Les Batailles de la Somme/03

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Les Batailles de la Somme
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 417-445).
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LES
BATAILLES DE LA SOMME

III. [1]
L’OFFENSIVE ALLEMANDE DE 1918 (21 MARS-10 AVRIL)


XI

La bataille de la Somme, à partir d’octobre 1916, s’éteint. Il y a encore une grande attaque alliée au début du mois. Le 7, les Français, après une violente préparation d’artillerie, avaient attaqué le front Lesbœufs-Bouchavesnes à six heures trente du soir. D’après les récits allemands, l’attaque fut arrêtée aux deux ailes par l’artillerie, tandis qu’au centre, entre la ferme de Frégicourt et Morval, les Français abordaient la ligne ennemie, d’où ils étaient rejetés. Au Sud de ce front d’attaque, de Péronne à Berny, l’affaire se borna à un bombardement. Mais plus à droite encore, sur l’angle Boven-Vermandovillers-Chaulnes, une autre attaque française se déclenchait. Là encore, elle aurait été arrêtée aux deux flancs par le barrage, tandis qu’au cenlre, les assaillans en venaient aux mains avec les Silésiens, qui les repoussaient. Sans incriminer la bonne foi de l’ennemi, il faut remarquer que, dans toute bataille à objectif limité, le défenseur est par définition sujet à croire qu’il a arrêté l’assaillant aux deux flancs, c’est-à-dire là où précisément, d’après les plans, l’assaillant ne devait pas progresser. Pendant toute la bataille des Flandres, dans l’automne de 1917, les Allemands sont tombés dans cette erreur. Au centre, ils ont eu l’impression d’arrêter une attaque qui s’arrêtait d’elle-même. Il semble en avoir été ainsi le 8 octobre 1916. Le communiqué français nous dit que les troupes ont atteint brillamment leurs objectifs. « Notre ligne a été portée à 1 200 mètres au Nord-Est de Morval. Elle couronne les pentes Ouest de la croupe de Sailly-Saillisel, toute la route de Bapaume à 200 mètres environ de l’entrée de Sailly, et borde les lisières Ouest et Sud-Ouest du bois de Saint-Pierre-Vaast d’où elle se dirige sur la cote 130 au Sud de Bouchavesnes. »

L’affaire reprit le 9 et dura jusqu’au 13. Cette fois encore, il y eut deux fronts d’attaque : au Nord de la Somme, la lutte s’étendit de Courcelette au bois de Saint-Pierre-Vaast ; au Sud de la Somme, de Fresnes à Chaulnes. Le choc principal eut lieu le 12. Ce jour-là, une attaque d’ensemble eut lieu de Courcelette jusqu’au Sud-Est de Bouchavesnes, avec combat violent au Sars, à Gueudecourt, à Lesbœufs, à Sailly, au bois de Saint-Pierre-Vaast. D’après les récits allemands, le combat aurait été particulièrement violent à Sailly. L’assaut y aurait été précédé le 11 d’un bombardement violent, encore accru le 12 au matin. Les communications allemandes, les défilemens auraient été inondés de gaz ; les localités auraient été arrosées d’obus incendiaires. À midi, les troupes françaises et britanniques seraient parties à l’assaut en masses de six à dix vagues, les officiers à cheval. Un combat acharné aurait suivi. À Gueudecourt, la 6e division allemande, une division d’élite, aurait dû abandonner ses lignes, se défendre dans des trous d’obus et exécuter ensuite un retour offensif. Le 13, les attaques alliées auraient décru, leur principal effort se portant sur Sailly, le bois de Saint-Pierre-Vaast et l’Est de Bouchavesnes, et aboutissant à de violens corps à corps. Enfin le 15, les Français occupaient la partie du village de Sailly qui est à l’Ouest de la route de Bapaume. Un autre îlot lut conquis le 16. Le reste du village, avec les croupes Nord-Est et Sud, fut enlevé le 18. L’intérêt de cette conquête était d’enlever à l’ennemi ses observatoires sur la cuvette de Combles et sur le vallon entre le bois des Bouleaux et Morval. Au Sud de la Somme, le 14, l’aile droite française enleva d’une part la première ligne allemande sur un front de 2 kilomètres à l’Est de Belloy, et d’autre part emporta au Nord-Est d’Ablaincourt le hameau de Genermont et la sucrerie, en faisant 1 100 prisonniers. Ajoutez une heureuse. opération le 18 entre la Maisonnette et Biaches. Ce sont les dernières convulsions de la bataille de la Somme, qui est réellement finie au milieu d’octobre. Tous les témoins s’accordent à dire que l’inclémence du temps fut la cause de l’arrêt. Le terrain était impraticable. Cette boue de la Somme ne ressemble ni au mortier blanchâtre et collant de la Champagne, ni au matelas glissant des Flandres. Elle forme des étangs incertains, de profondeur inconnue, où il est très difficile d’avancer. Si l’automne avait été sec, le destin de la guerre aurait peut-être changé. Les témoignages s’accordent également à représenter les troupes allemandes, à la fin de cette bataille, comme extrêmement démoralisées. On ne peut donc pas dire que le système des offensives limitées, indéfiniment renouvelées, dont elle est le type, doive être condamné. Il s’en est fallu de très peu qu’il ne donnât des résultats décisifs.

La bataille de la Somme achevée, Sir Douglas Haig reporta son effort sur sa gauche, et commença un bombardement méthodique des positions allemandes de l’Ancre, destiné à les rendre intenables. Il réussit ainsi dans le courant de novembre à en enlever une sensible partie : le 13 novembre, Saint-Pierre-Divier et Beaumont-Hamel ; le 14, Beaucourt. Du 13 au 19 novembre les troupes britanniques faisaient 7 000 prisonniers.

A la fin de 1916 le front passait à l’Est d’Hébuterne, à l’Est de Beaumont-Hamel, franchissant l’Ancre à l’Est de Grandcourt, coupait la route d’Albert à Bapaume entre le Sars et la butte de Warlencourt, laissait aux Alliés Gueudecourt et Lesbœufs, puis Sailly-Saillisel dont il bordait les lisières Nord et Est. Il suivait la lisière occidentale du bois de Saint-Pierre-Vaast, coupait Rancourt, laissait largement Bouchavesnes aux Alliés, en passait la Somme à l’Est de la péninsule d’Omiécourt. Sur la rive gauche il laissait Biaches aux Alliés, coupait en deux le plateau de la Maisonnette, couvrait Barleux qui restait aux Allemands, ainsi que Berny et Chaulnes. De là il décrivait un grand arc de cercle autour de Roye, laissant aux Allemands Fouquescourt, Parvillers, une moitié de l’Échelle-Saint-Aurin, Beuvraignes et Lassigny, et passait le canal de l’Oise au Sud de Ribécourt.

Il était évident que la bataille recommencerait au printemps. Les Allemands préférèrent ne pas attendre le choc, et ils cédèrent une large bande de terrain, en se repliant sur une ligne Est d’Arras-Bullecourt-Ouest de Marcoing-Saint-Quentin, puissamment fortifiée à l’avance. Cette ligne a reçu des Alliés le nom de ligne Hindenburg. Par endroits, les Allemands tinrent à l’Ouest, sur une position avancée. En d’autres endroits, par exemple à Bullecourt, la ligne Hindenburg fut emportée. J’ai pu, comme plusieurs de mes camarades, la visiter dans ces endroits. Elle n’est point partout pareille à elle-même. Dans le secteur de Cambrai, il n’y avait pas moins de cinq lignes, depuis la ligne avancée qui était poussée en fond de vallée, jusqu’à la ligne de soutien qui était è contre-pente, derrière la crête qui surplombait cette vallée. Dans la région de Bullecourt, il y avait, autant que j’ai pu voir, deux lignes. La première, la principale, était une espèce de monument égyptien, en béton armé, avec des fortins, qui fournissaient des observatoires et des postes de mitrailleuses. Entre ces fortins s’ouvraient des descentes coffrées qui menaient à un premier étage d’abris, puis à un second étage. Ces galeries souterraines communiquaient par des sapes profondes à l’arrière avec la seconde ligne, à l’avant avec des blockhaus à mitrailleuses, qui formaient position avancée, et qui étaient Noyes dans un océan de fils de fer.

Les Allemands ayant cédé le terrain sur la Somme, les offensives alliées en 1917 durent se reporter à gauche et à droite, d’une part sur la crête de Vimy, d’autre part sur le Chemin des Dames. Puis dans l’été de 1917, Sir Douglas Haig reporta son effort dans le Nord : la IIe et la Ve armée britannique conquirent le cercle de collines qui entoure Ypres. L’ennemi fut rejeté de ces hauteurs dans les plaines situées à leur pied oriental où il passa l’hiver. Enfin le 20 novembre, une offensive déclenchée par surprise, devant Cambrai, par la IIIe armée, faillit amener des résultats très importans. Nos alliés s’emparèrent du bois Bourlon, d’où ils voyaient à revers les positions de Quéant. La situation était intenable pour l’ennemi, et il est vraisemblable que si ce succès avait pu être maintenu, les lignes allemandes auraient dû être profondément modifiées. Il ne le fut pas. Nos alliés formaient une poche, dont les Allemands, le 30 novembre, attaquèrent le flanc droit. La ligne dut être ramenée en arrière, tout en conservant des avantages de terrain assez importans.


