Les Bastonnais/03/08

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 165-169).

VIII
grandeur inconsciente.

C’était plus qu’un acte de miséricorde ; c’était un acte politique. Après son retour, Bouchette était si agité qu’il ne put dormir. Sa plus grande préoccupation était de savoir pourquoi il avait été attaqué et qui étaient ses agresseurs. Il était évident que l’attaque était le résultat d’un complot bien tramé. Ce coup de sifflet pour opérer le ralliement ; ce déguisement des hommes ; ce bâillon tout prêt… Et son sauveur ? Qui pouvait-il être ? Et que pouvaient signifier, en particulier, les mots étranges qu’il avait prononcés ?

Peu à peu, en devenant plus calme, il fut en état de rassembler tous les éléments de la situation et enfin la vérité lui apparut. Il avait été désigné à la vengeance de certains de ses compatriotes à cause des services qu’il avait rendus au gouverneur général. Aussitôt qu’il eut cette conviction, sa première impulsion fut de courir au château, de porter à Carleton lui-même la nouvelle de l’outrage dont il avait été l’objet et de se mettre à la tête d’une terrible croisade, contre tous les Français rebelles ; mais après un moment de réflexion, de meilleurs sentiments prévalurent dans son esprit.

« Jamais », s’écria-t-il, en arpentant sa chambre, « jamais ! je suis Français avant tout. Ma loyauté à l’Angleterre ne demande pas la trahison envers mes compatriotes. Quant à l’insulte personnelle, je puis la pardonner. D’ailleurs, n’ai-je pas été sauvé par un acte chevaleresque ? Si j’ai des ennemis parmi ceux de ma propre race, n’est-il pas évident que j’y ai aussi des amis ?… Non, je ne permettrai pas qu’un seul mot concernant cette affaire s’échappe de mes lèvres. Si l’affaire devient publique, ce ne sera point par ma faute. »

Ayant ainsi soulagé son esprit par cet acte de magnanimité, il se jeta sur un canapé et s’endormit bientôt. Le soleil était déjà haut et il dardait ses rayons dans la chambre sans toutefois troubler le sommeil du marin qui reposait aussi tranquillement que s’il n’avait pas eu à lutter pour sa liberté et pour sa vie. Il était midi quand il s’éveilla. Il s’assit sur le bord de sa couche et quelques secondes s’écoulèrent avant que le souvenir de l’événement lui revînt à l’esprit. À cette pensée, il dit simplement :

« Je vais aller voir mon ami Belmont. »

Pendant tout ce temps, chez M. Belmont, l’affaire avait fait quelque progrès.

Batoche s’y était introduit après avoir congédié ses complices et sans déranger en aucune façon les occupants de la maison, il était entré à l’aide d’une clef que lui avait donnée son ami.

Il était allé se coucher aussitôt et il était onze heures du matin quand il se leva. Son premier soin fut de rechercher la présence de M. Belmont. Il lui raconta la conversation qu’il avait eue avec le seigneur Sarpy et la part étrange qu’y avait prise Zulma. M. Belmont écouta ce rapport avec autant de surprise que d’appréhension. Quand Batoche, continuant son récit, en vint à décrire l’aventure de la nuit précédente, il devint tout à fait alarmé.

— Ceci est terrible, Batoche, dit-il.

Le vieux soldat fit ce qui était tout à fait inusité chez lui : il sourit.

— Il n’y a rien de terrible, Monsieur. Même si Bouchette avait été fait prisonnier, cela n’aurait eu rien de terrible. Bouchette n’est pas un personnage si important, et d’ailleurs nos hommes ne craignent pas les représailles. Ils sont fort capables de prendre soin d’eux-mêmes. Mais j’avais promis à Zulma que cet homme ne serait pas molesté et j’ai simplement tenu ma promesse. J’ai failli arriver trop tard. Il était bien plus de minuit quand je suis arrivé en ville après un voyage fatigant de la Pointe-aux-Trembles. J’étais complètement renseigné sur le bal, naturellement, et je savais que Bouchette y serait. Notre plan était de nous emparer de lui à son retour au château.

Tout se passa comme nous l’avions prévu. Nos hommes firent leur besogne à la perfection. Ils se conduisirent bravement et avec intelligence. C’était vraiment dommage de gâter leur succès.

— Étiez-vous arrivé sur la scène, à l’avance ?

— Oui, quelques minutes avant l’attaque.

— Alors, pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée complètement.

— Je n’ai pas eu le cœur de le faire. Je voulais accorder à mes hommes et à moi-même cette satisfaction, au moins. Je voulais voir aussi comment mes compagnons feraient leur devoir. D’ailleurs, bien que j’eusse promis de ne pas enlever Bouchette, je n’avais pas promis de ne pas lui donner une bonne peur.

— Peur ?… interrompit M. Belmont d’un ton de mépris, Bouchette est aussi brave que le plus vaillant.

— Parfaitement, dit Batoche, en ricanant ; il voulait se battre et brandissait sa canne comme un homme. Pour ce qui a été de lui faire peur, l’attaque a été un fiasco.

— Toute l’affaire a été un fiasco, Batoche. Cela nous perdra. Cela va me chasser de la ville. Je suis sûr que la garnison est en émoi à ce moment même.

