Les Bastonnais/03/17

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 200-203).

XVII
nisi dominus.

Québec était le centre des travaux des missionnaires bien des années avant que notre littoral de l’Atlantique fût entièrement habité. L’Église de Saint-Domingue est plus ancienne, ayant été fondée en 1614. Celle de Mexico date de 1524 et celle de la Havane est d’une époque encore plus reculée ; mais aucune de ces églises ne peut se flatter d’avoir exercé l’influence qui a distingué la ville de Champlain.

C’est de Québec que sont partis presque tous les missionnaires qui ont évangélisé l’Ouest et le Nord-Ouest. Les enfants de François d’Assise et de Loyola, dont les noms sont immortalisés dans les pages de Bancroft, ont tous entrepris leurs périlleux voyages d’après des instructions reçues de ce vénérable collège dont on voit encore les ruines à l’ombre du cap Diamant. Dans la liste des prêtres qui résidaient à Québec le 1er  octobre 1674, on trouve le nom de Jacques Marquette. Cet homme modeste rêvait alors bien peu à la gloire qui devait bientôt s’attacher à ses travaux et à ses explorations. Non seulement, par la découverte du Mississippi a-t-il ajouté un vaste territoire aux domaines de son roi, mais il a encore ouvert un champ immense au zèle de son évêque, et il a reculé à des milliers et des milliers de milles les bornes du diocèse de Québec. C’est ainsi qu’il se fait que Chicago, Milwaukee, Saint-Louis, la Nouvelle-Orléans, Cincinnati, Louisville et toutes les villes américaines de l’Ouest, qui n’existaient pas alors, occupent aujourd’hui des sites qui étaient, à cette époque, sous la juridiction du grand évêque François Laval de Montmorency, le premier prélat élevé au siège de Québec, il y a plus de deux cents ans. Du haut des marches de son grand autel, dans ce temple vénérable élevé depuis au rang de basilique, Mgr de Laval aurait pu étendre sa crosse sur tout un continent, du golfe Saint-Laurent au golfe du Mexique, et de la Rivière Rouge du nord à la baie de Chesapeake. Ceci n’est pas une image créée par l’imagination, mais un fait exact : le tableau n’en est pas moins grand. Depuis cette époque, le temps a passé, et la religion a fait des progrès tellement merveilleux que soixante-deux[1] diocèses sont nés de ce seul ancien diocèse de Québec.

Le sixième successeur de Mgr Laval fut Mgr Briand, le dernier évêque français de Québec sous la domination anglaise. Tous les évêques qui lui succédèrent sont nés au Canada. C’est à lui que M. Belmont s’adressa pour obtenir un dernier conseil. Il trouva le prélat seul dans son cabinet d’étude, lisant tranquillement son bréviaire, tandis qu’une pile de documents, lettres et autres papiers, s’amoncelait sur la table, à son côté. L’évêque portait une soutane violette par-dessus laquelle était jeté un surplis de dentelles d’un blanc de neige, qui lui descendait jusqu’aux genoux. Un court camail violet était attaché sur ses épaules. Une croix pectorale tombait sur sa poitrine au bout d’une massive chaîne d’or passée autour du cou. La tête, toute blanche et tonsurée, était couverte d’une petite calotte de velours violet. Un anneau orné d’une grosse améthyste brillait au second doigt de sa main gauche. Dans cette attitude, Monseigneur était la peinture de la force sereine. Pendant que tout, autour de lui, était tumulte et confusion, dans son appartement régnait une atmosphère de paix et de tranquillité. Le séminaire, où il résidait, était à un jet de pierre des casernes, sur la place de la cathédrale ; mais tandis que celles-ci étaient le théâtre d’une excitation et d’une anxiété constantes, l’autre était la scène d’une confiance perpétuelle et du repos. Et pourtant, cet homme solitaire fut un acteur principal dans les événements de 1775-76. Son influence avait été et était encore toute-puissante.

De sa calme retraite, il avait envoyé une lettre pastorale, au commencement des hostilités, recommandant la loyauté envers l’Angleterre, exhortant ses ouailles à obéir aux enseignements de leurs curés et à suivre leurs exemples. Sa voix avait été entendue. Sans lui, on ne peut dire combien les circonstances de l’invasion du Canada auraient pu être différentes. Si Guy Carleton fut fait chevalier en récompense de son heureuse défense de Québec ; assurément Monseigneur Briand aurait dû recevoir quelque témoignage de faveur de ceux qu’il avait si fidèlement servis. Sans le pouvoir spirituel, la force matérielle n’aurait été d’aucune utilité, et l’épée du commandant aurait été levée en vain si la crosse de l’évêque n’avait renversé les obstacles qui embarrassaient les commencements de la lutte.

Le prélat reçut M. Belmont avec la plus grande bonté, car ils étaient de vieux amis. Plaçant son pouce entre les feuillets fermés de son bréviaire, il demanda à son visiteur de lui exposer franchement l’objet de sa visite, quoique l’expression de sa physionomie et son attitude montrassent qu’il devinait ce sujet. M. Belmont, agité tout d’abord, recouvra graduellement assez de sang-froid pour donner une complète explication de son cas. Il exposa en détail ses griefs, ses appréhensions et expliqua le changement radical qui s’était opéré dans ses opinions politiques. Il termina en demandant à l’évêque s’il n’avait pas raison de prendre une position tranchée.

