Les Bataillons de marche de la garde nationale

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Les Bataillons de marche de la garde nationale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 542-555).
LA
GARDE NATIONALE
DE PARIS

Après deux mois de siège, qui n’ont guère été que deux mois de préparatifs, la garde nationale de Paris est enfin appelée à concourir aux opérations de guerre. Ce n’est pas sans peine, il faut le dire, que le gouvernement de la défense s’est décidé à faire des soldats de tous nos citoyens valides. Jusqu’aux premiers jours de novembre, il a hésité, et bien des tâtonnemens ont précédé les résolutions qui viennent d’être prises, et qu’on peut maintenant regarder comme définitives. Le gouvernement a donc décrété que l’une des trois armées de Paris se composerait des 266 bataillons de garde nationale sédentaire, que chacun de ces bataillons serait divisé en compagnies de guerre et en compagnies de dépôt. Les premières compagnies, au nombre de quatre par bataillon, ont un effectif de 100 à 125 hommes, y compris les cadres. On y a d’abord appelé les volontaires, puis les célibataires et les veufs sans enfans, divisés selon l’âge en deux catégories, en dernier lieu les pères de famille, également répartis en deux catégories selon leur âge, 120,000 hommes environ se trouvent ainsi incorporés dans les compagnies de guerre, et laissent derrière eux une réserve beaucoup plus nombreuse, chargée du service intérieur et de la garde des remparts. Celle-ci naturellement comblera les vides qui se produiront dans les demi-bataillons de marche. Telles sont en abrégé les dispositions du décret du 8 novembre, abrogeant un autre décret rendu le 16 octobre sur la formation de bataillons de volontaires mobilisés. Si difficile que soit la tâche de ceux qui organisent la résistance, on ne peut malheureusement applaudir sans réserve à tout ce qui a été fait. Le temps permet encore de réparer la plus grande partie des fautes commises, et la situation est assez bonne pour qu’il soit permis de ne pas les dissimuler. Ceux qui ont observé l’état moral de Paris pendant le siège ont pu constater que les esprits y ont passé déjà par plusieurs phases. La république à peine proclamée, il y eut dans toute la ville un mouvement superbe, que ressentit d’ailleurs la France entière. Il nous souvient du spectacle que présentaient alors les mairies, ou les hommes de tout âge et de toute condition venaient à l’envi se faire inscrire. Les bataillons formés, le zèle ne se ralentit pas. Pendant plusieurs heures chaque jour, le matin et le soir, on se pressait aux exercices. Sur nos places, dans nos jardins, le long de nos quais et de nos avenues, dans nos rues, dans nos carrefours, partout en un mot où l’espace était suffisant pour réunir une compagnie, les gardes nationaux apprenaient le maniement des armes. On avait accepté résolument cette transformation militaire. Le plus grand nombre des citoyens ne voulaient plus quitter l’uniforme. Le roulement des tambours et les sonneries des clairons ne cessaient d’emplir les oreilles. C’était le temps où les bataillons présentaient les armes à la statue de Strasbourg, que l’on couvrait de drapeaux et de fleurs. Presque chaque jour, la place de l’Hôtel-de-Ville servait de théâtre aux manifestations patriotiques et guerrières, que la sédition ne s’était point encore appropriées. Allait-on aux remparts, il fallait voir la gravité des factionnaires, l’ardeur des patrouilles, l’activité des chefs de poste ; il fallait entendre les conversations des hommes, qui, dans leur animation, trouvaient qu’on tardait trop à les mener à l’ennemi. Ce que l’on pouvait reprocher à tous, c’était de prétendre enchérir à chaque instant sur la consigne. Ce spectacle était beau ; mais il est malheureusement avéré qu’on ne sut pas toujours répondre à la vivacité du mouvement. Peu à peu parurent dans la foule des symptômes de lassitude et d’ennui. Les yeux les moins prévenus étaient frappés de la médiocrité de la direction. La mairie de Paris et les municipalités provisoires secondaient peu d’ailleurs l’état-major de la place Vendôme. L’armement, l’équipement, se faisaient sans ordre et sans célérité. Beaucoup de mécontentemens furent excités par la répartition maladroite de l’indemnité de 1 fr. 50 allouée aux gardes nécessiteux. Les instructions militaires et les ordres du jour du général Tamisier ne purent lui conquérir une autorité nécessaire, et la confusion que l’on y vit régner engendra chez les officiers et dans tous les rangs peu de confiance et beaucoup d’ombrage. Lorsque, le 16 octobre, le gouvernement fit un appel aux volontaires pour son premier projet de bataillons mobilisés, il échoua pour n’avoir pas su parler nettement à l’opinion publique, surtout pour avoir laissé passer l’heure. Déjà plusieurs journaux attisaient les inquiétudes publiques. Au découragement qui naissait mille rumeurs servaient de pâture. Le 31 octobre, le gouvernement annonça coup sur coup la capitulation de Metz, l’échec du Bourget et les pourparlers engagés pour un armistice. C’était trop. Tandis que, frappée de stupeur, la majorité baissait la tête, une minorité furieuse voulut, dans un jour de vertige, donner à d’autres chefs la conduite d’un effort suprême. L’intrigue avait dressé des listes acclamées par l’égarement. Il fallut marcher le cœur sombre sur l’Hôtel de Ville envahi, et accepter la lutte contre MM. Blanqui, Flourens et leurs partisans. Vinrent le plébiscite et les élections municipales ; la politique fit oublier la guerre. Pendant ce temps se renouaient ces négociations malheureuses qu’on eût dites faites à souhait pour achever d’émousser les courages. On vivait en suspens, on semblait attendre la chute. Enfin commença le jour du réveil, et ce fut celui où les dernières conditions de M. de Bismarck nous tirèrent d’incertitude. Cette crise, peut-être inévitable, aura fini par être salutaire. Elle a laissé Paris plus sûr de lui-même qu’aux premiers jours de l’investissement. Elle nous a guéris à la fois des forfanteries et des faiblesses ; nous sentons que le dénoûment approche, et que ce dénoûment ne peut être honteux. Vaincre ou mourir, ce ne sont plus des mots sonores, bons pour le refrain d’un couplet guerrier ; c’est dans la conscience de chacun une nécessité bien comprise.

