Les Bastonnais/03/13

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 182-185).

XIII
le palais de l’intendant.

Le 5 décembre, toute l’armée américaine s’avança sur Québec. Montgomery, arrivé de Montréal avec son armée victorieuse, rejoignit Arnold à la Pointe-aux-Trembles et prit le commandement de l’expédition. Enflammé par le succès qui avait mis tout le Canada à ses pieds, dans une campagne de trois mois à peine, le jeune héros s’avançait contre le dernier rempart de la puissance britannique, déterminé à l’emporter ou à mourir. Ses troupes partageaient son enthousiasme. Le découragement de la quinzaine précédente s’était évanoui et avait fait place à une ardeur à l’épreuve des rigueurs de la saison et des difficultés manifestes de la tâche gigantesque qui se dressait devant l’armée américaine. Elle savait que les yeux de ses concitoyens étaient fixés sur elle. Le Congrès, à Philadelphie, s’était arrêté dans son œuvre de législation pour écouter les nouvelles du Canada. Washington était presque oublié, dans l’anxiété où l’on était à l’égard de Montgomery. La Nouvelle-Angleterre attendait des merveilles du courage d’Arnold. Au loin, dans le Maryland et la Virginie, les mères, les femmes et les jeunes filles, sur les plantations, n’avaient de pensées que pour le messager qui galopait le long des sentiers, apportant des lettres du Nord, où ceux qu’elles aimaient servaient sous le valeureux Morgan. On sentait alors, généralement, comme on le comprend bien aujourd’hui, à la lumière de l’histoire, que du sort de Québec, dépendait en grande partie, celui de la révolution continentale. Si cette forteresse tombait en leur pouvoir, les Américains seraient débarrassés de tout ennemi au nord. Les Canadiens-français et les Indiens, amis de la France, seraient encouragés à embrasser la cause de l’indépendance, tandis que l’effet moral en Europe, où l’immortel succès de Wolfe était encore frais à la mémoire, hâterait sans doute le bienfait de l’intervention.

Montgomery, qui était incontestablement un homme supérieur, n’était étranger à aucune de ces considérations ; aussi, en opérant son mouvement de la Pointe-aux-Trembles sur la ville assiégée, avait-il emporté avec lui tout le poids de cette énorme responsabilité. Jusqu’à quel point fut-il à la hauteur de sa tâche ? ces humbles pages le diront brièvement pour la centième fois, et l’écrivain est heureux d’avoir l’occasion de le dire.

Montgomery établit son quartier-général à la maison Holland, et Arnold occupa la maison Langlois, près du pont Scott. Autour de ces deux points évolua la fortune de l’armée continentale durant ce mémorable mois de décembre, qui précéda l’attaque de Québec.

C’est à ce dernier endroit, que dans la matinée qui suivit son arrivée, Morgan qui avait, comme nous l’avons dit, précédé de cinq jours, le gros de l’armée et pris possession des principales routes conduisant à la ville assiégée, reçut d’Arnold l’ordre de s’établir dans le faubourg Saint-Roch, près du palais de l’Intendant.

Cet édifice historique était peut-être, à cette époque, le plus magnifique monument de la province. Sa construction qui remontait à 1684 avait été ordonnée par le roi de France sous l’administration de l’intendant de Meulles. Il avait été incendié en 1712, pendant qu’il était occupé par l’intendant Begon ; mais, sur des ordres venus de Versailles, il avait été reconstruit. Durant les onze dernières années de la domination française, de 1748 à 1759, il était devenu fameux par les orgies et les bacchanales scandaleuses de l’intendant Bigot, le Sardanaple de la Nouvelle-France, dont les exploits galants et les repas somptueux auraient pu servir de sujet de roman à la plume d’Alexandre Dumas père. Après la conquête, les Anglais l’avaient presque complètement abandonné, leurs bureaux officiels étant presque tous dans la ville. À l’époque du siège, par conséquent, l’édifice était désert et dans un état quelque peu délabré, mais, dans ses vastes dimensions, il pouvait abriter un nombre considérable d’Américains, et son site avantageux donna à Montgomery l’idée d’en faire le quartier-général de ses tirailleurs. En conséquence, Morgan reçut l’ordre d’y porter un détachement choisi parmi les carabiniers. Il plaça ce détachement sous les ordres de Singleton, qui s’y établit une couple de jours après son entrevue avec Zulma. De la haute coupole du palais de l’intendant, il entretint une fusillade continue sur les points où les soldats de la garnison étaient exposés à la vue. Les sentinelles, le long des murs, furent mises hors de combat, l’une après l’autre. Chaque fois qu’un détachement envoyé en reconnaissance apparaissait au-dessus des palissades, il était aussitôt forcé de se retirer à l’abri des projectiles et les artilleurs qui servaient les canons des barbettes étaient, eux-mêmes, souvent chassés de leurs pièces par l’effet de cette mousqueterie.