XII

Cependant, le bruit se répandait que l’ennemi prendrait l’offensive au printemps. Les travaux qu’il exécutait ne laissaient guère de doute à cet égard. Ils faisaient penser que l’attaque aurait lieu sur le front de la IIIe armée, dans le secteur de Cambrai, et qu’elle atteindrait pareillement la Ve, qui, ayant quitté les Flandres, était venue prendre la droite de la IIIe, entre Gouzeaucourt. et Barîsis, où elle se liait avec les Français. Des documens surpris permettaient de penser que cette offensive était préparée pour le 1er mars 1918.

Elle se déclencha le 21 mars, contre l’une et l’autre armée, sur un front de 80 kilomètres, entre la Scarpe au Nord et l’Oise au Sud.

Pour cet effort, les Allemands, conformément à leurs habitudes, avaient créé deux armées nouvelles. Ces deux armées, la XVIIe au Nord, sous les ordres du général Otto von Below, et la XVIIIe au Sud, sous les ordres du général von Hutier, étaient venues encadrer la IIe, aux ordres du général von Marwitz, qui tenait normalement le secteur. La XVIIe armée comprenait, du Nord au Sud, les six groupes von Stein (ancien III. corps bavarois), von Fasbender (ancien Ier bavarois de réserve, von Borne (ancien XVIIIe corps), von Kühm (ancien XIe corps), von Lindequist (ancien XIVe corps de réserve) et von Grunert. La IIe armée comprenait quatre groupes : von Staebs, von Kathen, von Gontard et von Hofacher. La XVIIe année comprenait également quatre groupes, von Luthwitz, von Atinger, von Webern, et von Conta.

A la fin de janvier, une instruction du grand quartier général allemand fixa les principes à suivre. Ces principes étaient au nombre de quatre. Tout d’abord, on écartait l’idée que les divisions pourraient être relevées après un jour de combat. « Au contraire, étant bien conduites, elles doivent être ménagées de façon à poursuivre l’offensive pendant plusieurs jours et à exécuter ainsi une avance considérable. » Ceci est l’application de ce qu’on avait vu en Italie pendant cette offensive d’octobre 1917, qui est, à tant de points de vue, une répétition générale de l’offensive actuelle. Les divisions de choc étaient restées très longtemps en ligne et avaient marché sur une profondeur dépassant une centaine de kilomètres. On comptait à la fin de janvier appliquer la même méthode en France. Toutefois, on a dû changer d’avis par la suite. Nous verrons en effet qu’on a adopté une tactique tout à fait différente, en progressant par un jeu de divisions qui se doublaient réciproquement.

Le second point de l’instruction est particulièrement important. Il porte que, même dans le cas d’opérations de seconde grandeur, l’offensive doit toujours pénétrer en profondeur jusqu’à 8 kilomètres ou davantage, de façon à dépasser les positions de l’artillerie ennemie. Pour cela, il faut que le commandement fasse sentir son action non pas seulement au moment où l’action s’engage, mais pendant toute sa durée. Il y a là, au point de vue tactique, un point essentiel. Le succès, dit l’instruction, n’est pas du seulement à un bon engagement des troupes et à l’exécution méthodique de l’attaque, mais à une conduite habile du commandement supérieur et subalterne, pendant l’attaque, selon la situation tactique du moment.

« Notre attaque, dit encore le document, doit, de ce point de vue, différer essentiellement des attaques entreprises jusqu’ici par les armées britanniques. Les Britanniques se fiaient à l’efficacité de leur barrage d’artillerie, habilement exécuté, mais rigide. Ce barrage devait porter en avant l’infanterie qui avançait sans aucun élan propre. Les chefs subalternes et à plus forte raison les chefs supérieurs cessaient d’avoir aucune influence ultérieure. » La conséquence de cette rigidité dans le mécanisme a été que, dans les diverses offensives britanniques, les succès tactiques initiaux, qui ont été souvent considérables (le quartier général allemand le reconnaît), n’ont pas été utilement exploités. « Cette étroitesse d’esprit dans la façon de comprendre le commandement et de conduire la bataille mènerait à la défaite. Il faut tout au contraire, à partir du moment où le barrage est levé, laisser la plus complète indépendance aux commandans des bataillons et des compagnies. » — On remarquera qu’en paraissant faire le procès aux méthodes alliées de 1917, les Allemands le font à leurs propres méthodes de 1916, devant Verdun. Ou plutôt, ils rouvrent une éternelle question, celle de l’indépendance à laisser ou à retirer aux commandans des petites unités. En 1870, cette indépendance était très large, et les Allemands s’en sont très mal trouvés. Ils avaient donc tendu à la réduire ; ils paraissent revenir maintenant à l’ancien système ; en fait, dans l’offensive d’Italie, on avait vu les petites unités, par un système très souple, se porter pendant la poursuite sur le point où elles menaçaient les flancs de l’ennemi, et changer sans cesse de direction. Les Allemands ont cherché à appliquer les mêmes principes dans la bataille actuelle. Pendant tout le temps de la poursuite, les unités qui trouvaient devant elles un point faible, une lacune dans le front britannique, l’indiquaient par des fusées, et aussitôt les unités voisines convergeaient d’elles-mêmes pour forcer ce point faible.

Quant au haut commandement, poursuit le document, c’est-à-dire quant aux chefs des divisions, des groupes et des armées, leur rôle consiste surtout à administrer l’économie des forces et l’emploi des réserves. La règle qu’ils doivent suivre est de ne pas jeter ces réserves sur les centres de résistance et sur les points forts de l’ennemi, autrement dit de ne pas renforcer l’attaque là où elle est arrêtée. C’est au contraire-dans les secteurs où elle est encore en mouvement que les renforts doivent lui être envoyés, de façon à aider son progrès et à tourner ainsi les centres de résistance. Cette règle ne fait que répéter celles qui avaient été posées dès le printemps de 1915 par l’Etat-major français pour les batailles d’assaut. L’instruction insiste sur l’art d’engager les réserves au moment opportun. Ces réserves étant un véritable instrument de propulsion, il ne faut pas les engager trop tôt, ce qui risquerait d’arrêter l’attaque avant que la rupture soit faite (les premières instructions du maréchal Joffre en 1914 signalent ce défaut chez les Français) ; d’autre part, il faut les avoir toujours sous la main, de façon à empêcher un revers ou à exploiter un succès. Dans le même esprit, les états-majors doivent être avancés. Tous, même ceux des corps, seront sur le champ de bataille.

Le troisième principe rappelé par l’instruction est que le succès de toute rupture dépend de l’avance opportune de l’artillerie lourde et légère, ainsi que des minenwerfer légers. En fait, l’artillerie a marché avec les troupes. Enfin le quatrième principe n’est qu’un rappel de ce que nous avons vu dans le second : à savoir que l’artillerie doit par ses barrages préparer le chemin à l’infanterie après que celle-ci a pénétré dans la première ligne ennemie ; mais que c’est le mouvement de l’infanterie qui doit régler celui des barrages. Le dessein était évidemment d’éviter ces décollemens entre le barrage et l’infanterie, qui avaient été si funestes aux troupes britanniques dans certaines affaires des Flandres.


XIII

Les trois armées Below, Marwitz et Hutier formaient le 21 mars une masse de 61 divisions en ligne. Comment la concentration s’était-elle faite ?

De ces divisions, 25 tenaient normalement le secteur. Les 36 autres avaient été rassemblées à l’arrière, dans une zone Mons-Maubeuge-Lille-Avesnes-Laon. D’où venaient-elles ? Douze d’entre elles, prélevées sur toutes les parties du front, avaient été amenées par voie ferrée, et débarquées, du 6 février au 20 mars, sur des points variant de 16 à 64 kilomètres du front d’attaque. Les 24 autres, tirées des fronts voisins du front d’attaque, étaient venues par route.

Une fois arrivées dans leur zone de rassemblement, ces 36 divisions avaient été portées en avant, par des marches de nuit, afin de dissimuler le mouvement à l’adversaire ; et elles étaient arrivées, soit en ligne, soit en soutien immédiat, dans la nuit du 20 au 21, c’est-à-dire dans la nuit même qui précéda l’attaque.