Si nous venons de repasser ainsi ces trois mois de notre existence, c’est qu’il en résulte pour nous la conviction que la garde nationale est moralement prête à tenir sa place à côté de l’armée et à côté de la garde mobile ; mais quel sera son rôle dans l’action au moment suprême ? quel cas faudra-t-il faire alors de son concours ? On peut répondre qu’hier ses services militaires eussent été bien médiocres, et que demain ils pourront être immenses. Ce sera l’affaire du gouverneur de Paris et du général Clément Thomas. Il n’est pas besoin d’être homme de guerre pour signaler ici les réformes les plus urgentes ; le simple bon sens les indique. Commençons par nous rendre un compte exact de ce qui est, étudions les élémens dont se compose cette armée, et passons d’abord en revue les officiers, puis les soldats.

On sait comment les cadres des bataillons ont été formés. A l’exception du capitaine adjudant-major et de l’adjudant sous-officier, qui sont à la nomination du commandant supérieur, les officiers et sous-officiers de chaque compagnie sont issus de l’élection directe, et le chef du bataillon a été choisi ensuite par les officiers des compagnies auxquels se sont adjoints des délégués élus parmi les sous-officiers et les gardes. C’est donc le suffrage à deux degrés qui nomme les chefs de bataillon. Les élections qui ont été faites au mois de septembre, presque en présence de l’ennemi, ont donné des résultats qu’il était assez naturel d’attendre : elles ont produit presque partout un corps de sous-officiers excellens, un corps d’officiers médiocres. Lorsqu’on a nommé les caporaux et les sergens, on n’a eu qu’à choisir parmi les anciens militaires, qui se présentaient en grand nombre, et c’est aux meilleurs instructeurs qu’on a donné la préférence ; la plupart du temps, le vote a eu lieu sur la présentation des états de service. Quand il s’est agi de la nomination des capitaines, lieutenans et sous-lieutenans, la compétition a été vive, et, selon l’esprit qui prévalait dans les quartiers, les gardes nationaux ont obéi soit à des préoccupations politiques, soit à des préoccupations militaires. Les uns, dans leur ressentiment contre le régime déchu, n’ont voulu entendre parler que de candidats dont les convictions républicaines fussent bien nettement accusées, et ils ont porté leurs voix sur les chefs populaires de l’opposition démocratique qui s’étaient fait connaître, pendant les dernières années du second empire, dans les réunions publiques, ou dans les assemblées électorales, ou dans les comités des associations ouvrières. Les autres, désireux surtout de se bien préparer à la bataille, qu’ils croyaient prochaine, voulurent appliquer au choix des officiers les mêmes règles qu’au choix des instructeurs, et ne considérer dans les titres des candidats que les campagnes, les blessures et les distinctions obtenues à l’armée. Cette façon de procéder était parfaitement raisonnable ; mais il arriva que, les officiers de l’armée active retraités ou démissionnaires ayant été presque tous rappelés au service, les compagnies ne purent mettre à leur tête que d’anciens sous-officiers d’infanterie ou de cavalerie. Dans l’un et l’autre cas, on était loin de la perfection. La plupart des officiers élus pour leurs opinions politiques ignoraient jusqu’aux élémens de ce qu’ils auraient dû apprendre à leurs soldats. Quant aux sergens et aux maréchaux des logis de l’armée, excellens sous-officiers sans aucun doute, ils n’avaient en général ni l’autorité ni l’instruction qu’il eût fallu pour le commandement d’une compagnie. Restaient les chefs de bataillon, et ici la difficulté s’augmentait encore. Contrairement à ce qui s’était passé pour les autres grades, les candidats manquaient parfois. Il se présenta cependant un certain nombre de vieux soldats qui se trouvaient être disponibles, capitaines en retraite pour la plupart, et des notabilités politiques de nuance et de valeur très diverses. Les élections des commandans présentèrent donc aussi deux caractères bien tranchés, l’élément politique et l’élément militaire prédominèrent tour à tour. Ici l’on se donna des chefs qui avaient tout à apprendre en fait de stratégie.et de tactique, à commencer par l’école du bataillon. Ailleurs on eut affaire à des hommes qui, justement pour avoir pratiqué pendant de longues années la vie des camps, étaient profondément imbus de préjugés militaires, avaient grand’peine à prendre au sérieux leur rôle, et dont quelques-uns même ne tarissaient pas en railleries sur l’étrange prétention d’opposer aux vainqueurs de Reischofen et de Sedan des bourgeois qui la veille étaient en redingote. Ces résultats des premières élections n’ont rien qui doive surprendre, et, les circonstances étant données, il n’était pas aisé de faire mieux ou même autrement. Les élections nouvelles auxquelles ont procédé les compagnies de guerre, il y a quinze jours environ, ont changé peu de chose à la composition des cadres. Ajoutons toutefois que ces appréciations générales comportent des exceptions, et que de plus les officiers, quelle que soit leur origine, ont acquis en trois mois une somme d’expérience dont on doit tenir compte.

