Les Bastonnais/04/10

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 238-242).

X
sur le bord de l’abîme.

Un autre mois se passa. Vers le milieu d’avril, le printemps embaumé était proche ; la neige avait disparu de la montagne et de la plaine ; les rivières coulaient claires et abondantes ; les arbres commençaient à bourgeonner et les cieux palpitaient d’une atmosphère de chaleur génératrice. Les bestiaux renfermés pendant de si longs mois dans les ténèbres de leurs stalles se chauffaient paresseusement au soleil ou s’attroupaient sur les versants méridionaux où la jeune herbe commençait à pousser. Les moutons bondissaient sur le flanc des collines, les portes et les fenêtres des fermes s’ouvraient toutes grandes pour laisser entrer le bon air rafraîchissant ; les enfants jouaient sur le gazon ; une vapeur blanche s’élevait des fissures et des lézardes des greniers chauffés ; les cours des fermes se remplissaient de sons ; les pigeonniers laissaient entendre des roucoulements ; les hirondelles peuplaient les auvents, et les couvertures de chaume des étables étaient couvertes de volailles à l’affût des premiers vers. C’était la résurrection de la nature, ressentie avec plus de joie sous les latitudes arctiques que partout ailleurs. Des montagnes qui se dressaient dans le lointain, les nuages de vapeur dense qui s’élevaient et se déroulaient au loin, laissant les sommets recevoir les premiers baisers de la rosée et les derniers rayons du soleil couchant, étaient des emblèmes de la tristesse de l’hiver remplacée par le renouveau du printemps qui faisait naître de nouvelles espérances et des intérêts ravivés dans les âmes. Le crocus de la lande, l’anémone de la prairie, le cresson des eaux ombragées, le bourdonnement du premier insecte, le gazouillement du nid de mousse, le murmure des ruisseaux dans la forêt, tout chantait la renaissance et la vie.

D’autre part, il y avait dans la splendeur de la saison un caractère moral. Le temps rigoureux du carême avec ses vigiles, ses jeûnes, ses mortifications et ses pénitences était passé. Passée aussi la semaine sainte avec ses plaintes et ses lamentations, ses confessions de péchés, ses appels à la miséricorde, les fenêtres obscurcies par des voiles violets et les autels dépouillés, les cierges éteints et les cloches muettes, enfin les 14 stations de cette via crucis qui retracent l’ineffable histoire de l’Homme de douleurs et de la Mère de pitié. On était au matin glorieux du jour de Pâques. De brillants ornements couvraient le célébrant, le sanctuaire resplendissait de mille lumières, l’encens parfumé s’élevait en spirales vers le ciel, emportant les sentiments de reconnaissance des cœurs ouverts à la grâce. De la colline à la vallée, la musique des cloches, dans chaque tourelle et dans chaque clocher réveillait les échos retentissants ; même les cloches des églises et des couvents de la vieille ville assiégée, elles qui avaient si souvent sonné l’alarme de la bataille durant la nuit, prenaient une nouvelle voix pour célébrer le « Grand jour que le Seigneur a fait, » et de même que la lourde pierre fut soudainement repoussée du sépulcre à l’ombre du Golgotha, mettant en liberté le maître du monde, ici le manteau de l’hiver était déchiré et mettait à nu la face de la nature. Les hommes sentaient leur cœur allégé du fardeau qui durant quatre longs mois avait rendu leur torpeur semblable, en quelque sorte, à celle des grands animaux du désert.

Le matin du lundi de Pâques, le temps était calme et promettait une magnifique journée. Tout le pays retentissait des voix des hommes et des femmes se préparant à leur travail. Zulma Sarpy et Cary Singleton marchaient côte à côte sur la rive du St-Laurent en face du manoir ; ils avançaient lentement, s’arrêtant fréquemment pour admirer le paysage étendu devant eux, ou pour se livrer à une ardente conversation. Cary était entièrement remis de sa maladie, et paraissait plus gras et plus fort que jamais. Il était revêtu de son uniforme, preuve qu’il avait repris le service actif. Zulma paraissait jouir de sa santé habituelle et sa beauté resplendissait sous son plus royal aspect, relevée par un costume qui lui seyait à merveille : chapeau Montespan de feutre gris orné d’une plume azur et brillant châle de cachemire étroitement tendu sur ses épaules. Il était difficile de peindre une plus digne compagne pour un soldat. C’était évidemment le sentiment de Cary, comme en témoignaient ses fréquents regards d’admiration, et il y avait des moments où un observateur eût pu croire qu’il faisait les plus ardentes déclarations d’amour. Il n’en était rien cependant. Les jeunes gens n’avaient pas encore atteint cette limite. Bien qu’ils se connussent parfaitement, qu’ils se rencontrassent souvent, tout exceptionnelles que fussent les circonstances qui avaient entouré leurs entretiens, ils n’avaient jamais dépassé un certain point de confidences mutuelles. Souvent ils s’étaient aventurés sur les bords, mais des incidents soudains et imprévus étaient survenus qui les avaient rejetés en arrière au lieu d’avancer leurs affaires de cœur. Zulma était sûre que Cary l’aimait, mais aucune de ses paroles ne lui en avait donné l’assurance. Cary ne pouvait pas douter de l’amour de Zulma à son égard : ses actes et ses écrits l’avaient éloquemment démontré ; mais elle ne lui avait jamais donné l’occasion, ou il s’imaginait n’avoir jamais eu l’occasion d’obtenir de ses lèvres une réponse décisive. Ce jour-là, leur conversation était vive, mais sans conséquence. Il en est souvent ainsi dans ce jeu de l’amour qui est conduit non en cercles concentriques, mais en orbites excentriques