L’examen des prisonniers a appris certaines particularités. On sut ainsi que plusieurs des divisions qui devaient attaquer avaient été préalablement mises au repos pendant trois ou quatre semaines. Pendant ce repos, elles avaient fait des manœuvres par petites unités, par bataillon ou tout au plus par régiment. Il n’est pas question de manœuvres par division. L’artillerie divisionnaire s’entraînait également. Elle a dû ensuite être envoyée d’avance sur le terrain, car aucun des prisonniers ne l’a vue en marche. Les troupes du génie ont également devancé l’infanterie. C’est ainsi qu’un prisonnier raconte avoir devancé de quatorze jours sa division à Prouville (Est de Quéant) pour préparer à l’infanterie des abris profonds de dix mètres ; celle-ci n’arriva que dans la nuit du 19 au 20. D’autres prisonniers parlent également d’abris profonds, aménagés à la hauteur des soutiens immédiats. Il y eut ainsi chez l’ennemi un singulier mélange d’audace et de prudence.

On a publié des extraits du journal tenu par un officier allemand de la 20e division, tué près d’Hébuterne le 6 avril. Ce journal nous fait assister pour ainsi dire aux préliminaires de l’action. Le 13 mars, à sept heures du soir, cet officier avait débarqué du train, avec son régiment, à Villers-Pommereuil. A huit heures du soir, il avait marché par Thulin et Quiévrain jusqu’à Onnaing, où il était arrivé à une heure du matin. Il était resté cantonné à Onnaing pendant quatre jours. Le 18, il fut mis au courant de la situation générale. Il apprit qu’il faisait partie de la XVIIe armée. Il ne savait pas le nom du commandant de l’armée [Olto von Below], mais le chef d’état-major était Krafft von Delmensingen, sous qui il avait combattu en Italie. La division faisait partie d’un groupe constitué par le IXe corps de réserve. De grandes masses de troupes devaient se porter en avant en trois armées. Des attaques devaient être lancées dans le saillant au Sud d’Arras, en trois points qui avaient reçu le nom de Michel Ier, Michel II, Michel III. On sait que Michel est le nom symbolique du soldat allemand. Le jour de l’attaque, que les Français appellent le jour J, était baptisé le jour Michel. L’attaque devait se faire face à l’Ouest en direction générale des ports de Boulogne et d’Abbeville, dans le dessein de séparer les Anglais des Français. Si la France est laissée à elle-même, elle en viendra promptement à un accommodement. Les coups doivent donc être dirigés contre les Anglais. L’action a été préparée si soigneusement que l’échec est pour ainsi dire impossible. Cependant il peut se faire que l’attaque soit arrêtée sur un point : on rompra immédiatement le combat sur ce point, et les troupes seront portées sur. un autre secteur.

La 26e division active, dont faisait partie cet officier, composait avec la 26e de réserve et la 236e un groupe, dit groupe Mars qui, placé au Nord du groupe d’attaque Michel Ier, devait en couvrir le flanc droit, et recevoir les contre-offensives de l’adversaire. « Nous avons, poursuit le journal, une quantité colossale d’artillerie à notre disposition. Par exemple, dans notre division, dont deux régimens seulement sont en ligne, nous avons 68 batteries et plusieurs centaines de minenwerfer de différens calibres. » Il dit ailleurs : « Notre artillerie est quatre fois celle de l’ennemi ; les tanks serviront à transporter l’artillerie lourde. Les gaz pourront être employés largement. Un immense matériel est préparé pour le passage des tranchées et des trous d’obus. Chaque compagnie a son tonneau d’eau. »

Le 18 mars, à huit heures du soir, le régiment fut rassemblé et commença à marcher avec l’armée, qui faisait ce soir-là sa cinquième marche de nuit. La section que commandait l’officier était forte de 40 hommes. Il marchait vers Cherizy, en passant par Valenciennes. On avançait en se gardant contre les avions britanniques, qui cherchaient les routes à l’aide d’obus éclairans. Tout le convoi suivait son chemin avec ordre. « C’est étrange, dit le journal, de penser à toutes les masses de troupes qui marchent ce soir vers l’Ouest, par toutes les routes, sur un large front. L’Allemagne en marche. »

L’officier arriva dans la nuit du 18 au 19 à Aveluy, ayant fait 20 kilomètres. Il se reposa pendant la journée du 19 et repartit à huit heures cinquante du soir pour Auberchicourt où il arriva à une heure du matin. On laissa le second échelon du train à Auberchicourt et les troupes repartirent le 20 à huit heures cinquante du soir pour Estrées (Sud de Douai) avec le premier échelon, c’est-à-dire les mitrailleuses légères, les munitions, les mortiers de tranchées et les services de signaux. Enfin le 21, à six heures du matin, le régiment vit sur sa gauche, dans le secteur Michel Ier, un barrage d’artillerie. C’était la bataille qui commençait.


XIV

La Ve armée britannique, commandée par le général Gough, avait en ligne, du Nord de Gouzeaucourt jusqu’à Barisis, quatre corps d’armée, formant douze divisions. Elle avait de plus deux divisions en réserve. Les corps d’armée étaient de la gauche à la droite : le 7e (Templeux-la-Fosse), le 19e (Catelet), le 18e (Ham) et le 3e (Ugny-le-Gai).

On savait que l’ennemi avait une grande concentration de forces devant l’armée ; mais il était impossible de savoir s’il comptait les jeter en avant par une attaque frontale, ou les faire appuyer au Nord et au Sud. Sans doute, on lui avait vu faire en janvier et en février d’énormes travaux. Il avait multiplié ses lignes de communications, ses dépôts de munitions, ses positions de batteries, ses aérodromes, ses hôpitaux. Enfin, il s’était flanc-gardé du côté du Sud contre une riposte possible des Français, en fortifiant sur sa gauche la ligne de la Serre. Mais, d’autre part, il y avait sur une grande partie du front de l’armée, entre ses lignes et les lignes britanniques, un No man’s land si étendu (il atteignait par endroits un kilomètre) qu’on pouvait considérer comme impossible l’entreprise d’une attaque qui aurait à traverser d’abord ce vaste espace.

Plaçons-nous, pour suivre l’action, au quartier général du 18e corps, sur la haute Somme, à Ham. Le corps tenait ce qu’on peut appeler le front de Saint-Quentin, depuis Grécourt (inclus) au Nord jusque devant Rancourt au Sud. Il avait relevé le 3e corps français, au milieu de janvier 1918. Il avait en ligne trois divisions : la 36e, dont le quartier général était à Ollezy ; la 30e, à Dury, et la 61e à Forest. Une semaine environ avant l’attaque, la 20e division était venue en réserve et elle avait son quartier général à Ham même. Depuis quelques jours, les prisonniers allemands annonçaient une attaque générale pour la nuit du 20 au 21. Ils ne connaissaient pas l’heure ; ils savaient seulement que l’assaut aurait lieu assez tard dans la nuit. Le mercredi 20, l’artillerie britannique tonnait avec violence. Depuis deux jours, elle avait pris pour règle de bombarder à heure fixe les transports ennemis dans Saint-Quentin. Ce soir-là, on décida de faire tirer pendant une heure, au début de la nuit, de grosses pièces qui ne s’étaient pas encore démasquées ; après quoi on changerait immédiatement leurs emplacemens. Au lieu de répondre, l’artillerie allemande, à partir de six heures, garda un silence surprenant, un silence impressionnant, disent les témoins. Mais tout à coup, à quatre heures du matin, rompant ce silence, elle commença brusquement un bombardement formidable. Elle tirait surtout sur les lignes. Les quartiers généraux furent relativement peu atteints. Ham ne fut pas visé ; Ollezy ne reçut rien ; Forest reçut des obus sans excès ; Dury seulement fut bombardé à fond.

Depuis trois jours un épais brouillard couvrait le pays pendant la matinée. Le même temps persista deux jours après l’attaque. Ce brouillard permit aux Allemands de franchir le No man’s land et d’arriver aux lignes sans être vus. Cependant les nouvelles à dix heures du matin étaient encore bonnes ; on ne signalait pas d’attaque d’infanterie. C’est à ce moment que l’ennemi se porta à l’assaut. Son tir de préparation avait coupé toutes les communications téléphoniques et télégraphiques. Le brouillard empêchait de rien distinguer. Les batteries tiraient sur des points indiqués, au petit bonheur. Cependant les Allemands, arrivés aux réseaux, n’avaient pas essayé de les rompre. Ils les traversèrent sur des ponts portatifs en trois pièces. L’infanterie surprise eut des unités tournées et prises à revers. Elle essaya d’annoncer l’ennemi à l’artillerie qui ne vit pas les signaux.