Des officiers, passons à la troupe. Il y a plaisir à constater d’abord que, même avant la formation des compagnies de guerre, pour lesquelles on a doublé le temps des exercices, la masse était déjà généralement bien instruite. Dans tous les bataillons, les hommes, depuis plus de deux mois, ont été chaque jour formés au maniement des armes. Ils sont devenus familiers avec la charge du fusil et l’escrime à la baïonnette. L’école de tirailleurs, l’école de bataillon, les manœuvres laissent quelque chose à désirer ; mais des progrès sérieux et rapides peuvent maintenant être obtenus. De plus, si l’on n’est encore aguerri ni au feu ni même aux fatigues des longues marches, on a du moins appris à supporter la pluie, le froid et les nuits d’hiver passées sous la tente il serait ridicule d’exagérer les rigueurs de ce noviciat militaire ; cependant elles sont parfois réelles et bien faites en cette saison pour accoutumer à la dure. Chaque jour, les divers bataillons fournissent un nombre d’hommes déterminé pour le service des remparts. On s’assemble à huit heures au lieu ordinaire de réunion, et l’on se met en route en emportant avec soi la couverture dans laquelle on s’enroulera pendant la nuit et le sac chargé des provisions de la journée. On arrive au secteur. Les compagnies désignées pour occuper les bastions ou les portes vont relever la garde descendante, tandis que celles dont le tour est venu de se tenir en réserve s’installent à proximité dans divers édifices, gares de chemins de fer, écoles, anciennes casernes d’octroi, ou encore dans les baraquemens en planches construits le long de la route militaire. Tout Parisien sait à peu près ce qu’est une journée passée au bastion. Les gardes ont pris possession des quelques tentes où l’on doit trop souvent s’entasser vingt et plus, bien qu’elles ne contiennent chacune que sept ou huit couchettes ; ces couchettes de crin, étroites et dures, ont été substituées aux bottes de paille que l’on avait naguère, et sur lesquelles on dormait bien mieux. On attend alors que le chef de poste ait réglé, selon le nombre de ses hommes, les quatre ou cinq heures de faction que chacun doit faire. Après cela, l’on emploie à sa guise le temps dont on peut disposer. Les uns engagent d’interminables parties de bouchon, les autres, malgré le règlement, tentent les hasards de l’écarté on du piquet ; d’autres préfèrent causer des événemens du jour, soit entre eux, soit avec les artilleurs de garde auprès des canons et des poudrières, ou avec les douaniers qui occupent au bas du talus les postes-casernes. Quelques-uns obtiennent des permissions ou s’échappent ; ils vont en excursion au-delà des remparts, s’ils ne s’enferment pas dans la salle de billard d’un café. Beaucoup enfin font plusieurs visites par jour aux cantines innombrables qui se succèdent sans interruption sur tout le tour de l’enceinte fortifiée, le long de la route militaire et du nouveau chemin de fer de ronde. Ici de pauvres vieilles ont allumé leur réchaud en plein air et vendent, à trois sous la tasse, le petit noir, affreux liquide dans lequel ont bouilli ensemble le sucre, l’eau-de-vie et le marc de café. Là, des restaurateurs qui se disent « commissionnés » ont construit des baraques où l’on va manger l’ordinaire, c’est-à-dire l’assiettée de soupe grasse qu’accompagne une tranche de bœuf ou de cheval bouilli, et boire la chopine ou le demi-setier, sans parler de toutes les sortes de produits alcoolisés qui peuvent, sous un nom quelconque, se verser dans un petit verre. La cantinière de la compagnie, qui est ordinairement la femme d’un caporal ou d’un sergent, voire même du sergent-major, est venue aussi avec sa voiture ; c’est chez elle surtout qu’on se presse, et son mari racole les cliens. L’oisiveté aidant, il est rare qu’une bonne moitié des hommes de garde ne soit pas le soir en état d’ivresse. Heureusement le froid de la nuit les dégrise. Entre sept et huit heures, tout le monde se trouve réuni sous la tente. Autour d’une bougie achetée à frais communs, le cercle se forme ; tandis que les bidons pleins circulent, les contes succèdent aux chansons, les chansons aux contes, puis les lueurs et les voix s’éteignent. Seulement d’heure en heure le caporal de pose appelle les numéros de ceux qui doivent prendre la faction, et recevoir la pluie ou compter les étoiles.

