson qu’on eût pu prendre pour un solennel avertissement. Ensuite, les doigts recommençaient à voltiger sur les cordes dont les vibrations faisaient entendre des sons courts et aigus comme des cris d’enfants pétulants. Alors, de ravissantes mélodies s’élevaient et s’entremêlaient comme les fleurs d’un bouquet, produisant un ensemble harmonique d’un effet charmant et embaumant l’air même dans lequel elles exhalaient leurs parfums.

Tout à coup, le fantasque vieillard les brisait toutes par un seul mouvement du bras, causant une terrible dissonance capable de faire trembler la cabane sur ses fondations.

Pendant une heure au moins, debout au milieu de la place, Batoche continua à jouer presque sans aucun moment de repos. Alors il s’arrêta, resserra les clefs, fit décrire à son archet deux ou trois cercles, comme pour détendre les muscles de son bras, et puis attaqua la corde de mi. C’est là qu’il espérait découvrir le secret qu’il désirait connaître. Il arrondit les épaules, pencha l’oreille près de l’âme de l’instrument, fit pénétrer le rayon de ses yeux gris dans ses fissures serpentines et passa nerveusement les doigts de la main gauche de bas en haut et de haut en bas, pendant que son archet caressait la corde dans une série interminable d’évolutions mystérieuses.

La musique ainsi produite était étrange et surnaturelle. Le démon caché dans le corps de l’instrument parlait à Batoche. Tantôt avec le bruit d’une explosion, tantôt avec la douceur d’un chuchotement ; tantôt d’une voix perçante comme le cri d’un oiseau de nuit, tantôt d’un souffle aussi léger que l’haleine d’un bébé, le violon parlait son langage varié et magique sous la touche du sorcier.

Par moments l’air semblait sangloter et la chambre se balancer au son de la musique ; un instant plus tard, l’âme de l’exécutant était absorbée dans la mélodie. Enfin, le vieillard se redressa, rejeta sa tête en arrière, fit courir ses doigts rudement vers le chevalet et donna un violent coup d’archet.

Un bruit sec retentit, pareil à la détonation d’un pistolet. La corde venait de se briser. Batoche abaissa lentement l’instrument et regarda autour de lui. La petite Blanche, assise dans son lit, promenait autour d’elle ses grands yeux ouverts et hagards. Le chat noir, le dos en demi-cercle et le poil hérissé, fixait des yeux terribles sur le foyer.

— Bon ! murmura Batoche en allant à l’alcôve et en replaçant son violon. Il alla ensuite tranquillement à la porte qu’il ouvrit toute grande. Barbin et deux autres hommes, étroitement encapuchonnés, étaient là debout devant lui.

— Entrez, dit Batoche, je vous attendais.

Il n’y avait dans ses manières ni agitation, ni excentricité, mais ses traits étaient altérés et ses yeux gris jetaient une lumière sombre sur les ombres épaisses de leurs cavités.

— Nous sommes venus vous chercher, Batoche, dit Barbin.

— Je le savais.

— Êtes-vous prêt ?

— Oui.

Et il fit un pas pour prendre sa vieille carabine.

— Pas de fusil, dit Barbin, en posant la main sur le bras du vieillard. Vous ne devez pas attaquer et vous ne serez pas attaqué.

— Ah ! je vois, murmura Batoche en jetant sur ses épaules son capot de chat sauvage.

— Vous savez les nouvelles ?

— Je sais qu’il y a des nouvelles.

— Le jour de délivrance est arrivé.

— Enfin ! s’écria l’ermite en levant les yeux au plafond.

— Les Bastonnais ont investi la ville.

— Et les loups, seront-ils pris au piège ? demanda Batoche d’une voix de tonnerre. Ha ! ha ! j’ai tout entendu dans le chant de mon vieux violon. J’ai entendu le bruit de leur marche à travers la forêt ; leurs cris de triomphe, en arrivant sur les hauteurs de Lévis et en voyant, pour la première fois, le rocher de la citadelle ; le clapotis de leurs avirons, en traversant la rivière ; le profond murmure de leurs colonnes se formant en bataille sur les plaines d’Abraham. Ils en sont là, n’est-ce pas ?

— Oui, ils en sont là, répondirent ensemble les trois hommes étonnés de l’exactitude des renseignements que Batoche, ils le savaient bien, n’avait pu obtenir ce jour-là d’aucune lèvre humaine.

— Mais ils iront plus loin, reprit l’ermite, car j’en ai entendu davantage. J’ai entendu tonner le canon, crépiter la fusillade, siffler les fusées. J’ai entendu la plainte des blessés, le gémissement des mourants, la malédiction jetée sur les morts. Puis, après un long intervalle, le pétillement des flammes, les cris des affamés, les sanglots de ceux qui souffrent, les lamentations des malades et la voix retentissante, terrible de l’insurrection. Et tout cela, dans le camp de nos amis, tandis que, dans la ville, où sont rassemblés les loups, j’ai entendu le choc joyeux des verres, le chant des réjouissances, les cris de défi, les menaces contre la trahison, remarquez bien ce mot, mes amis. Sommes-nous des traîtres, vous et moi, parce que nous aimons trop notre vieille mère patrie et que nous haïssons les loups qui ont dévoré notre héritage ?

Oui, je le répète, j’ai entendu, ce soir, la clameur de défi, la menace contre la trahison, le rire moqueur contre la faiblesse et l’ignoble grognement des repus, dans leur ivresse. Un autre intervalle, et puis la catastrophe. J’ai entendu la douce voix de la nuit, le léger frôlement de la neige qui tombe, le pas assourdi de régiments qui s’avancent, les commandements donnés à voix basse, puis, tout à coup, la détonation formidable du canon, et enfin, le silence, la défaite et la mort.

Barbin et ses deux compagnons, muets d’étonnement, écoutaient le vieillard. Il leur apparaissait comme un prophète, déroulant devant leurs yeux la vision de la guerre et de la désolation que le génie de la musique avait évoquée pour lui. Quand il eut fini, ils se regardèrent, ne sachant que dire. Batoche ajouta :

Je crains que les choses ne tournent pas aussi favorablement que nous le désirons. Nous pouvons tuer des loups, mais nous ne réussirons pas à détruire leur bande. Toutefois, nous devons faire de notre mieux.

Les hommes ne répondirent pas, mais ils changèrent brusquement le cours des pensées du vieil ermite, en se dirigeant vers la porte et en le pressant de les suivre.

— Il est tard, dit Barbin. Nous avons de la besogne à faire et il faut nous hâter.

Les quatre hommes sortirent alors de la maison, laissant la petite Blanche et Velours au calme sommeil dans lequel ils étaient retombés aussitôt que la voix du violon s’était tue.