Toute la journée, les nouvelles contradictoires se succédèrent à Ham. On apprit la retraite du 3e corps sur la droite, du 19e corps sur la gauche. Sur le front même du corps, l’ennemi entra à six heures du soir à Contescourt, à sept heures à Grand-Serancourt. Cependant la situation ne paraissait pas telle que l’état-major dût quitter Ham. La gare et le carrefour de routes voisin avaient reçu dans la journée une douzaine d’obus. Ce n’est qu’à cinq heures du matin, le 22, que l’ordre fut donné d’évacuer la population civile. Le premier train partit à sept heures et demie du matin ; puis les trains se succédèrent. Enfin au début de l’après-midi, tandis que la 20e division était envoyée en ligne, l’état-major du corps quitta Ham, et se porta sur Nesle, où il arriva à six heures du soir. A minuit, l’ordre arriva de quitter Nesle et de se porter sur Roye. Le départ se fit dans la nuit. On arriva à Roye de très bonne heure, et on y resta jusqu’au 25.

Je n’ai pas de détails sur les itinéraires des autres corps. Au centre gauche, le quartier général du 19e corps, qui était au petit village de Catelet, à 5 kilomètres dans le Sud-Est de Péronne, repassa la Somme, et vint s’établir le 22 à Villers-Carbonnel. Le 23 au matin, il déménageait de nouveau, et reculait jusqu’à Foucaucourt, c’est-à-dire jusqu’aux anciennes lignes françaises de 1916. D’autre part, l’attaque allemande fui, dans la journée du 21, énergiquement contenue à la gauche de l’armée. La 9e division, une magnifique division d’Ecossais et de troupes d’Afrique méridionale, qui tenait à l’extrême gauche le secteur de Gouzeaucourt, garda tout son terrain, sauf 300 mètres dans un bois situé à sa droite. Le quartier général de la division ne quitta Nurlu que le 23.

D’après les rapports publiés, la rupture se fit le 21 sur la droite de l’armée. Des ordres furent envoyés à la gauche et au centre de suivre le mouvement. De même l’extrême droite, moins fortement pressée, ne se retira que par ordre. Le repli fut effectué en bon ordre. Les divisions se retirèrent en combattant et sans perdre la liaison. Où il était nécessaire de maintenir la ligne, elle fut rétablie par des contre-attaques. Les garnisons des points d’appui luttaient jusqu’à ce que le gros se fût écoulé et que leur rôle de protection fût terminé ; alors elles se repliaient à leur tour. L’artillerie se retirait par échelons.

À la fin de l’après-midi du 21, de graves nouvelles furent apportées par des aviateurs. Ils voyaient la zone située derrière le front d’attaque ennemi bondée de soldats, et des troupes en masse arrivaient encore de toutes les directions. En même temps, l’ennemi, dont la supériorité numérique était immense, continuait à attaquer en vagues denses et rapprochées. La situation devenait critique. On ordonna à certaines unités de se retrancher pour permettre l’écoulement du reste. On envoya quelques renforts aux points les plus menacés ; mais dans l’ensemble, la conduite adoptée fut de se replier sur les réserves. La cavalerie et les tanks couvraient la retraite. Les troupes arrivèrent tard dans la nuit aux positions prévues où elles s’arrêtèrent. Nous avons vu que les Allemands ne pressèrent pas. Le recul de l’armée dans cette première journée avait été en moyenne de 5 kilomètres.

Le 22, l’ennemi renouvela l’attaque en grande force et avec une extrême énergie. Il fallut donc continuer la retraite jusqu’à une zone assez naturellement forte pour que la résistance y prit une allure définitive. En attendant qu’elle fût atteinte, on devait combattre en arrière-garde, certains points, qui furent désignés, étant énergiquement tenus pour couvrir la retraite. Ces instructions furent exécutées. À minuit, l’armée se trouvait ramenée sur une ligne qui, se détachant vers l’Oise de la ligne originelle, suivait le canal Crozat, puis la Somme, enveloppait Ham, tournait au Nord par Monchy, l’Agache, Vraignes, l’Est de Beaumetz, Brusle, Tincourt et l’Est de Hurlu. Au total, cette ligne couvrait à distance le fossé de la Somme, prolongé au Nord par celui de la Tortille.

Le moment était venu, dans cette nuit du 22 au 23, de prendre une grave décision. Devait-on établir la résistance principale sur cette forte ligne Tortille-Somme, que les Alliés n’avaient pas pu franchir en 1916 ? Devait-on au contraire continuer la retraite ? Il y avait deux points à considérer l’état des divisions engagées, et le temps dans lequel arriveraient les renforts. Or, les divisions engagées étaient réduites à de très faibles effectifs ; d’autre part, l’arrivée des renforts ne pouvait pas être espérée avant un délai de plusieurs jours. On décida donc de continuer le repli à l’Ouest, à travers l’ancien champ de bataille de 1916, en se retirant sur les réserves. Le 23 au matin, le 19e corps reçut l’ordre de repasser la Somme. A sa gauche, en conformité avec lui, le VIIe corps se replia à l’Ouest de la Tortille. Cette journée du 23 est assez obscure. Il semble bien qu’on avait l’intention de défendre encore les passages de la Somme. Dans la matinée, comme on l’a dit, l’état-major du 19e corps s’établissait à Foucaucourt. J’ai vu dans la même matinée de l’artillerie lourde qu’on établissait dans la région de Marchelepot. D’autre part, la droite de l’armée semblait assez calme. Nesle, à une lieue seulement à l’Ouest de la haute Somme, n’était pas bombardé. Un ordre parfait régnait dans toute la région. On voyait déménager des hangars d’aviation, des camps de prisonniers, mais d’une façon régulière et sans précipitation. Les routes n’étaient pas encombrées. On rencontrait çà et là le triste convoi des émigrans, emportant sur une charrette leurs matelas amoncelés et quelques meubles. Un vieux marchait à la tête du cheval. Les femmes suivaient à pied, et derrière elles les enfans. Ces pauvres gens étaient tristes et graves, mais on ne voyait sur leurs faces fermées aucun signe de désolation ni de terreur. Parfois dans les villages abandonnés, on rencontrait des anciens, que rien n’avait pu arracher à leur maison. J’ai vu un-vieux paysan, assis sur un mur bas, qui était la plus tragique figure de l’obstination. Il y en a qu’on entraîna de force, qui s’échappèrent et qui revinrent chez eux, préférant les obus à l’exil.

Que se passa-t-il dans cette journée du 23 ? Les divisions en ligne n’étaient plus qu’un rideau. L’ennemi attaquait sans cesse, déplaçant ses forces. On avait donné l’ordre de tendre entre l’Ancre et la Somme une ligne Albert-Péronne, puis d’organiser la Somme en amont de Péronne. A gauche d’Albert… la ligne de défense aurait rejoint Arras par Gommécourt, Blaireville et Beaurains.

Mais ni la ligne de la Somme, ni Péronne qui en est la clé ne purent être conservées. L’ennemi passait au Sud de Péronne. Mais c’est au Nord de la ville qu’il porta le 24 son principal effort. Il occupa ce jour-là, sur la route Péronne-Bapaume, la hauteur importante de Sailly-Saillisel et la dépression de Combles. De là il poussait 3 000 cavaliers à l’Ouest, par la route où fut Guillemont, jusqu’au bois des Trônes.

Tandis que les corps se repliaient, le front de l’armée était couvert par la cavalerie, par l’artillerie à cheval, par les tanks, dont l’intervention dans ce cas reste assez discutée, enfin par des unités de fortune. La première division de cavalerie, qui était le 22 au Mesnil, à une lieue au Sud de Péronne, s’était portée le 23 vers sa gauche (Sud) pour disputer le passage de la Somme entre Pargny et Béthencourt. Mais le 24, elle fut rappelée au Nord, à Bray-sur-Somme, et, le 26, elle était engagée au Nord de la rivière, au bois de Bernafay. L’artillerie à cheval rendit dans cette retraite d’immenses services. Voici l’itinéraire de la première batterie, attachée à la première division de cavalerie. Dès le 21 mars, à deux heures de l’après-midi, elle avait été dirigée sur Barnes, derrière la 24e division d’infanterie, qui défendait le Verguier. En route, elle reçut l’ordre de se joindre à l’artillerie de cette division ; elle appuya alors sur sa droite, et entra en action près de Soyécourt. Le 22, après une belle défense de la position du Verguier, la 24e division dut se replier sur une seconde position, qu’on appelait la ligne verte, et qui faisait bretelle entre la Cologne au Nord et l’Omignon au Sud, à peu près à trois kilomètres derrière la première position, de Hamel à Ville-l’Evêque. La première batterie à cheval montée, après avoir vidé ses caissons sur l’ennemi, se retira derrière la ligne verte, entre Poeuilly et Vraignes. Vers le soir du 22, la ligne fut enlevée par l’ennemi. La première batterie resta néanmoins en position, à petite distance des Allemands, tirant pour permettre à l’artillerie divisionnaire de se dégager. Ayant accompli sa mission, elle se replia à son tour, et, vers huit heures et demie du soir, alla prendre position à deux lieues en arrière, vers Mons-en-Chaussée. Mais le lendemain 23, on s’aperçut qu’il existait un trou sur la droite entre la 24e division et la 61e. La batterie qui risquait d’être prise à revers reçut l’ordre de se retirer derrière la Somme, et d’aller interdire les passages en amont, entre Pargny et Béthencourt. Elle se mit donc en position près de Morchain, et tira toute la journée. L’ennemi réussit à passer dans la nuit du 23 au 24. Mais il lui fallait maintenant s’élever sur les crêtes qui sont à l’Ouest de la rivière. La batterie, qui s’était retirée vers Potte, le couvrait d’obus quand il apparaissait sur ces crêtes. Quand il fut arrivé à la hauteur de Morchain à moins de deux kilomètres de Potte, elle se retira au Nord de Dreslincourt, et continua à tirer sur lui à 3 000 mètres, tandis qu’il attaquait Morchain et le village plus méridional de Mesnil-Saint-Nicaise. Le soir, elle recula de deux kilomètres environ vers le Nord-Ouest, à l’Est d’Omiécourt, et de là établit un barrage sur les issues de Morchain, où l’ennemi était entré.