La passion de boire est funeste en tout temps, mais quel n’en serait pas le danger dans les circonstances actuelles, si on laissait des habitudes d’ivrognerie se propager chez des hommes destinés à veiller et à combattre pour la France ? Il y aurait injustice à étendre le reproche ; nous devons néanmoins constater l’intensité du mal. Il est grand temps de l’arrêter. On devrait se rappeler que, depuis le commencement de la guerre, du combat de Wissembourg jusqu’à l’affaire du Bourget, ces mêmes excès ont aidé la défaite, et qu’au moment du départ pour la frontière les bandes de soldats avinés qui sillonnaient les rues et les boulevards de Paris, souillés des traces ignobles de l’ivresse, ne furent pas, hélas ! d’un heureux augure pour la gloire de nos drapeaux. Ces malheureux exemples ne nous ont pas corrigés. L’abus du vin et de l’eau-de-vie fait dans les rangs de honteux ravages, et amène dans le service une série de graves désordres. Il se passe peu de nuits sans fausses alertes, sans coups de feu sottement tirés sur des ennemis imaginaires, sans accidens douloureux. Il ne s’en passe point sans disputes violentes, qui dégénèrent souvent en rixes, et quand le matin vient, les raccommodemens et les protestations d’amitié donnent un nouveau prétexte à vider des bouteilles. Ce ne sont pourtant pas les règlemens qui manquent, il y en a même trop, et ceux qui les ont rédigés sont entrés dans les plus minutieux détails : fermeture des cantines à sept heures et demie du soir, défense aux cantiniers de vendre plus d’un demi-litre de vin par homme et par jour, etc. ; mais la vérité est que, dans ces matières comme pour le reste, les instructions données ne reçoivent pas même un commencement d’exécution. Quand on le voudra fermement, il sera facile de réprimer ces abus ; qu’on veuille donc, et qu’on mette à tout prix et au plus vite un terme à ce désolant spectacle.