Il arrivait souvent que, des environs du palais, les Américains pointaient quelques mortiers sur la ville. En ces circonstances, la vive fusillade qui accompagnait, des embrasures de la coupole, la musique de l’artillerie produisait à l’intérieur des murs, la plus vive alarme. Le tocsin sonnait et, l’un après l’autre, les bataillons de milice accouraient à la rescousse. Les assiégeants étaient fort encouragés par ces indices de succès, et s’imaginaient avoir découvert un point stratégique très important. Les Anglais, de leur côté, étaient vexés, et Carleton se décida à se débarrasser de cette source d’ennuis. À cet effet, il fit diriger une batterie de pièces de neuf sur le palais. Dès qu’il vit établir cette batterie, Cary Singleton, eut de sinistres pressentiments.

« Nous allons être écrasés, mes amis, dit-il ; mais, avant de tomber, que chacun de nous abatte son homme. » Le combat fut violent, mais bref. Les carabiniers de la Virginie envoyèrent décharge sur décharge contre les artilleurs, tandis que ceux-ci faisaient pleuvoir leurs lourds boulets sur la massive maçonnerie. D’abord, ils tirèrent bas, enfonçant les portes et mettant en éclats toute la charpente ; faisant sauter les contrevents de leurs gonds et labourant les planchers. Le feu incessant des carabiniers donnait au palais l’apparence d’un cercle de flammes.

Enfin, l’un des officiers de la milice anglaise se porta en avant et pointa une pièce sur la coupole.

Cary vit le mouvement et s’écria :

« Voici notre dernière chance. Feu ! »

Clair et sonore éclata, au milieu du crépitement de la fusillade, ce fatal coup de canon. Il y eut un craquement épouvantable, un ébranlement de toute la charpente, puis une lourde chute. Quand le nuage de fumée et de poussière se fut un peu dissipé, on put voir que le palais de l’intendant n’était plus qu’un monceau de ruines. La coupole avait entièrement disparu. Les blessés se traînèrent, comme ils le purent, hors des débris, les uns boitant, d’autres soutenant un bras cassé, d’autres encore entourant de bandages leurs têtes blessées, mais tous traînant leurs fusils.

Cary Singleton fut emporté par deux de ses hommes : il était grièvement blessé aux deux jambes. L’officier anglais qui avait dirigé ce coup victorieux se tenait debout sur la muraille, examinant l’effet qu’il venait de produire. C’était Roderick Hardinge.

À Merveille ! Capitaine, dit Caldwell, qui commandait le régiment de milice auquel appartenait Roderick et avait chargé son jeune ami de détruire le palais. Parfaitement exécuté ! j’ai surveillé votre manœuvre de ce bastion là-bas, et je viens vous féliciter. Je vous recommanderai pour une promotion immédiate. »

Il le fit, en effet. Avant la fin de cette journée, Roderick Hardinge recevait le brevet de major. Il était transporté de joie, et après avoir reçu les félicitations de ses amis, il se hâta d’aller conter à Pauline sa bonne fortune. M. Belmont était sorti, et elle était toute seule. Quand elle ouvrit la porte à Hardinge, ses yeux étaient rouges d’avoir pleuré, et elle tenait à la main un billet. Inutile de décrire l’entrevue. Qu’il suffise de dire que la note qu’elle avait reçue lui avait appris la chute de Cary Singleton.