Cependant une patrouille ayant trouvé le 25 l’ennemi à Dreslincourt, la position d’Omiécourt, à une demi-heure de marche des Allemands, devenait intenable. La batterie, laissant un détachement sur place pour couvrir le recul de l’infanterie, alla prendre position vers Chaulnes, et tira sur l’ennemi qui avançait dans cette direction. Le soir, le détachement rejoignit après avoir brûlé toutes ses munitions, et la batterie au complet se retira sur Lihons. Le 26, elle reçut l’ordre de reculer de six kilomètres environ sur Vrely, couvrant de ses feux le repli de l’infanterie qui prenait position à trois kilomètres dans l’Est à Méharicourt. Elle resta là le 27. Le 28, elle recule encore d’une lieue, jusqu’à la route Caix-le-Quesnel, tirant sur l’infanterie allemande qui avançait. Elle resta là jusqu’à ce que l’infanterie britannique en retraite fût arrivée à son niveau. Elle alla alors prendre position à deux kilomètres en arrière, dans les bois de Beaucourt, puis, vers le soir, plus loin vers la route Mézières-Moreuil. Elle tira de là toute la journée du 29, et le soir se replia sur la crête au Nord de Moreuil. Le 30 au matin, on la fit appuyer au Nord sur la Luce près de Domart. C’est là qu’elle fut engagée toute la journée. Le 31, on la reporta sur Hailles, d’où elle couvrit les bois de Moreuil. Enfin le 1er avril, après dix jours de combats ininterrompus, elle envoya ses pièces en réparation.

Les auto-mitrailleuses du corps canadien ne rendirent pas moins de services au Nord et au Sud de Péronne. Plus tard, quand l’ennemi poussa sa cavalerie au Sud de la Somme vers Villers-Bretonneux, les auto-mitrailleuses lui reprirent d’un coup dix kilomètres. A Longueval, le 24, ce fut l’état-major du corps des tanks qui envoya à la rescousse, avec des fusils mitrailleurs, tout son personnel disponible.

La journée du 25 marqua la fin de l’autonomie de la 5e armée. Déjà dans la nuit du 23 au 24, ses deux divisions de droite avaient été relevées par les Français. Le 25, le 7e corps, formant la gauche au Nord de la Somme, fut rattaché à la 3e armée, tandis que les unités au Sud de la Somme furent mises à la disposition du général Fayolle. Le 19e corps, violemment engagé ce jour-là près de Marchelepot, et réduit à de très faibles effectifs, fut ramené sur la ligne Hattencourt-Chaulnes-Ablaincourt-Deniécourt-Estrées-Asseviller-Frise. Quant au 18e corps, situé à la droite du 19e, son état-major quitta, dans cette même journée du 25, Roye où il était depuis le 23, et il vint s’établir sur l’Avre à Moreuil. Il y resta trois jours, puis s’établit encore une fois plus en arrière. Le corps resta en ligne jusqu’au 4 avril, complètement mélangé avec les Français. Les effectifs étaient si réduits, qu’il s’était fait dans les derniers temps une sorte de fusion avec le 19e corps, celui-ci dirigeant les opérations, et le 18e ne gardant que l’administration.

Nous avons laissé ce 19e corps le 25, formant une ligne qui partait de la Somme où son aile gauche était à Frise, et qui se dirigeait par Deniécourt sur Chaulnes, avec son extrémité à Hattencourt. Il était ainsi à peu près, sur l’ancienne ligne tenue par les Français soit au commencement, soit à la fin de la bataille de 1916. En fin de journée, la situation s’était encore aggravée : tandis qu’au Nord de la Somme les Allemands avaient poussé jusque devant Albert, au Sud de la rivière la 5e armée avait dû reculer jusqu’à la ligne Proyart-Rozières. Proyart était tenu par l’héroïque 39e division. Mais les troupes étaient épuisées. Il n’y avait plus de réserves à engager, et on n’en attendait pas avant quatre jours au moins.

A une dizaine de kilomètres derrière le front, il existait bien une vieille ligne de défense française tendue sur le plateau de Santerre, entre la Somme au Nord et la Luce au Sud. Elle barrait la Somme sur la rive Nord à Sailly-le-Sec, sur la rive Sud à l’Est de Hamel. De là elle continuait vers le Sud en coupant la chaussée de Vermand à l’Ouest de Warfusée ; puis, passant à l’Est de Marcelcave, elle venait barrer la vallée de la Luce à Aubercourt (rive Nord) et à l’Est de Demuin (rive Sud). Cette ligne, Sailly-le-Sec-Demuin, avait été, depuis l’avance de 1917, en grande partie détruite pour les besoins de l’agriculture. Un bataillon des Canadian Railways Engineers avait été chargé de la restaurer. Mais il n’y avait pas d’hommes pour la tenir ; et pourtant son abandon compromettait gravement Amiens. Alors, le 25, à onze heures trente du soir, le général Gough tint conseil avec son état-major, et, pour sauver la situation, décida de créer, avec ce qu’on avait sous la main, une force de fortune, pour arrêter l’ennemi coûte que coûte. On rassembla quatre compagnies du génie attachées à l’armée, une compagnie de mineurs chargés des sapes souterraines, une compagnie d’ouvriers, une compagnie d’électriciens et de mécaniciens ; on y ajouta le personnel des écoles de l’armée (5th army school, sniping school, musketry school). L’école de la 3e armée, instructeurs et élèves, fournit de son côté trois compagnies de cent hommes chacune. L’école particulière du 19e corps fournit un détachement. Enfin 500 sapeurs américains, qui étaient à Moreuil, complétèrent l’effectif, qui se trouva ainsi être de 2 200 hommes pour tenir de la Somme à la Luce une ligne de 13 kilomètres ! La tâche de réunir ces hommes fut confiée au major général G… du génie ; on lui adjoignit le lieutenant-colonel H… un officier de l’intendance de l’armée et un aide de camp du commandant de l’armée.

Le 26, à trois heures trente du matin, les ordres furent donnés pour le rassemblement. A neuf heures trente, le général G… dans une entrevue à Villers-Bretonneux avec les commandans de compagnie, les distribua en trois secteurs. On donna encore à la petite troupe 160 fusils mitrailleurs du parc de l’armée, dont on arma chaque homme ou officier capable de s’en servir, 76 mitrailleuses, chacune avec quarante disques. D’autres détachemens, formés par les signaleurs de l’armée, et par l’Army Field Survey Company grossirent les rangs. La brigade d’auto-mitrailleuses du corps canadien fournit 14 mitrailleuses lourdes. Dans l’après-midi du 26, le major général G.-S. Carey, commandant la 20e division, prit le commandement. Avec lui arrivèrent le brigadier général Rees, du Welsh Régiment, le capitaine W… des Irish Guards, et le capitaine B… de la Rifle brigade. Le train se composait de 15 camions et de 20 voitures avec 103 conducteurs. Quelques signaleurs et 9 ordonnances à cheval assuraient les communications. Il n’y avait pas de secrétaires, et le petit état-major expédiait tout le travail. Tel fut le détachement Carey, dont M. Lloyd George a pu dire qu’il avait sauvé l’Angleterre.

Le 26, l’ordre avait été donné de barrer à tout prix le chemin d’Amiens. Le 27, l’ennemi fit un violent effort au Sud de la Somme, où la 39e division le contint près de Proyart ; mais en même temps, étant plus avancé au Nord de la rivière qu’au Sud, il essaya d’en profiter pour passer de la rive Nord sur la rive Sud, dans le dos de la 39e division, à Cerisy. Le lieutenant-colonel H… qui commandait le secteur gauche du détachement Carey, sortit alors de ses lignes avec ses hommes, et alla pendant plusieurs heures interdire le passage. Il fut malheureusement contraint de se replier.