On peut en dire autant de l’esprit d’indiscipline, qui fait un singulier contraste avec le patriotisme des paroles, L’ivrognerie suffirait seule à expliquer beaucoup de faits d’insubordination, petits en apparence, graves à cause de l’exemple et de la multiplicité ; mais la mauvaise tenue, qui choque dans trop de bataillons, dépend aussi de plusieurs autres causes. On a déjà vu qu’il y avait lieu d’adresser de grands reproches à l’état-major, surtout pendant les deux mois de commandement du général Tamisier. Non-seulement l’organisation première a été mal conçue et mal exécutée ; mais une fois l’enrôlement fait et les bataillons constitués, on semble s’être appliqué sans relâche à rédiger jour par jour une série d’ordres si diffus, si obscurs, si contradictoires, que les officiers, désespérant de se reconnaître dans ce chaos, ont renoncé à les interpréter. De cette quantité d’instructions, dont les unes ont été rendues publiques et dont les autres demeurent cachées dans les livres tenus par les fourriers, il n’en est pas une, pour ainsi dire, qui ne soit restée lettre morte. Un pareil système est évidemment peu favorable au maintien de la discipline. Abandonnées à elles-mêmes, les compagnies ont senti quelquefois l’impulsion que le chef de bataillon leur donnait selon son gré et sous sa responsabilité ; elles n’ont jamais senti celle du commandant supérieur, et rarement les capitaines ont eu d’autre guide que leur instinct et leurs propres lumières : inconvénient d’autant plus regrettable que dans les cadres d’officiers l’insuffisance était plus générale. Nous ne surprendrons personne en ajoutant que, sur ce chapitre de la discipline, un certain nombre d’officiers ont laissé voir de l’indifférence, et même une complaisance impossible à excuser. Ce qui a contribué du reste à rendre la sévérité du commandement plus difficile, c’est que les moyens de répression, fort énergiques sur le papier, sont en pratique à peu près dérisoires. Si par extraordinaire un jour de garde une punition est infligée, si un homme passe la nuit à la salle de police, celui-ci, loin de regretter sa place au bastion et sous la tente, s’y trouvera bien mieux traité et plus au chaud. Un autre point qu’on ne peut taire, quoi qu’il en coûte, c’est que le contact de l’armée régulière a eu presque toujours des résultats bien différens de ceux qu’on aurait attendus. Le service des remparts n’est pas uniquement confié à la garde nationale ; des militaires de différentes armes se trouvent aussi sur les bastions ou dans le voisinage. En outre, on se rencontre fréquemment dans les cabarets et dans les cantines. Or, au lieu d’un double enseignement, il y a eu la double danger, — la conversation et l’exemple. Nous ignorons ce que valait en temps ordinaire la discipline de nos troupes. Plusieurs officiers nous assurent que, sous l’empire, un grand relâchement s’était produit dans les mœurs de l’armée comme dans les mœurs du pays. Quelques-uns affirment aussi que le laisser-aller contracté dans les dernières guerres a peu à peu détruit ce qui restait de l’ancien respect des règlemens. On croit enfin, avec raison ce semble, que cette désinvolture débraillée, ce chic des zouaves mis à la mode depuis Sébastopol, ont insensiblement gagné les autres corps et y ont effacé la vraie notion des devoirs du soldat. En ce sens, les victoires mêmes de l’empire auraient été nuisibles. La persuasion que, pour vaincre, il suffit d’un furieux élan et d’une charge à la baïonnette aurait fait oublier le grand principe de l’obéissance aux ordres donnés. Quoi qu’il en soit, les troupes dont se composait l’armée de Paris au commencement du siège, recrues mêlées en hâte à quelques débris de vieux régimens, n’étaient pas faites pour servir de modèle aux milices sans expérience qui se formaient au métier des armes. A coup sûr, ces mêmes troupes, aujourd’hui réorganisées, sont bien différentes de ce qu’elles étaient à Châtillon, elles le prouvent en ce moment même ; mais l’esprit qui les animait alors n’en a pas moins produit des effets regrettables. Très souvent ces soldats ont donné l’exemple du mépris des consignes, de la négligence dans les parties les plus importantes du service et du manque de respect pour les supérieurs. Joignez maintenant à tout cela les folles imaginations qui ont été répandues dans la foule par quelques journaux ou par des orateurs de club sur les prodigieux résultats des sorties en masse. Il eût suffi, à les en croire, que tout ce qui habitait Paris, hommes, femmes, enfans, vieillards, se ruât sur les lignes prussiennes pour anéantir d’un seul coup les plans militaires de M. de Moltke. Ces discours chimériques, auxquels on mêlait fort mal à propos le souvenir des armées de la convention et des volontaires en sabots de 1792, n’ont que trop vivement agi sur la naïveté populaire. Souvent on fut porté à faire bon marché d’une discipline incommode, parce qu’on voyait en pensée les armées ennemies s’évanouir devant la seule majesté de la république.

En résumé, dès le milieu d’octobre le gouvernement de la défense nationale disposait à Paris d’une milice de 300,000 hommes qui déployait, à tout prendre, un ensemble de qualités inespérées ; mais ces qualités se trouvaient et se trouvent encore aujourd’hui balancées par de grands vices. La masse de citoyens destinée à former une armée était dépourvue de bons officiers, en partie ruinée par des habitudes d’ivrognerie, en partie minée par l’esprit d’indiscipline. De plus, par un oubli qui ne peut s’expliquer, on avait négligé, malgré les réclamations les plus vives, de faire le triage nécessaire des hommes jeunes et vigoureux, qui seraient appelés sans doute à sortir des retranchemens, et des pères de famille, auxquels devait être laissé le service de l’ordre public et de la défense intérieure. Le temps du général Trochu a été absorbé, nous le savons, par un nombre infini de soins ; cependant la perte de plusieurs semaines, quelles qu’en soient les causes, n’en fut pas moins ici un fait malheureux. À cette faute s’ajoutèrent des maladresses qui ne peuvent être passées sous silence, car elles touchent au cœur même de notre sujet.