— Les assaillants ne sont pas connus et ne peuvent être découverts.

— C’est bien cela, et par conséquent, les innocents seront soupçonnés. Votre grande faute a été de faire la chose à moitié. Un véritable enlèvement n’aurait pas été si malheureux, car alors la victime n’aurait pas été là pour conter son histoire, tandis que, comme les choses se sont passées, Bouchette l’a sans doute déjà dite à tout le monde et l’on ne peut prévoir les conséquences de votre imprudence.

Batoche ne répliqua rien, mais quelque chose, dans ses manières, indiquait qu’il ressentait fort peu de repentir de ce qu’il avait fait.

À ce point de la conversation, la servante frappa à la porte et annonça le capitaine Bouchette.

M. Belmont fut comme foudroyé. Batoche demeura parfaitement insensible.

— Faites-le entrer, murmura enfin M. Belmont.

Batoche fit le mouvement de se lever, mais son hôte l’arrêta brusquement.

— Ne bougez pas, dit-il. Votre présence peut être utile.

Bouchette s’avança marchant à grands pas et bruyamment ; il paraissait de fort bonne humeur. Il embrassa son vieil ami avec effusion et accepta la présentation de Batoche d’une manière cordiale et dégagée. Naturellement cette conduite donna aux affaires un nouvel aspect et M. Belmont fut bientôt tout à fait à l’aise. Bouchette commença aussitôt à parler du grand bal. Il dit qu’il était venu expressément pour cela.

Il en décrivit toutes les phases de sa manière sans gêne et s’étendit tout particulièrement sur la part que Pauline y avait prise. Il devint éloquent en traitant ce point de son récit. Il assura à M. Belmont qu’il devait être fier de sa fille, qui avait produit l’impression la plus favorable sur tous les invités et en particulier sur le gouverneur.

Ce n’est rien exagérer que de dire que tout cela était réellement délicieux pour le père si accablé d’anxiété et que, dans les circonstances du moment, surtout, cela contribua puissamment à lui rendre sa tranquillité d’esprit.

Il n’est donc pas étonnant que la conversation ainsi commencée fût un courant continu de gaieté auquel Batoche lui-même se joignit par intervalles et à sa manière étrange. Il parla peu néanmoins ; il ne prononça peut-être pas une douzaine de mots en tout, mais il faisait entendre de temps en temps un rire comprimé, il se tournait de tous côtés sur son siège et donnait d’autres signes de la satisfaction qu’il éprouvait de voir la tournure qu’avaient prises les choses. Tout ceci ne l’empêcha pas, néanmoins, du coin comparativement obscur où il s’était placé, de surveiller avec la plus grande attention les traits du visiteur et d’étudier tous ses mouvements.

Enfin, à un endroit propice de la conversation, M. Belmont demanda à son ami quelles étaient les nouvelles du jour.

« Oh ! rien que je sache, répondit Bouchette promptement et avec une indifférence réelle. Je viens de sortir du lit et je suis venu ici tout droit. »

On aurait enlevé une montagne des épaules du pauvre M. Belmont, qu’il n’eût pas ressenti plus de soulagement qu’en entendant ces quelques mots. Il ne put contenir sa joie. Il sauta de son siège et, appliquant une tape amicale sur l’épaule de son ami, il s’écria :

— Eh bien, Bouchette, nous allons prendre un verre de vin, de mon meilleur bourgogne. Votre visite m’a fait le plus grand bien !

Les petits yeux gris de Batoche étaient fixés comme des vrilles sur le mur d’en face au point où il atteignait le plafond. Ils brillaient d’un éclat vitreux. Le vieillard était retombé soudainement dans une de ses rêveries ; mais ce ne fut que pour un moment. Revenant à lui, il se leva brusquement de sa chaise, à son tour, laissa tomber son bras droit sur sa cuisse avec bruit et murmura quelques mots inarticulés.

On dégusta le vin avec force souhaits et bons mots. On vida de nouveau les verres et quand l’entrevue prit fin, Bouchette sortit de la maison aussi bruyamment et cordialement qu’il y était entré.

— Eh bien ? s’écria M. Belmont, en fermant la porte et en se plaçant en face de Batoche, dans le corridor.

Eh bien ? répondit tranquillement l’autre.

— Qu’en dites-vous ?

— Ce que j’en dis ? Je dis que cet homme ne dira jamais un mot de ce qui est arrivé. Ainsi vous pouvez être tranquille.

— Et que pensez-vous de lui-même ?

— C’est un fameux homme

— Et un bon !

— Un vrai chevalier de Saint-Louis !

Un ami de ses compatriotes.

— Oui. J’admire sa générosité, sa magnanimité et j’admire aussi l’étonnant instinct de Zulma Sarpy, qui l’a si bien jugé qu’elle a arraché de moi sa délivrance.

Quand Pauline descendit de ses appartements particuliers, après une longue journée de repos, et fut mise au courant de ce qui la concernait dans la visite du matelot, elle fut profondément émue, d’autant plus qu’elle remarqua la grande satisfaction de son père. Cet épisode apporta dans cette maison plus de joie qu’elle n’en avait vue depuis de longs jours, et qu’elle ne devait en avoir plus tard.