Cependant, le détachement grossissait de 300 officiers et soldats convalescens du camp de Cerisy, de 400 officiers et soldats du 2e Canadian Railway Battalion et de 2 000 isolés environ de la 3e armée. C’est ainsi que le détachement put repousser le 29 les énergiques attaques de l’ennemi. Le 30, les renforts arrivèrent enfin. Ce fut d’abord une brigade australienne ; puis le secteur gauche, fut repris par la 1re division de cavalerie, le secteur droit par la 61e division. Enfin le détachement fut relevé le 31 par la 18e division, et ultérieurement disloqué.

Tandis qu’il interdisait le passage à l’ennemi, on avait travaillé à construire à l’arrière une nouvelle ligne, qui redoublât la première. Cette ligne est pour ainsi dire tracée sur la carte. Elle commence au Nord, au bois l’Abbé, et se prolonge au Sud par Cachy. Mais comment en assurer la construction à un moment où on n’avait même pas d’hommes à mettre en première ligne ? Cinquante officiers vinrent de Boves en camions le 28 mars, à sept heures du matin. Ils s’espacèrent du chemin de fer Amiens-Chaulnes jusqu’à Cachy, sur la ligne à construire. Ils avaient 14 fusils mitrailleurs, et 500 pelles et pioches. Ils avaient l’ordre de recueillir tous les traînards et de les mettre au travail. Le 1er avril, ils avaient ainsi pris au filet 700 hommes, et les travaux étaient fort avancés.

Telle est l’histoire sommaire du recul de la 5e armée, entre le 21 et le 30 mars. Comment fonctionnait le mécanisme allemand qui la contraignait à reculer ?

Un régiment allemand, en ligne pendant l’attaque du 21 mars, présentait l’aspect suivant : en attendant le signal de l’assaut, il avait deux bataillons dans la tranchée de première ligne, et le 3e bataillon dans la tranchée de soutien. Le signal donné, il effectuait deux mouvemens ; tout d’abord les trois bataillons s’avançaient simultanément, de façon à franchir le plus rapidement la zone dangereuse du tir de barrage ; une fois le barrage franchi, les trois bataillons s’échelonnaient au contraire en profondeur, le troisième bataillon augmentant ses distances et restant en réserve. Le commandant du régiment restait avec le bataillon de réserve, et avait toujours avec lui un officier d’artillerie en liaison. — Chaque bataillon avançait avec deux compagnies en ligne et deux en soutien ; chaque compagnie avançait avec deux pelotons (Zug) en ligne et un en soutien.

Dès que la zone des défenses organisée fut passée (et elle le fut par endroits dès le premier jour), l’ennemi concentra de nouveau ses troupes, et commença une série de fortes attaques locales sur des points choisis de la ligne, pour amener sur ces points des retraites locales. Il poussa alors son infanterie par les trous ainsi formés, de façonna élargir les brèches et à prendre à revers les parties restées intactes, lesquelles étaient alors attaquées à leur tour.

Il est certain que cette manœuvre demande un instrument tactique fonctionnant avec beaucoup de précision et de souplesse. Comme nous l’avons dit, l’infanterie était guidée vers les points qui avaient cédé par des fusées, et elle s’engouffrait alors dans le trou. Les prises à revers qui en résultaient pour les unités voisines expliquent le grand nombre des prisonniers.

Si ce trou n’avait pu être fait, si la ligne britannique avait tenu bon, il devenait impossible de manœuvrer. Les Allemands essayaient alors de rompre la ligne par le choc et la masse. C’est dans ce cas qu’ils ont attaqué en colonnes massives, capables de fournir de violons coups de bélier.

Une troupe qui avançait en terrain découvert se couvrait par une ligne de tirailleurs ; le gros suivait en petites colonnes, qui s’adaptaient étroitement à la forme du terrain. Les mitrailleuses légères étaient poussées en avant avec les tirailleurs. Elles tiraient constamment, même en marchant, et leur emploi intensif est caractéristique de la tactique ennemie dans cette bataille. — Les mitrailleuses lourdes suivaient avec les soutiens. — Il faut noter l’emploi du tir indirect des mitrailleuses, constituant ainsi de véritables barrages de balles : système dont les troupes britanniques se servaient d’ailleurs depuis 1947, et qui a été inauguré dans la guerre actuelle par les Canadiens. Il n’y a eu dans cette avance ni emploi de détachemens de grenadiers, ni emploi de grenades à fusil. Au contraire les mortiers de tranchées légers suivaient de très près l’infanterie pour l’appuyer, si elle était sérieusement arrêtée, et pour renforcer les mitrailleuses, s’il fallait défendre certaines localités contre des retours offensifs. La liaison avec l’arrière était assurée par des coureurs jusqu’aux postes de commandement des régimens ; plus loin vers l’arrière, elle se faisait soit par le téléphone, soit par des motocyclistes. Enfin l’artillerie avançait, suivant les témoignages allemands, sur les talons de l’infanterie ?

Ceci se passait dans l’intérieur de chaque division. Ces divisions étaient échelonnées par deux ou trois en profondeur, se relayant avant d’être arrivées à la fatigue, et avançant comme à saute-mouton.


XV

Tandis que ces événemens se passaient sur le front de la 5e armée, qu’arrivait-il à la gauche sur le front de la 3e ?

Le 21, l’ennemi réussit à pénétrer d’une profondeur de 2 800 mètres en moyenne dans les lignes britanniques de Doignies à Ecoust ; mais toutes les attaques des deux côtés de ce secteur, soit sur la droite de l’armée depuis la route Cambrai-Bapaume jusqu’au Canal du Nord, soit sur la gauche, au Nord d’Ecoust, échouèrent. La 51e division, la division des Highlanders, une des plus belles de l’armée britannique, se trouvait un peu au Nord de la route Bapaume-Cambrai, par conséquent sous la droite de la partie enfoncée. Voici ce qui s’y passa. L’ennemi commença la préparation par des obus à gaz, puis continua avec du 15, mais il n’attaqua pas directement. Ayant ainsi réussi à percer plus au Nord, il arriva dans le flanc gauche de la division, et déboucha sur le poste de commandement d’un bataillon en ligne. Ce bataillon eut deux compagnies cernées les deux autres tinrent bon toute la journée. La division étant échelonnée en profondeur put envoyer des renforts, et elle se battit en arrière-garde jusqu’au 27.

Le 22, après des attaques répétées, l’ennemi réussit à avancer à la gauche de l’armée vers Vaulx et Henin. Dans la nuit du 22. au 23, pour se conformer au mouvement de la 5e armée, la 3e évacua à sa droite le saillant de Havrincourt. A gauche, le saillant de Monchy, mis en évidence par la marche de l’ennemi sur Henin, fut également évacué.

Le 23, l’ennemi continua à attaquer avec une extrême violence. Les troupes britanniques durent évacuer Mory ; mais les attaques sur Velu et sur Vaulx furent repoussées, avec de lourdes pertes.

Le 24, l’armée repoussait des attaques à Menin et à cheval sur la route de Bapaume à Cambrai. Mais l’ennemi, ayant réussi plus au Sud à prendre à la 5e armée Sailly-Saillisel, tournait la 3e armée par sa droite. Il fallut donc, dans la nuit du 24 au 25, exécuter un nouveau repli. Ce repli s’exécuta sans être inquiété par l’ennemi. On a vu d’autre part qu’à partir de ce moment le front de l’armée fut étendu au Sud jusqu’à la Somme, par rattachement du corps de gauche de la 5e armée. Le 25, les Allemands attaquèrent sur toute la ligne depuis Ervillers au Nord, jusqu’à la Somme au Sud. A la gauche britannique, ils furent repoussés entre Ervillers et Behagnies ; mais à la droite, quoique repoussés à Montauban, ils réussirent à prendre Mari-court, immédiatement au Nord de la rivière, sur la route de Péronne à Albert. Ils dépassaient là leurs anciennes lignes de 1916, puisque c’est de Maricourt que l’attaque anglaise du 13e corps contre Montauban était partie le 1er juillet.

Un nouveau recul était donc nécessaire. Dans la nuit du 25 au 20, l’armée pivotant sur sa gauche, c’est-à-dire sur Boyelles, fut ramenée sur le front Moyenneville-Ablainzevelle-Bucquoy-Hamel-Albert-Bray. Le 26, l’ennemi attaquait des deux côtés d’Albert, au Nord sur Beaumont-Hamel et Serre qu’il prenait, au Sud, le long de la Somme, sur Bray, dont il s’emparait également. Mais c’était la fin de son avance. Une attaque sur Bucquoy dans la nuit du 25 au 26 était repoussée. Ceux qui ont passé cette nuit à Amiens peuvent s’en souvenir ; un bombardement intensif par avions dura depuis neuf heures du soir jusqu’à quatre heures du matin ; l’ennemi, volant très bas, au milieu du fracas des bombes et des mitrailleuses, avait surtout visé la jonction de la ligne de Paris et de la ligne de Rouen. En gare de Longueau, un train avait été mitraillé. Au petit jour, on voyait dans les rues des pauvres gens, leur paquet à la main, s’en aller dans la direction de l’Ouest. Dans cette journée du 27, de violentes attaques sur tout le front depuis Moyenneville au Nord jusqu’à la Somme au Sud échouaient.