Ce fut le 14 octobre seulement que le gouvernement s’occupa pour la première fois de diviser la garde nationale en deux catégories, dont l’une devait être mobilisée et l’autre rester sédentaire. Dans une lettre adressée le 15 octobre au maire de Paris, le général Trochu expliqua comment il comptait former des bataillons mobilisés, pour le recrutement desquels il s’adressait uniquement au patriotisme des volontaires. « Les bataillons de guerre de la garde nationale, appelés à concourir à des opérations extérieures avec l’armée régulière et la garde mobile, seront soumis comme elles, écrivait-il, aux lois et règlemens militaires. Ils recevront les prestations en nature (vivres de campagne) et la solde des troupes, en échange de la solde que reçoit aujourd’hui la garde nationale sédentaire, à dater du jour où ils auront été mobilisés. Ce document ne fut ni goûté ni même bien compris, et l’on attendit le décret annoncé, qui parut le surlendemain, et qui n’excita qu’un étonnement universel. Vainement en effet y eût-on cherché ce que le gouvernement exigeait au juste des volontaires, et quelles garanties il leur offrait en retour de l’engagement demandé. Ce qui était le moins douteux, c’est que les hommes ainsi enrôlés seraient soumis aux mêmes obligations que la garde mobile et l’armée régulière, sans participer aux avantages dont jouissent les soldats enrôlés dans l’armée ou dans la mobile. On ignorait et pour combien de temps l’on serait pris et jusqu’où l’on pourrait être envoyé. Resterait-on autour de Paris ? irait-on en Allemagne, si la fortune y ramenait nos armes ? Le décret ne le disait pas. Quant à la solde et aux prestations, l’article 10 répétait simplement ce qu’avait dit la lettre de l’avant-veille, à savoir qu’on serait assimilé en ce point à la garde mobile à partir du jour où le bataillon quitterait l’enceinte. Les gardes nationaux nécessiteux auxquels l’indemnité journalière de 1 fr. 50 cent, était allouée, pensèrent donc avec raison qu’on leur supprimerait ce secours. Enfin l’article 7 laissait à la charge des volontaires les frais obligatoires d’habillement et d’équipement, la ville de Paris devant seulement venir en aide à ceux qui seraient hors d’état de faire face à ces dépenses. A bien peser les termes du décret, il valait infiniment mieux s’engager dans un régiment de ligne.

Puisqu’il avait si longtemps attendu, le gouvernement aurait dû au moins étudier plus attentivement un projet d’une telle importance. Il ne fallut pas moins, pour le faire accepter, que cinq ou six rectifications en forme de commentaires et l’intervention successive de M. Jules Favre, de M. Etienne Arago et du général Tamisier. Alors seulement les enrôlemens commencèrent ; mais le début avait tout compromis. On eut beau, dans quelques mairies, afficher des adresses remplies d’emphase, invoquer la patrie en deuil, déployer l’appareil théâtral des drapeaux, des tambours, des tentures funèbres ; il aurait mieux valu que le gouvernement mît dans ses actes plus de clarté, de suite et de précision. Nombre de citoyens, braves et déterminés à lutter sous Paris en gens de cœur, mais pour qui c’eût été le dernier sacrifice de se voir indéfiniment associés à l’armée active, en restèrent à la première impression que le décret leur avait faite. La lecture en était d’ailleurs presque toujours accompagnée d’interprétations malveillantes par les chefs de la garde nationale. Pour des raisons diverses, la plupart des commandans se montraient hostiles à cette mobilisation. Plusieurs alléguaient qu’il était trop tard, qu’on allait désorganiser leurs bataillons, leur enlever tous les bons élémens, ne leur laisser dans les mains que ce qui était médiocre et débile. D’autres se refusaient à dresser des listes de volontaires, affirmant que leur bataillon tout entier demandait à marcher au feu, ce qui en réalité n’engageait personne. Survint le désarroi du 31 octobre, qui coupa court aux enrôlemens. Dès lors il ne fut pas plus question du décret du 16 que s’il n’avait jamais été rendu. Le gouvernement avait compté, dit-on, sur 100,000 hommes ; nous ne savons pas exactement quel fut le nombre de ceux qui répondirent à son appel, mais ce nombre a été malheureusement assez petit pour qu’on n’ait pas cru devoir le publier. L’entreprise avorta pour avoir été mal conduite.