Pour Cary, la situation devenait pressante, et il le dit à Zulma en des termes qui impressionnèrent profondément la jeune fille. Il voyait que la fin approchait, qu’avec le retour du printemps, les opérations militaires devaient prendre une tournure décisive d’un côté ou de l’autre. Il était assez perspicace pour prévoir qu’il ne pouvait y avoir qu’un résultat fatal : la retraite des Américains. Arnold avait été remplacé par Wooster, officier âgé qui avait commandé à Montréal durant l’hiver et y avait fait beaucoup de mal à la cause américaine par son incapacité et son intolérance religieuse à l’égard des Canadiens-Français. D’un pareil commandant de l’armée actuelle, on ne pouvait attendre que peu de chose ou rien du tout. Il ne pouvait être question de renforts, bien qu’ils eussent été promis et annoncés avec ostentation à la garnison par le moyen des déserteurs et des prisonniers, tandis que l’on savait bien que, le St-Laurent désormais débarrassé de son manteau de glace, on pouvait attendre bientôt une flotte de vaisseaux anglais venant à la rescousse de Québec. Dans une quinzaine de jours au plus, Cary prévoyait que la crise devait finir. Il dit donc cela confidentiellement à Zulma sachant bien qu’il ne violait aucun devoir en agissant ainsi. La jeune fille fut étonnée de cette confidence, qui anéantissait tous ses rêves. Sa confiance dans le succès des armes continentales avait été sans limites ; malgré leurs terribles revers, elle n’avait jamais douté un moment que les champions de la liberté ne s’emparassent de la dernière forteresse de la tyrannie britannique et ne s’empressassent d’y restaurer la domination française en Amérique. Elle essaya même d’ébranler l’opinion de son compagnon, mais elle n’y réussit pas ; son instinct la mit face à face avec la position personnelle de Cary, que celui-ci avait complètement éludée.

La retraite des Américains prit alors un aspect plus sérieux ; elle impliquait une séparation mutuelle. La situation était celle-ci : Après six mois de la plus intime fréquentation, purifiée et consacrée par une série de vicissitudes des plus cruelles, Cary allait être obligé de retraiter en toute hâte au pays d’où il venait, tandis qu’elle serait de nouveau confinée dans la solitude de la Pointe-aux-Trembles. Pouvait-il en être ainsi ? Cary pouvait-il être ainsi laissé à son sort ? Pourrait-elle, elle-même, supporter cette solitude soudaine et forcée ?

Singleton exprima ses regrets en langage diffus et verbeux : il répéta à plusieurs reprises que son insuccès comme soldat blessait son ambition et désappointait ses espérances, mais que sa séparation d’avec Zulma serait la plus terrible de ses peines. S’il avait prévu cela, ajoutait-il, il aurait cherché la mort au palais de l’intendant ou au Sault-au-Matelot. La mort dans la maison de M. Belmont lui aurait été un soulagement et une bénédiction.

Ce fut en vain que Zulma essaya de le réconforter ; son cœur ne l’inspirait pas, et elle ne pouvait par conséquent aller au-delà des lieux communs. Finalement un profond silence se fit entre eux. Ils s’étaient dit, sans doute qu’ils devaient faire un pas de plus et regarder en face une situation redoutée, mais ils n’en firent rien, peut-être ne l’osèrent-ils pas. Pourquoi ? La suite nous le dira. L’entretien finit par ces mots :

— Il me faut retourner au camp, mademoiselle, remettons ce sujet ; j’ai autre chose à dire, mais j’ai besoin de me recueillir.

— Moi aussi, j’ai quelque chose de plus à dire, Capitaine.

Cary tressaillit en entendant ces paroles dont le ton étrange le frappa. Il regarda Zulma et lui trouva la figure pâle comme le marbre. Ses yeux étaient fixés bien loin au-delà du St-Laurent. Il s’imagina (était-ce seulement un effet de son imagination ?) qu’elle était un peu piquée.

— Retournerons-nous au manoir ? demanda-t-il presque timidement.

— S’il vous plaît, répondit tranquillement la jeune fille. Ils avançaient lentement à travers la prairie, et remontaient l’avenue en parlant peu, et au sujet seulement d’objets rencontrés sur leur passage. Inconsciemment ils étaient devenus timides l’un avec l’autre. Quand ils eurent atteint la pelouse en face du manoir, ils s’arrêtèrent et soudain Zulma éclata d’un franc rire.

— Nous sommes tous deux des enfants, Monsieur, dit-elle, je vous croyais un grand soldat et je vous trouve enfant. Je me croyais une femme au caractère fortement trempé et moi aussi je ne suis qu’une enfant.

Et elle continua de rire à gorge déployée. Cary fut intrigué, mais il ne put réprimer un sourire. Il ne lui demanda pas le sens de ses paroles. Il sourit seulement en voyant que sa sérénité habituelle lui était revenue.

À ce moment précis, le soleil couchant versait ses rayons à travers les arbres, inondant la pelouse de lumière, et soulevant, pour ainsi dire, le jeune couple dans une espèce de transfiguration. Ils étaient idéalisés. Lui, apparaissait comme un chevalier des temps légendaires, et elle, comme une reine de féerie. Tous deux étaient beaux, et tous deux étaient heureux, encore une fois.

Zulma frappa à la porte, et la servante qui vint ouvrir lui remit une lettre. Elle l’ouvrit à la hâte, parcourut la page, et étendant les bras, laissa échapper un gémissement de terreur pendant que ses yeux se fixaient d’une manière étrange sur le jeune officier.

— Qu’y a-t-il, Mademoiselle ? qu’y a-t-il ?

— Pauline se meurt !