Les Bastonnais/03/06

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 157-161).

VI
le bal au château.

Le soir de ce même jour, le 1er décembre, il y avait grande fête à Québec. On donnait un grand bal au château pour célébrer l’arrivée du gouverneur Carleton. Un double sentiment animait tous les invités et rendait plus vif le plaisir de la soirée : la satisfaction que l’on ressentait d’avoir vu le gouverneur échapper providentiellement à tous les dangers de son voyage de Montréal à Québec, et l’assurance que sa présence apporterait un secours efficace à la défense de la ville. La réunion était nombreuse et brillante. Jamais le vieux château n’avait été témoin d’un spectacle plus réjouissant. Les familles françaises rivalisaient avec les familles anglaises pour assurer le succès de la fête. Le patriotisme paraissait revivre dans les cœurs des plus tièdes et un grand nombre dont l’attitude avait été douteuse jusque-là, vinrent, de la façon la plus courtoise, proclamer leur loyauté au roi George, dans la personne de son représentant.

Mais M. Belmont n’était pas de ceux-là. Quand il apprit les préparatifs du bal, il devint très sérieux.

« C’est un piège tendu pour nous prendre, » dit-il.

Un jour ou deux plus tard, quand il reçut une invitation formelle, il en fut si troublé, qu’il fut pris d’une fièvre assez violente.

«  Heureuse maladie, murmura-t-il ; j’aurai maintenant une excuse valide. »

Pauline lui prodigua ses soins avec sa tendresse habituelle, mais ne put obtenir de lui qu’il lui confiât la cause de sa maladie. Elle avait entendu parler, naturellement, du grand événement qui était le sujet de conversation de toute la ville ; mais elle ne soupçonnait pas un instant que son père avait été invité et c’est sans appréhension, conséquemment, qu’elle accepta, à sa prière, l’offre d’Eugène d’aller faire au manoir Sarpy l’excursion dont nous avons déjà donné les détails au lecteur.

Quelques heures après son départ, Batoche arriva soudain, porteur de la nouvelle à sensation que les Bastonnais allaient revenir le lendemain pour commencer le siège régulier de la ville, et le père anxieux le chargea d’aller chercher sa fille et de la ramener aussitôt. Dans le cours de la même soirée, Roderick Hardinge se présenta chez M. Belmont et fut très alarmé d’apprendre l’absence de Pauline, mais il fut partiellement rassuré quand M. Belmont lui apprit les mesures qu’il avait prises pour assurer son prompt retour. La visite de Roderick fut courte ; il était gêné par une contrainte mal définie qu’il remarqua dans la conversation de M. Belmont, et c’est probablement pourquoi il omit de donner les raisons qui le rendaient tout spécialement désireux de parler à Pauline. Nous avons vu qu’il attendait à la porte de la ville quand elle y arriva de grand matin, accompagnée de Batoche et de Cary Singleton.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls et en sûreté derrière les murs, Roderick lui dit brusquement :

— Je n’aurais pas voulu, pour tout au monde, que vous fussiez absente aujourd’hui.

Pauline remarqua son agitation et l’attribua naturellement aux craintes qu’il avait eues pour sa sécurité, pendant le voyage périlleux qu’elle venait de faire ; mais elle fut bientôt détrompée, quand il ajouta :

— Il faut de toute nécessité que vous veniez au bal avec moi ce soir, ma chérie.

— Au bal ? demanda-t-elle avec une surprise exempte de toute feinte, car les événements du jour et de la nuit qui venaient de s’écouler avaient complètement chassé de sa mémoire le souvenir de la fête.

— Oui, au bal du gouverneur.

Ce fut en vain qu’elle lui représenta combien l’invitation était soudaine, son manque de préparation et la grande fatigue qu’elle venait d’éprouver. Roderick ne voulut admettre aucune excuse. Ses manières étaient nerveuses, agitées et parfois autoritaires.

— Et mon père ? dit-elle enfin, comme dernier argument.

— J’ai vu votre père hier soir. Il s’est plaint d’une indisposition et évidemment, il ne peut venir.

La manière avec laquelle Roderick, tout en parlant rapidement, appuya sur le mot peut, n’échappa point à la jeune fille.

Elle le regarda d’un air timide.

— Et si mon père ne consent pas à m’y laisser aller ? demanda-t-elle presque à voix basse.

— Oh ! mais, il consentira. Il le faut, Pauline.

Les yeux de la jeune fille se levèrent de nouveau vers lui et rencontrèrent le franc regard de Roderick.

— Je veux être sincère avec vous, ma chérie. Si vous ne voulez pas aller au bal pour moi, il faut que vous y alliez pour le bien de votre père. Comprenez-vous ?