Il y avait deux mois déjà que la république était fondée. Que n’avait-on su profiter de ces journées superbes de septembre, lorsque partout retentissaient les plus fiers accens de vengeance, lorsque la réponse de M. Jules Favre à la Prusse faisait tressaillir jusqu’aux murailles, et que la patrie elle-même était descendue au fond des cœurs ? Pour n’avoir pas su nourrir l’ardeur qu’il avait lui-même allumée, le gouvernement la laissa se changer insensiblement en une impatience maladive. Il fut moins prompt à l’exécution qu’aux discours, et fatigua Paris comme on lasserait un cheval généreux qu’on contraindrait de rester immobile en l’excitant du geste et de la voix. Le coup soudain de la chute de Metz trouva la population amollie et mal préparée. On nous avait habitués à compter sur d’autres que sur nous-mêmes, et nos chefs semblaient croire que le jour était proche où Bazaine se chargerait d’apporter un dénoûment vengeur. On commit une faute analogue et plus grave encore en entretenant l’illusion que, Metz étant rendu et Bazaine ayant capitulé, l’Europe s’interposerait et prêterait son égide à la France. Cette erreur dissipée, l’énervement fut à son comble. Dans Paris, cinq ou six journaux contribuaient sciemment à pervertir l’esprit public. Les uns, que touchait seule la considération du gain, tenaient boutique de nouvelles alarmantes et mensongères ; les autres, instrumens d’intrigantes coteries, semaient le trouble et la défiance. Au dehors, c’est-à-dire aux états-majors des secteurs et sur les remparts, les militaires assombrissaient les âmes par leurs propos décourageans, et la contagion gagnait vite. Si l’on en croyait les officiers de l’armée active, trop accoutumés depuis longtemps à faire abstraction de la force morale, l’impossibilité de prolonger la résistance était mathématique, tout était bien fini, l’on ne pouvait aller contre les règles ; il ne restait plus qu’à décider si l’honneur militaire exigeait qu’on perdît encore une bataille avant de se rendre. Chez les soldats, la résignation remplaçait l’entrain disparu ; ils répétaient qu’il n’y avait plus qu’à bien mourir « sous les ordres du général De profundis. » La garde nationale ne pouvait échapper à ces impressions. Par une fâcheuse coïncidence, ce fut précisément alors que parut un nouveau décret, celui du 8 novembre, aux termes duquel chaque bataillon devait fournir quatre compagnies de guerre.

Nous avons déjà fait connaître l’économie de ce décret. Il arrivait si tard que toute critique, même bienveillante, devenait inutile et intempestive. Militairement la conception pouvait être meilleure. Au point de vue civil, l’application entraîna des inégalités, des inconséquences, qui parurent choquantes. Il y eut des bataillons où le chiffre des volontaires inscrits égalait ou dépassait même le contingent demandé ; mais il s’en fallait qu’il en fût de même partout, et quelquefois l’on dut, pour compléter l’effectif, atteindre la catégorie des pères de famille. Jamais loi n’a produit des effets aussi disparates. Celle-ci donna lieu à des scènes pénibles. Uniquement pénétrés de l’idée qu’une injustice était commise, plusieurs citoyens éclatèrent en récriminations malheureuses, et, quand les compagnies nouvelles se réunirent le 11 novembre pour procéder à la formation de leurs cadres, ils voulurent que leurs protestations fussent jointes aux procès-verbaux des élections. Bien plus, des compagnies entières (en petit nombre, il faut le dire) refusèrent nettement de se constituer. Divers argumens furent invoqués ; on déclara surtout que les pères de famille ne devaient pas aller s’exposer aux balles prussiennes quand il était notoire que des célibataires et des jeunes gens se trouvaient soustraits au danger. Quelque reproche qu’on pût faire à la loi, ceux qui parlaient ainsi oubliaient quel était leur strict devoir. Dans l’état où nous sommes, il faudrait que depuis longtemps tout célibataire fît partie de l’armée active, et tout homme marié des bataillons de garde nationale mobilisés. Voilà la vérité, et dès lors il était coupable de chercher derrière soi ou à ses côtés de quoi colorer un refus. N’avions-nous pas d’ailleurs assez haut réclamé des armes ? Pensions-nous que les fusils n’avaient d’autre usage que la parade ou l’exercice ? Quoi ! pendant de longs jours et de longues semaines, on accusait les lenteurs de la province à nous secourir, on s’indignait que les milices du nord, de l’ouest et du midi ne sortissent pas en foule du fond des villes, des villages et des hameaux, — et nous, les habitans. de la capitale assiégée, si l’on nous proposait de passer les ponts-levis de nos portes et de tenir garnison dans nos propres forts, nous osions répondre par des murmures !

