Les Bastonnais/04/13

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 251-253).

XIII
à valcartier.

Batoche, qui paraissait avoir le don d’ubiquité était venu là, juste hors de la portée des canons de la garnison, à la rencontre de la voiture. Quoique personne ne lui eût donné de renseignements, il connaissait tous les détails de l’arrivée de M. Belmont et il était là, à la portière de la voiture comme si la chose eût été la plus naturelle du monde. Après les salutations réciproques, le vieillard invita M. Belmont à se rendre à Montmorency.

— Ma cabane est petite, mais je l’ai rendue confortable, dit-il. Là, notre chère malade jouira de la solitude, de l’air pur, d’une vue magnifique. C’est justement ce qu’il lui faut.

— Non, Batoche, je vous remercie, répondit M. Belmont d’un ton résolu.

Le vieillard leva les yeux d’un air d’étonnement ; mais devinant sans doute le motif du refus, il n’insista point.

— Alors, allez à la Pointe-aux-Trembles. Zulma vous y invite de la manière la plus pressante. Si elle avait su que vous arriveriez aujourd’hui, elle vous ferait ici même et en ce moment cette invitation.

Ce fut alors au tour de Pauline à prendre la parole.

— Non, non ; pas là, dit-elle, en secouant la tête et en rougissant. Je suis très désireuse de voir Zulma. Il faut même que je la voie, mais non chez elle.

Encore une fois, Batoche s’abstint d’insister.

— Ma destination était Valcartier, reprit M. Belmont, et je ne vois aucune raison de changer d’avis. Pauline a besoin d’un repos absolu. Il faut qu’elle soit éloignée du bruit du monde. Valcartier répond à mes vues : — à quinze milles de la ville, au centre d’un paysage splendide. C’est là que nous irons.

— J’irai avec vous, dit Batoche.

Le long trajet, bien loin de fatiguer l’invalide, la ranima un peu. Les routes étaient bonnes, la température devenait plus chaude à mesure que le jour s’avançait et la conversation du vieux solitaire était amusante au possible. Il jouait avec la situation en artiste consommé. Il aborda tous les sujets de conversation, sans éviter systématiquement la maladie de Pauline ni les noms de Zulma et de Cary, de peur que cette omission ne fît naître un soupçon, mais il eut soin de n’y toucher que rarement et incidemment, comme si c’étaient là des choses de la moindre importance. Le résultat de son stratagème fut de mettre Pauline dans un état d’esprit qui ressemblait à de la bonne humeur. Il la fit sourire légèrement à plusieurs de ses histoires et quand il la voyait retomber dans la torpeur causée soit par la débilité, soit par des pensées rétrospectives, il rappelait la lumière dans son regard et la couleur à ses joues par le récit de quelque aventure émouvante. Quand, après plusieurs relais, on arriva à Valcartier, Pauline fut assez forte pour descendre de la voiture avec l’aide de son père et de Batoche. On choisit une maison convenable, à une petite distance du hameau, et l’on fit tous les arrangements pour la commodité des nouveaux occupants. Batoche demeura deux jours avec eux, se faisant aimer davantage, s’il est possible, par ses attentions si bonnes et si intelligentes. Quand il fut sur le point de partir, Pauline lui dit :

— Ne dites à personne que je suis ici.

— Mais je croyais vous avoir entendu dire que vous désiriez voir Zulma ?

— Pas maintenant. Un peu plus tard.

— Fort bien. Je ne le dirai à personne. Je n’en ai jamais eu l’intention, du reste.

Et il sourit, de la manière étrange qui lui était habituelle, Pauline ne put s’empêcher de sourire un peu aussi, en voyant clairement que le vieux devin savait tout.

Batoche ne garda pas longtemps, néanmoins, ses manières enjouées, car une fois en route, il se tint à lui-même ce discours, tout en cheminant :

— Je n’ai pu insister sur le choix de Montmorency ou de la Pointe-aux-Trembles, mais Valcartier est une erreur. Pauline ne trouvera pas là ce qu’elle cherche. J’ai promis le silence et je tiendrai ma promesse. Certes, je n’ai pas l’intention de révéler sa retraite, car il n’appartient pas à un vieux bonhomme comme moi de me mêler des affaires des jeunes gens. Toutefois, il faut absolument que la solitude de Pauline soit découverte et je n’ai aucun doute qu’elle le soit. S’il n’en est pas ainsi, la pauvre enfant dépérira et mourra là aussi sûrement qu’elle l’aurait fait dans l’enceinte de Québec.

Ces prévisions s’accomplirent presque immédiatement. À peine Batoche avait-il quitté Valcartier, qu’un sentiment irrésistible d’isolement s’empara de Pauline. Le mieux que l’animation du voyage et la compagnie du vieux soldat avaient produit, disparut aussitôt. L’espoir de M. Belmont fit place à de nouvelles alarmes. Son anxiété augmenta surtout lorsqu’il découvrit qu’il n’y avait pas de médecin dans le village. Il n’avait pas prévu le besoin de l’homme de l’art, son propre docteur lui ayant assuré que Pauline, à l’exception de quelques toniques et de reconstituants qu’il lui fournit, n’avait besoin d’autre traitement que le repos et le changement d’air. Dans sa détresse, M. Belmont appela un médecin sauvage de Lorette, village voisin, égal, lui assura-t-on, à tout autre membre de la profession, dans la province. Le Huron, après avoir visité la patiente, prit à part M. Belmont et lui dit en montrant le cœur :

— Le mal est là. Seul, le Grand Esprit peut le guérir.

Était-il donc décidé que la douce Pauline devait mourir ?