L’ennemi, ainsi arrêté, essaya le 28 d’étendre son front vers le Nord ; il jeta de nouvelles divisions à l’assaut, et attaqua depuis Puisieux au Sud jusqu’au-delà d’Oppy dans le Nord. Il réussit à faire reculer la ligne d’avant-postes de la gauche britannique, sur un front allant de Henin jusqu’au Nord de la Scarpe. Mais la droite de Henin à Bucquoy résista. À midi seulement, de nouvelles attaques la tirent reculer à Ayette et à Boisleux-Saint-Marc. Le 29, un autre repli local laissa à l’ennemi le village de Neuville-Nitasse et le bois des Rossignols. Le 30, toutes les attaques ennemies furent repoussées ; le 31, ce fut la ligne britannique qui se reporta en avant de 400 mètres au Sud de la Scarpe. En somme, la tentative d’extension du front allemand vers le Nord, si elle avait rogné un ourlet de terrain, n’avait pas donné d’autre résultat.


XVI

Nous avons vu successivement le recul de la 5e armée, puis le repli consécutif de la 3e armée à gauche. Mais le recul de la 5e armée avait cet autre effet d’ouvrir à sa droite un large trou entre elle et les Français. L’office des Français fut d’abord de boucher ce trou et d’empêcher l’ennemi de s’avancer par l’Oise. Puis, remontant progressivement, et relevant à mesure les unités britanniques, les Français finirent par tenir tout le secteur jusqu’à la Luce, les Allemands cherchant toujours la rupture à la liaison des deux armées. Cette relève progressive de la 5e armée par les unités françaises, en plein combat, est par elle-même une très belle opération. Un article de M. Barzini, dans le Corriere della Sera au 12 avril, nous a appris que cette relève était bien prévue en cas de nécessité.

Quand la 3e armée française avait été, au début de 1018, relevée par les troupes britanniques, qui s’étaient alors étendues jusqu’à Barisis, cette armée était demeurée constituée dans la région de Montdidier, de telle sorte qu’elle se trouva prête à intervenir rapidement. Par la suite, le front français au Nord de l’Oise, augmentant d’étendue, fut occupé par une armée aux ordres du général Fayolle, auquel fut également subordonnée l’armée du général Rawlinson, laquelle avait relevé la 5e armée.

Dès le 21, à dix heures du soir, à la nouvelle que le centre de la 5e armée pliait devant Saint-Quentin, un corps d’armée français, fut alerté. Son rôle à cet instant critique devait être décisif. Suivant le magnifique ordre du jour lancé par le général P. il allait défendre le « cœur de la France. » Il se mit en marche le lendemain, à midi. Le 23, on rencontrait dans Noyon les uniformes bleus. L’état-major du corps resta là jusqu’au 25 à sept heures du soir sous un violent bombardement, ne quittant la place que lorsque le commandement y fut devenu impossible. La mission de ces troupes était, en soutenant la droite britannique, d’empêcher les Allemands de franchir le canal Crozat, tendu en bretelle entre la Somme et l’Oise, et par conséquent de se faire jour dans la trouée entre ces deux rivières. Mais au même moment, le 23, l’ennemi forçait à Ham le passage de la haute Somme. Les divisions britanniques qui défendaient le canal Orozat se trouvèrent donc tournées par leur gauche, et furent contraintes de reculer. Les Français commencèrent à relever ces divisions entre l’Oise à droite et l’axe, Saint-Simon-Roye-Montdidier à gauche.

Le 24 au soir, les Français se trouvent intercalés dans les troupes britanniques. A leur droite, c’est une division anglaise qui tient les ponts de l’Oise, et empêche les Allemands de déboucher sur la rive Sud, entre la Fère et Chauny, de Coudren à Autreville. Sur la rive Nord, Chauny est aux mains des Allemands ; les Français, leur droite à la Somme, font un front d’Ognes à Ramecourt, contre l’ennemi qui débouche de Ham ; ils couvrent Guiscard à la hauteur du Plessis-Patte, d’où ils se lient à leur gauche avec le 18e corps, qui essaie de contenir les Allemands, lesquels ont passé la Somme plus bas, de Béthaucourt à Epenoncourt.

Le 25, comme nous l’avons déjà vu, toutes les forces au Sud de la Somme sont mises sous le commandement du général Fayolle. « Le commandement français, dit une note officielle, dirige, coordonne, renforce aux points voulus. En même temps qu’il place les troupes mises à sa disposition, il rassemble et reforme les élémens de deux corps anglais en retraite qu’il remet en ligne. Jamais la collaboration franco-britannique ne fut plus étroite, ni plus heureuse. Grâce à elle, grâce à l’artillerie anglaise qui permet à la nôtre d’accourir, le front d’armées constitué en plein repli se soude et résiste peu à peu. »

Le 26, l’ennemi attaque fortement les Français qui, pivotant sur leur droite, sont obligés de se replier à gauche pour la maintenir en contact avec les troupes britanniques. Un témoin oculaire qui se trouvait le 26 dans la matinée un peu à l’Ouest de Chaulnes, à Lihons, a vu l’ennemi procéder par attaques locales, bombardant des points strictement définis. Les villages au Sud de Chaulnes, Hellu et Hattencourt, étaient encore aux Alliés, comme en témoignaient les éclatemens noirs des shrapnells allemands. Lihons même était calme et ne recevait que très peu d’obus. Les troupes françaises et britanniques combattaient entremêlées, les Français arrivant par la droite et occupant les positions britanniques, tandis que nos alliés se retiraient par l’Ouest. Le 26 au soir l’ennemi était nettement arrêté devant notre droite. Il fallait maintenant étendre progressivement le barrage vers notre gauche. Le 28 au soir, le verrou était tiré depuis la vallée de l’Oise jusqu’à Montdidier. « Dès le 29, dit la même note, on sentit que la situation était changée ; les attaques de l’ennemi échouaient de Canny au mont Renaud. Nos unités se reconstituaient sur place ; les troupes anglaises rassemblées rejoignaient leurs armées. L’artillerie française remplaçait l’artillerie anglaise au fur et à mesure de son arrivée. L’ordre revenait avec le succès. »

Les Allemands, témoins de cette consolidation, essayèrent de la prévenir avant qu’elle fût complète. Aussi bien ils avaient été arrêtés devant Amiens, et entre Amiens et Arras. Il était assez naturel qu’ils reportassent l’effort à leur gauche, et, le 30 mars, ils tirent une attaque générale sur tout le front français depuis le mont Renaud, hauteur qui domine l’Oise, au Sud de Noyon, jusqu’à Mondidier. A vol d’oiseau, le front est de 32 kilomètres. L’ennemi porta son principal effort sur trois points : à sa gauche, les hauteurs au Sud de Lassigny sur lesquelles il tâchait de s’élever ; à sa droite, les collines de Montdidier, qu’il attaque principalement au Sud-Est de la ville, à Assainvillers ; au centre enfin, dans la dépression entre ces deux systèmes de hauteurs, la grande route de Roye à Senlis, le long de laquelle il essaya de s’avancer par Conchy-les-Pots.

Dans la matinée, il progresse sur les trois points ; déjà ses divisions fraîches affluaient ; mais au centre, comme elles s’avançaient vers le Sud, sur la route de Senlis, elles furent prises dans le flanc droit par une violente contre-attaque menée face à l’Est sur le front Hainvillers-Mortemer. A la droite française, devant Lassigny, le combat n’était pas moins brillant. Quand on sort de Lassigny, en se dirigeant vers le Sud, on a devant soi, à un kilomètre environ, le village du Plessis, et derrière ce village, sur des pentes montantes, le parc du château ; un peu à gauche (Est), se dresse un monticule, éperon détaché des collines dont la masse est plus au Sud ; ce monticule, au sommet duquel on exploite le calcaire à ciel ouvert, c’est le Plémont. Sur ce front Plessis-Plémont, tenu par une seule division française qui se battait depuis huit jours, l’ennemi avait massé trois divisions, dont une, la 7e de réserve, toute fraîche, entraînée depuis la mi-janvier et arrivée à Saint-Quentin le 14 mars, avait relevé la nuit précédente le 1re division bavaroise. Après un bombardement d’une demi-heure seulement, mais violent, à sept heures trente du matin, l’ennemi sortit de Lassigny par vagues de deux compagnies accolées, les mitrailleuses légères en tête, tirant sans arrêt, l’infanterie suivant par bonds. Au Plessis, ils arrivèrent jusque dans le parc, de Plémont, presque jusqu’au sommet, lis atteignirent même ce sommet, mais en furent bousculés par un chef de bataillon, qui, s’élançant de son poste de commandement, situé à 100 mètres plus loin, avec ses hommes de liaison, les seuls qu’il eût sous la main, tua un Allemand et fit reculer le reste. De plus, les défenseurs du Plémont pouvaient être pris à revers par les Allemands débouchant du parc de Plessis. Il fallait donc reprendre immédiatement ce parc. L’artillerie pendant une heure mit un barrage sur les voies par où les réserves pouvaient venir de Lassigny ; elle mit un autre barrage, mobile et ramené comme par un coup de râteau, sur le parc de Plessis. L’infanterie donna à son tour, et en une demi-heure tourna le parc par le Nord. Plessis et le Plémont furent repris. L’ennemi, qui avait compté sur une avance d’une douzaine de kilomètres, était arrêté net. A l’aile gauche, au Sud immédiat de Montdidier, le Mouchet et Agencourt sont repris par les Français. Huit cents prisonniers restent entre leurs mains.