Monseigneur avait écouté tout cela sans manifester aucune émotion, souriant légèrement de temps en temps, paraissant très sérieux par moments. Il répondit avec un accent de grande bonté, mais il y avait, dans chacune de ses paroles, la consciente autorité du premier pasteur.

« Et moi aussi, je suis Français, mon ami, dit-il. J’ai mes sentiments, mes préjugés, mes aspirations, comme tout autre. Si je n’avais consulté que mon cœur, je crois que vous pouvez deviner où il m’aurait conduit ; mais je consulte ma tête. Je me souviens que j’ai une conscience. Je me rappelle que j’ai, comme évêque, de graves devoirs à remplir. La responsabilité qu’ils entraînent est quelque chose de terrible. La doctrine cardinale de notre théologie est l’obéissance à l’autorité légitime. Toute la logique de l’Église est là. Ce principe pénètre toutes les phases de l’existence depuis la plus noble jusqu’à la plus humble. Il brille sur toute notre histoire. Dans le cas actuel, l’application en est bien simple. Les Anglais sont nos maîtres. Ils le sont par droit de conquête : un triste droit, mais qui n’en est pas moins parfaitement reconnu. Ils sont nos maîtres depuis seize ans. Durant ce laps de temps, ils ne nous ont pas toujours bien traités, mais c’était ignorance, plutôt que mauvaise volonté. Dernièrement, ils ont garanti les droits de notre peuple et de l’Église. L’Acte de Québec est une preuve manifeste d’un désir de justice de la part du gouvernement anglais.

« Et comment ces gens de Boston regardent-ils l’acte de Québec ? Jugez-en vous-même. L’évêque prit alors parmi les papiers épars sur la table un dessin-caricature de l’acte.

« Voyez, continua-t-il, ceci représente Boston en flammes et Québec triomphant. Le texte explique que le papisme et la tyrannie triompheront ainsi de la vraie religion, de la vertu et de la liberté. Parmi les autres personnages, regardez ce prêtre catholique à genoux, la croix dans une main et le gibet dans l’autre, aidant le roi George, comme le dit encore le texte, à mettre en force son système tyrannique de liberté civile et religieuse. Qu’en pensez-vous ? Cela ressemble-t-il à la vraie fraternité que les Américains professent, à notre égard, dans leurs proclamations ? Liberté et indépendance sont de belles paroles, mon ami. Je les aime ; mais elles peuvent être aussi des mots de réclame, et nous devons prendre garde. Qui nous assure que les colonies révoltées sont sincères ? Après tout, ce ne sont que des Anglais en révolte contre leur patrie. Si même cette rébellion est justifiée, ce fait nous justifierait-il de faire cause commune avec les rebelles ? Et quelle bonne raison avons-nous de croire qu’ils peuvent améliorer notre condition ? Respecteront-ils notre religion, notre langue et nos lois plus que ne le font nos maîtres actuels ? Réfléchissez sur toutes ces choses. Ne faites rien d’imprudent. Souvenez-vous de votre famille. Respectez votre réputation. Vous avez de la fortune, mais vous n’avez pas le droit de la laisser dissiper par une confiscation inutile. Elle appartient à la petite Pauline. Je respecte vos sympathies et je crois que vous aurez bientôt l’occasion de les manifester, sans faire aucun acte prématuré. Cette ville sera bientôt attaquée. Ou les assiégeants réussiront, ou ils ne réussiront pas. S’ils ne réussissent pas, vous pourrez soulager votre cœur en prodiguant vos soins aux prisonniers malades ou blessés. S’ils réussissent et s’emparent de Québec, le Canada est à eux, et ils deviendront nos maîtres à la place des Anglais. Alors, notre devoir à tous sera clair et vous n’aurez aucune peine à faire votre adhésion. »

L’évêque sourit en exposant cette proposition de sens commun et M. Belmont lui-même, complètement convaincu par la logique du raisonnement, ne put s’empêcher d’en faire autant. Il remercia Monseigneur de ses bons avis et promit, de la manière la plus chaleureuse, de les suivre.

« Faites-le, mon fils, ajouta l’évêque. Je suis satisfait de votre soumission. Avant quinze jours, vous aurez occasion de me remercier de nouveau pour ce conseil. »

M. Belmont s’agenouilla, et le prélat, se levant, prononça la bénédiction épiscopale sur son front penché, en lui donnant, en même temps son anneau pastoral à baiser.

« Priez, dit l’évêque, en faisant avec M. Belmont quelques pas vers la porte, priez et demandez à votre pieuse enfant de redoubler ses supplications, afin que le droit triomphe et que la paix soit bientôt rétablie. Le choc sera terrible. »

— Mais la ville est très forte, répliqua M. Belmont.

L’évêque sourit de nouveau et levant le doigt en signe d’avertissement, il répéta solennellement et lentement la grande leçon :

« Nisi Dominus custodierit civitatem… À moins que le Seigneur ne garde la ville, celui qui la défend veille en vain. »


  1. Ceci a été écrit en 1877. Le nombre de ces diocèses, en 1894, est de 108.