Elle avait compris ; quoiqu’elle ne pût trouver de paroles pendant quelques instants.

Après avoir fait quelques pas, elle ôta sa mitaine, mit sa main dans celle d’Hardinge, et sans lever les yeux, elle murmura :

— J’irai, Roddy, par égard pour lui et pour vous.

Ces préliminaires une fois arrangés d’une manière satisfaisante, Hardinge l’accompagna à la porte de sa demeure et après lui avoir conseillé de passer le jour à se reposer de ses émotions et de ses fatigues, promit de venir la prendre de bonne heure dans la soirée.


Il n’y manqua point. À sa surprise, il la trouva gaie et sans la moindre apparence de fatigue ou de gêne dans ses manières.

Elle était vêtue d’un riche costume du meilleur goût qui donnait un splendide relief à sa beauté simple et calme.

Il fut encore plus surpris de trouver M. Belmont d’une agréable humeur, quoique encore souffrant. Le père voulut bien dire qu’il approuvait pleinement que sa fille allât au bal, surtout en compagnie de Roderick Hardinge.

— C’est un autre acompte sur la réparation que je vous dois, Roddy, dit-il avec un sourire. Je vous confie Pauline ce soir et je ne crois pas que j’en fisse autant pour tout autre jeune homme dans Québec.

Naturellement, il n’en fallait pas davantage pour mettre Hardinge dans les plus heureuses dispositions et quand il s’éloigna en voiture avec Pauline, il était tout hors de lui.

Le bal était ouvert quand ils arrivèrent au château.

Le gouverneur, qui avait conduit la première danse ou danse d’honneur, prit part à une troisième et à une quatrième, se mêlant librement aux invités, apparemment disposé à se faire, à lui-même et à la cause qu’il représentait, autant d’amis que possible.

Pendant cet intervalle, Pauline et Roderick pénétrèrent dans la salle sans être beaucoup remarqués, mais bientôt ils furent appelés à prendre part à la danse et aussitôt ils devinrent l’objet de l’attention générale. Il n’y avait pas lieu de s’en étonner. Le jeune Écossais paraissait très bien dans son éclatante tunique écarlate, tandis que Pauline, dans sa robe de satin cramoisi et la coiffure ornée simplement de branches de jasmin blanc de neige, révélait une beauté épanouie, ardente, qui surprit même ses amies les plus intimes.

Après quelque temps, le gouverneur prit son siège sur l’estrade, à l’extrémité de la salle, devant le trône et sous les franges violettes du dais. Les armes royales brillaient derrière lui, tandis que sur les panneaux des murailles, à droite et à gauche s’étalait son propre écusson. Ceux des invités qui n’avaient pas encore été présentés à Son Excellence saisirent cette occasion de lui offrir leurs hommages. Roderick et Pauline étaient de ce nombre. En s’approchant du trône, ils furent accostés par M. de Cramahé, le lieutenant-gouverneur. Ce courtois personnage s’inclina profondément devant les deux jeunes gens et dit :

— Lieutenant, j’ai un devoir à remplir et vous voudrez bien me permettre de le faire. Je désire présenter mademoiselle et vous-même à Son Excellence.

Et sans attendre une réponse, il les fit avancer en la présence du vice-roi.

Carleton reçut Pauline avec la plus grande déférence et mit le comble à ses attentions en s’informant avec bonté de la santé de son père. Pauline trembla comme une feuille à cette phase de son entrevue et leva timidement les yeux pour s’assurer que le gouverneur était sincère dans sa sollicitude à l’égard de M. Belmont ; mais ses manières ouvertes dissipèrent tout doute et ainsi s’évanouit, au grand soulagement de la jeune fille, le seul obstacle à sa parfaite jouissance de la soirée.

Alors vint le tour de son compagnon.

— Le lieutenant Hardinge, dit M. de Cramahé.

— Hardinge ? répondit le gouverneur, en tendant la main et en penchant la tête de côté, comme s’efforçant de se rappeler quelque particularité associée à ce nom.

— Oui, reprit de Cramahé. Votre Excellence se rappelle. C’est le jeune officier dont je lui ai rapporté les exploits.

— Oui, oui ! s’écria Carleton, je me rappelle très bien. Hardinge est un nom qui m’est familier. Le père de Monsieur était un de mes camarades officiers sous Wolfe. Oui, oui, je me rappelle tout.

Et prenant la main droite de Roderick dans les siennes, il ajouta à haute voix, de manière à rendre la promotion aussi publique que possible :

— Capitaine Hardinge, j’ai l’honneur de vous féliciter.