Les Bastonnais/04/15
XV
l’heure de tristesse.
L’entrevue de Pauline et de Cary Singleton ne fut pas retardée d’un instant. Tous deux désiraient que Zulma fût présente, mais celle-ci imagina quelque prétexte nécessitant sa présence au dehors et sortit de la chambre. Sa figure rayonnait de résolution héroïque. Rencontrant Batoche dans le passage, près de l’entrée de la maison, elle se laissa tomber sur son épaule et pleura en silence.
— Courage, mademoiselle, dit le vieillard d’une voix pathétique. Vous avez été magnifique et vous aurez votre récompense ; courage !
— C’est passé, Batoche. Une faiblesse d’un moment, à laquelle je n’ai pu résister. Je suis plus heureuse maintenant qu’à aucun autre instant de ma vie.
Batoche la regarda avec admiration et murmura :
— Il n’y avait qu’un seul moyen de sauver sa vie.
— Un seul, et nous l’avons pris.
— Vous l’avez pris ; pas moi. Vous en avez tout le mérite et vous serez bénie en récompense de votre sacrifice.
Tous deux entrèrent ensuite dans la place où se tenait M. Belmont, auquel ils tinrent compagnie, tandis qu’il attendait avec résignation le résultat de la conférence qui avait lieu dans la chambre de la malade.
Nous ne donnerons pas les détails de cette entrevue. Qu’il suffise de savoir qu’elle fut extrêmement consolante pour l’invalide et pénible au suprême degré pour le jeune officier. À la vue de la figure émaciée de la jeune fille, Cary perdit tout empire sur ses sentiments. Il ne se rappela qu’une chose : que cette moribonde lui avait sauvé la vie. Il ne vit qu’un devoir à accomplir : sauver la vie de sa bienfaitrice à n’importe quel sacrifice pour lui-même ou pour les autres. Les longues veilles de ces huit semaines chez M. Belmont lui revinrent à la mémoire ; l’attention infatigable, les tendres soins, les douces paroles de consolation et d’encouragement… la maladie était le résultat de tout cela ; c’était assez.
Tout heureuse que fût Pauline d’entendre ses paroles de gratitude et ses déclarations de dévouement, elle ne dit rien qui pût l’autoriser à croire que tout cela pût avoir l’effet de rétablir sa santé et de lui relever le moral. La pauvre enfant tremblait à la pensée de l’alternative où elle était placée. Zulma, si près — un mur seulement la séparait d’elle. — Roderick, si loin — les remparts de Québec semblant avoir disparu au-delà d’un horizon infini. — La mort était là, tout près. Pourquoi la fuir ? Pourquoi ne pas accueillir sa délivrance avec des bénédictions ?
Ce ne fut point par des paroles que Pauline communiqua ces pensées à Cary ; malgré toute sa résolution, elle en aurait été incapable ; mais il ne comprit que trop sa pensée, la violence de sa propre douleur lui faisant lire sur la figure souffrante de la malade les pensées secrètes qu’en temps ordinaire il n’aurait jamais pu pénétrer.
Mais, en dépit de tout cela, Pauline était heureuse de la seule présence de Cary. Par moments, elle prenait à peine garde à ce qu’il disait, tant elle trouvait de jouissance dans l’assurance qu’il était de nouveau à son côté. Si elle avait pu jouir indéfiniment de ce bonheur, sans qu’il fût besoin d’engagements ou de protestations, sans nécessité de rappeler le passé ou d’envisager l’avenir, elle aurait été heureuse et n’aurait demandé rien de plus. Ce rêve de passivité tranquille était un fatal symptôme de l’écroulement complet de son énergie et de la dissolution prochaine de son être. Mais ce rêve lui-même devait être interrompu. Une heure s’était écoulée et les ténèbres avaient envahi la chambre, ce qui avertit Cary qu’il lui fallait retourner au camp.
Lorsqu’il annonça son départ à la malade, elle se lamenta à faire pitié et il lui fallut quelque temps avant qu’il pût la calmer. Elle ne voulut même accepter de consolation que lorsqu’il lui assura qu’il reviendrait auprès d’elle aussi tôt et aussi souvent qu’il pourrait s’arracher à son service militaire. Avant de la quitter, il se pencha et, tout en lui pressant doucement la main, il lui donna sur le front un baiser respectueux. Il fit cette action naturellement et comme s’il eût accompli un devoir. Elle reçut ce gage d’affection sans surprise et comme si elle l’eût attendu. Ce fut le sceau de l’amour.
La calèche attendait à la porte ; Cary y monta après avoir échangé quelques mots seulement avec M. Belmont et Zulma. Il était préoccupé et presque sombre. Batoche prit un siège à son côté et ils s’éloignèrent dans les ténèbres. Ils parcoururent presque les deux tiers de la route sans échanger une syllabe. Les étoiles, l’une après l’autre percèrent les ténèbres et apparurent comme autant de nymphes rieuses ; la lune s’éleva gracieusement dans l’espace et les bruits sourds de la nuit se firent entendre de tous côtés.
Batoche était trop perspicace pour parler, mais ses yeux brillaient, tandis qu’il conduisait le cheval. Son compagnon était absorbé dans ses pensées. Finalement la brise fraîchissant les avertit qu’ils s’approchaient du vaste St-Laurent. Au-dessus de Québec flottait une pâle lueur causée par ses centaines de lumières, et les feux de bivouac de l’armée continentale apparaissaient çà et là dans le lointain. Ils arrivèrent à un endroit raboteux de la route, où le cheval dut être mis au pas.
— Batoche, dit Cary d’une voix rauque.
— Oui, capitaine, répondit son interlocuteur d’un ton calme.
— Nous touchons à la fin.
— Hélas !
— Vous voyez ces feux, là-bas ? Ils seront bientôt éteints. La flotte anglaise arrive amenant des renforts et nous ne pouvons leur résister. Il nous faudra fuir. Mais avant de partir, j’espère que nous nous battrons, et si nous nous battons, j’espère que je serai tué. Je suis las des désappointements et des défaites. Je voudrais mourir.
Ces paroles furent dites avec un tel accent de détresse que, pour une fois, Batoche fut jeté hors de ses gardes et ne put rien répondre. Pas un mot d’argument, pas une parole de consolation. Fouettant le cheval, qui prit le galop le plus rapide, il murmura avec dépit :
— Vous ne mourrez pas, mais moi……