Aller au contenu

Les Bastonnais/02/13

La bibliothèque libre.
Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 118-121).

XIII
la tactique d’une femme.

Quand Zulma Sarpy arriva chez elle le soir de son voyage plein d’aventures à Québec, son vieux père remarqua qu’elle était sous l’influence d’une grande émotion. Elle aurait préféré garder pour elle tout ce qu’elle avait vu ou entendu, mais il la questionna avec tant d’insistance qu’elle ne put éviter de répondre. Il était tout naturel, comme elle le comprit parfaitement, qu’il fût anxieux d’obtenir des renseignements sur l’état des affaires, d’autant plus que différentes rumeurs lui étaient parvenues durant le jour par ses serviteurs et ses voisins. Aussi, dès qu’elle se fut un peu remise, après un abondant repas pris à loisir, en femme sensée jouissant d’une bonne santé, elle lui raconta en détail tous les événements dont elle avait été témoin. M. Sarpy l’interrompit fréquemment par des exclamations énergiques qui la surprirent énormément, car elles montraient qu’il prenait à la guerre imminente un intérêt plus profond qu’il ne l’avait prévu et qu’elle ne l’avait espéré. L’incident du pont, en particulier, fit beaucoup d’effet sur lui.

— Et vous êtes certaine, demanda-t-il, que le jeune officier est le même que celui sur lequel on a fait feu du haut des murailles ?

— Je suis sûre de n’avoir pu me tromper, répondit-elle. Sa taille, sa noble démarche, sa belle figure le feraient distinguer entre mille.

— Mais vous ne savez pas son nom ?

— Hélas, non.

— Vous auriez dû vous en informer. L’homme qui a traité ma fille avec tant de courtoisie ne doit pas être un étranger pour moi.

— Ah ! n’ayez pas d’inquiétude, papa, je saurai bien trouver son nom, dit Zulma en riant.

— Peut-être bien que non. Qui peut dire ce qui arrivera ? La guerre est un tourbillon qui peut l’enlever hors de vue et l’effacer du souvenir, avant que nous nous en rendions compte.

— Ne craignez rien, interrompit Zulma avec un geste magnifique de son bras blanc. J’ai un pressentiment que nous nous rencontrerons encore. J’ai l’œil sur lui, et…

— Il a l’œil sur vous, ajouta le sieur Sarpy, sur un ton de plaisanterie qui ne lui était pas habituel.

Sa fille ne répondit rien ; mais un rayon d’ineffable lumière passa comme une illumination sur sa belle figure et des mots qui se pressaient sur ses lèvres, mais qu’elle ne prononça pas, s’évanouirent dans un délicieux sourire, aux coins de ses lèvres pleines et vermeilles. Elle se leva de sa chaise et resta immobile pendant quelques instants, la vue fixée sur un vase de fleurs rouges et blanches placé sur le manteau de la cheminée. Sa robe de nuit, d’un blanc de neige, tombait négligemment autour de sa personne, mais ses plis flottants ne pouvaient dissimuler les contours de sa poitrine qui se soulevait et retombait sous le coup de quelque sentiment violent. Le sieur Sarpy, en la regardant, ne pouvait ni cacher son admiration pour l’aimable créature qui était la consolation et la gloire de son existence, ni retenir ses larmes à la pensée, toute vague et invraisemblable qu’elle fût, que cette guerre pourrait, de quelque manière inconcevable, entraîner la destinée de sa fille et changer le courant de leur existence mutuelle. À son attitude, la connaissant comme il la connaissait, ou peut-être ne la connaissant pas aussi bien qu’il l’aurait pu, il sentit qu’elle était sur le point de lui faire une importante communication, de lui demander quelque chose ou de l’engager dans quelque voie qui influerait sur leurs destinées respectives et conduirait précisément au mystérieux résultat dont l’ombre était déjà dans son esprit.

Mais avant qu’il eût eu le temps de dire un mot pour apaiser ses craintes ou dissiper ses conjectures, Zulma s’avança lentement et se mit tout doucement à ses genoux. Elle tourna vers lui sa figure dont les riches couleurs s’étaient subitement évanouies, mais il y avait dans ses yeux bleus une expression touchante qui fascina le vieillard.

— Papa, dit-elle, voulez-vous me permettre de vous demander une faveur ?

Le sieur Sarpy sentit son cœur se serrer et ses lèvres se contractèrent. Zulma remarqua son émotion et ajouta aussitôt :

— Je sais que vous êtes faible, papa, et que vous ne pouvez supporter les émotions ; mais ce que j’ai à vous demander est simple et facile à accomplir. D’ailleurs je me soumets d’avance à votre jugement et je me conformerai sans réserve à votre décision.

Le sieur Sarpy prit la main de sa fille dans les siennes et répondit :

— Parlez, ma chère enfant, vous savez que je ne puis rien vous refuser.

— Vous avez résolu de rester neutre, dans cette guerre ?

— C’était mon intention.

— Avez-vous pris cette résolution unique­ment dans votre intérêt ?

— Dans votre intérêt et le mien, ma chérie. Je suis vieux et infirme et ne puis prendre part aux luttes des hommes forts. Vous êtes jeune et je dois veiller sur votre avenir.

Zulma demeura silencieuse pendant quelques instants, comme si elle n’eût plus trouvé rien à dire. Son père, remarquant son embarras, ramena la conversation à son cours naturel en cherchant à tirer d’elle la nature de la demande qu’elle avait l’intention de lui adresser.

— Je voulais vous demander ma liberté d’action, dit-elle, avec une énergie soudainement recouvrée. Mais je n’en ferai rien maintenant.

Des circonstances se produiront peut-être, qui viendront modifier la situation pour nous deux avant que les hostilités aient fait beaucoup de progrès. Tout ce que je vous demande maintenant est de me permettre de revoir ce jeune officier.

Le vieillard, en entendant cette innocente requête, respira plus librement et s’écria :

— Quoi ! Est-ce là tout, ma chérie ? Vous pouvez certainement le revoir. Je voudrais le voir moi-même et faire sa connaissance.

Comme je vous l’ai dit auparavant, j’ai une grande admiration pour sa bravoure et sa courtoisie à votre égard. Et, Zulma, la prochaine fois que vous le verrez, ne manquez pas d’apprendre son nom.

— C’est précisément ce que je veux savoir, dit la jeune fille avec un sourire.

— Alors, nous sommes d’accord, reprit son père, en lui tapotant les joues et en se levant pour clore l’entrevue.

Il était maintenant en bonne humeur et, de son côté, elle affecta d’être gaie, mais il y avait sur ses joues un incarnat qui dénotait la flamme qui la consumait intérieurement, et quand son père fut parti, elle se mit à arpenter de long en large le plancher de sa chambre d’un pas lent et mesuré, plongée dans de profondes et pénibles réflexions.