Les attaques continuèrent le 31, s’étendant principalement à la droite allemande, de Montdidier à Moreuil. La plus fameuse de toutes les divisions allemandes, la Ire de la garde, se fit massacrer à Grivesnes, et achever le lendemain.

Le 1er avril, l’ennemi était fixé sur tout le front d’Arras jusqu’à l’Oise. Il fit alors une dernière tentative. En 1870, quand Manteffel avait attaqué Amiens, il avait débordé la ville par le Sud. Les Allemands essayèrent comme dernier espoir une manœuvre analogue. Il s’agissait de conquérir le grand faîte qui, à l’Ouest de l’Avre, sépare cette rivière de la Noye et d’aller couper dans la vallée de la Noye la voie ferrée d’Amiens à Paris. Une grande attaque fut montée pour le 4, des deux côtés de l’Avre, entre Grivesnes à la gauche allemande, et Hangard à la droite. Sur ce front de 15 kilomètres, les Allemands ne lancèrent pas moins de 13 divisions. A la gauche, ils enlevèrent Mailly-Raineval et au-delà, à un kilomètre dans l’Ouest, le bois de l’Arrière-Cour. Mais le bois fut repris le lendemain, par une contre-attaque et le front reporté aux-abords Ouest de Mailly-Raineval. Au centre, au contact de l’Avre, ils emportèrent Morisel et Castel. A la droite, ils enlevèrent la cote 99, grand éperon plat qui domine Hangard du côté Nord ; mais cette cote fut reprise par un beau retour offensif du bataillon qui défendait Hangard. Plus loin sur la droite, les troupes britanniques durent céder un peu de terrain. Elles perdirent Hamel, le bois de Vaire, Warfusée et la moitié du bois de Hangard. Une partie de ce terrain fut reprise le lendemain dans une contre-attaque. Du 6 au 15 inclus, il n’y eut que des opérations de peu d’importance. Le 7, les troupes britanniques gagnèrent du terrain dans le bois de Hangard, prenant 3 officiers et 60 hommes. Le 9, ce fut l’ennemi qui essaya en vain de s’emparer du village de Hangard. Il s’empara du village et du bois le 11, et les reperdit le 14.


XVII

La seconde bataille de la Somme était finie. Le 6, les Français, au Sud de l’Oise, exécutaient une rectification de front préparée les jours précédens, et que les Allemands transformèrent en un facile succès. Puis le 9, l’ennemi transportait ses attaques en Flandre, et enfonçait le front entre le canal de la Bosnie et Armentières. La bataille de la Lys succédait à la bataille de la Somme.

Quel était l’objectif de l’ennemi le 21 mars ? Les renseignemens fournis par les prisonniers sembleraient indiquer que l’objectif de l’ennemi était Amiens. L’attaque était projetée pour le 11 ; les prisonniers ignorent pourquoi elle a été retardée de dix jours. L’ennemi dut avoir la plus grande peine à amener à pied d’œuvre les munitions et l’artillerie lourde. Le temps avait été mauvais, et les troupes étaient très fatiguées.

L’offensive, enfin déclenchée le 21, enfonça le centre de la 5e armée ; la droite débordée dut se replier à son tour, l’extrémité gauche, qui avait tenu bon, et la 3e armée qui la prolongeait au Nord, durent également se replier. Une retraite générale commença. L’énergique et rapide intervention des Français qui accoururent pour s’entre-mêler d’abord et se substituer ensuite aux armées britanniques sur plus de 60 kilomètres, la science militaire de nos chefs et la valeur de nos troupes, la résistance de l’infanterie, de l’artillerie et de la cavalerie britanniques permirent à la ligne de se reconstituer à une quinzaine de kilomètres d’Amiens. L’ennemi n’avait pas atteint son objectif. A vrai dire, Amiens lui-même n’était qu’un symbole, ou, si l’on veut, un moyen. Le dessein véritable était de séparer les armées françaises et britanniques. Aussi voit-on l’axe principal des attaques remonter en même temps que la gauche des Français s’étendait. Le 28, l’attaque principale est en direction du Sud par la route Roye-Senlis ; le 4 avril, elle se fait au contraire vers l’Ouest et le Nord-Ouest, des deux côtés de l’Avre. L’axe a tourné comme les aiguilles d’une montre. Or, cette séparation des armées françaises et britanniques, l’ennemi n’a pas pu la réaliser. Le 9 avril, les Allemands attaquaient en Flandre. Or, dès le 15, il y avait devant Cassel des divisions françaises d’infanterie et de cavalerie. La cavalerie était accourue en faisant 200 kilomètres en soixante heures ! Quant à l’union morale des armées, elle n’a jamais été plus forte. Elle a abouti, après le conseil tenu le 25 à Doullens, à la nomination du général Foch comme généralissime : le général Foch, le plus habile manœuvrier que nous ayons.

Les trois armées allemandes qui attaquaient le 21 mars formaient un ensemble de 13 corps d’armée à 6 divisions, plus une réserve stratégique de 20 divisions, soit au total 98 divisions. Chaque corps avait normalement 3 divisions en ligne et 4 de réserve immédiate. Le front divisionnaire était d’environ 1 500 mètres.

Dès le 21 mars, l’ennemi engagea 44 divisions ; le 22, il en engagea 11 autres ; le 23, 4 ; le 24, 9 ; le 25, 6 ; le 27, 4. Aucune réserve nouvelle ne fut mise en ligne le 28. A partir de ce jour, le mouvement ennemi s’arrêta. Cependant, une nouvelle division entra en ligne le 29, 2 le 30 et une le 31.

Ainsi, dans les onze derniers jours de mars, l’ennemi a dépensé 85 divisions, dont 42 au Nord de la Somme et 43 au Sud. D’autre part, à l’aide des divisions retirées de la ligne de bataille, l’ennemi avait soin de réalimenter sa réserve stratégique, de façon à la maintenir toujours à l’effectif d’une vingtaine de divisions.

A la date du 10 avril, le nombre des divisions allemandes engagées sur la Somme était de 93 ; à la fin d’avril, de 101. En trois semaines, cette bataille avait consommé plus de divisions que celle de 1916 en trois mois. De plus, une quarantaine d’entre elles étaient déjà revenues deux fois en ligne. Malgré cette dépense, aggravée d’une quarantaine de divisions engagées sur la Lys, l’ennemi a toujours réussi à maintenir sa réserve stratégique. Il y a été aidé par le retour d’un certain nombre de divisions de Russie, qui ont porté sa force totale sur le front occidental de 199 divisions à 206.

Malgré les efforts de l’ennemi pour organiser un roulement qui donne le plus de rendement avec le plus d’efficacité, ce jeu des divisions retirées, puis ramenées, n’est pas indéfini. Le recomplétement des divisions fatiguées ne l’est pas davantage, et nous savons que l’Allemagne est obligée de puiser largement dans la classe 19. Déjà la classe 20 a été appelée dans certaines parties de l’Allemagne, et elle va probablement l’être, dans le courant de mai et de juin, dans tout l’Empire.

Les Allemands ont obtenu un avantage appréciable en diminuant l’espace libre derrière l’armée britannique, ou, comme ils disent, l’étendue de la tête de pont occupée par l’armée britannique en France. Mais pour que cet avantage puisse amener une décision militaire, il faut une seconde bataille qui, pressant l’armée britannique aux deux ailes à droite sur la Somme, à gauche sur la Lys, la rejette à la mer. Les combats du 24 avril à ces deux extrémités sont probablement le début de cette action nouvelle. Mais il est hors de toute vraisemblance que les Allemands, s’ils l’engagent, la gagnent. Les armées alliées, unies et consolidées, sont là pour leur barrer le chemin.


HENRY BIDOU.

  1. Voyez la Revue des 15 et 1er mai, et les cartes dans ces deux livraisons.