Par bonheur, les Français ont un ressort assez énergique pour que les abattemens soient chez eux de courte durée. La seule différence que l’on constate après la crise, c’est qu’il y a plus de calme et de sang-froid dans les courages. Si quelqu’un en pouvait douter, nous n’aurions pas écrit ce que l’on vient de lire, et nous aurions caché silencieusement notre douleur. Aujourd’hui donc, toutes les compagnies de guerre sont définitivement constituées, et le gouvernement dispose ainsi de plus de 100,000 hommes, qu’il aurait pu sans doute appeler à l’activité avec plus de discernement, mais qui sont prêts, qui ont compris que l’heure des réclamations était passée, qui feront ce qu’on attend d’eux. Déjà l’occupation de Bondy, opérée le 24 novembre par le 72e bataillon, est du meilleur présage, et nous savons que d’autres bataillons prennent une part glorieuse à la grande lutte qui a commencé le 29. Sans doute l’heureuse annonce de la victoire d’Orléans est arrivée à point pour nous faire respirer, si j’ose dire, une autre atmosphère, sans doute le succès du général d’Aurelle et les récits encourageans qui sont envoyés de province ont produit un changement soudain dans le langage de l’armée et dans le ton même de la presse ; mais nous devons surtout nos vaillantes dispositions à un prompt retour vers nous-mêmes et vers la réalité des choses. Persuadés qu’il faut, pour en finir, engager la lutte à outrance, nous ne sommes plus à la merci ni des rumeurs ni des événemens. Dussions-nous éprouver encore d’autre déceptions, dussent nos malheurs passer notre attente, nous savons que beaucoup mourront peut-être, mais que Paris fera son devoir.

Tandis que les bataillons de dépôt sont aux remparts comme par le passé, les compagnies mobilisées achèvent de s’équiper à tour de rôle et partent pour les points qui leur sont assignés. Les hommes qui les composent vont être appelés au service des avant-postes, des grand’gardes, et à l’occasion ils se mêleront dans la bataille à leurs camarades de la mobile et de la ligne. La garde nationale sera, selon le vœu du général Trochu, selon son propre vœu, une armée véritable. On a vu quel était son fort et son faible. Si les défauts que nous avons signalés sont graves, il suffira d’appliquer énergiquement les remèdes certains que le bon sens suggère.

Avant toutes choses, il faut bannir de nos rangs ce vice d’ivrognerie qui nous compromet et nous souille. Qu’on ne craigne pas d’employer la rigueur. Punissez durement tous ceux qui s’enivrent, retranchez-leur la solde, mettez-les dans de vraies prisons, et, s’il le faut, que les officiers répondent de désordres qu’ils ne devraient pas souffrir. Plutôt encore que de réprimer les abus, essayez de les prévenir ; faites exécuter les règlemens sur les cantines, ne permettez plus que des sous-officiers établissent à leur compte des débits de vin et d’eau-de-vie, et ne tolérez plus surtout l’oisiveté dans laquelle on entretient les hommes. La faction achevée, des soldats n’ont-ils donc plus qu’à jouer et à boire ? Pourquoi ne pas donner quelques heures du jour à des exercices qui ne seront jamais trop répétés, ou à ces marches militaires prescrites depuis plus d’un mois, mais trop rarement accomplies ? Pourquoi ne pas obliger tant de bras inactifs à faire des corvées utiles, remuer le sol, transporter les déblais, construire ici des barricades, ailleurs placer des sacs à terre ? Dans les commencemens du siège, le génie demanda en vain de pareils services à la garde nationale ; les hommes les plus habitués par état aux travaux manuels furent ceux qui se récrièrent davantage, et des officiers, aux applaudissemens de leurs compagnies, répondirent : « Nous ne commandons pas des terrassiers, mais des soldats. » Phrase absurde ; à ce compte, nous voilà loin du soldat romain dont parle Végèce, pour qui c’était tout un de manier le glaive ou la pioche : ferrum gestare, fossam ducere, omis ferre ; duratis ad omnem laborum tolerantiam membris. Il faut y revenir, car les généraux de ce temps-là savaient leur métier. Quant à la discipline, vous la sauverez de même ; moins d’ordres du jour et plus d’actes, moins de menaces et plus de faits. Qu’on cesse d’user de ménagemens qui nous perdent ; ne laissez pas chômer les conseils de guerre ; soyez inexorable dans l’exécution des arrêts. Parce qu’on a eu la faiblesse de ne pas fusiller un homme, on risque quelquefois le salut d’une troupe. Il faudra réparer aussi, dans la mesure du possible, ce que les cadres ont de défectueux. Ayez un petit nombre d’inspecteurs sévères chargés incessamment de parcourir chaque secteur et munis de pouvoirs assez étendus pour qu’on redoute leur visite. Puisqu’il n’a pas été possible de créer des divisions, des brigades, des régimens, et que le bataillon demeure l’unité, ces inspecteurs serviront au moins d’intermédiaires entre les 266 chefs de bataillon et le commandant supérieur. Leur rôle consistera justement-à transmettre la direction générale, qui jusqu’ici a trop fait défaut dans l’organisation élémentaire que la nécessité a imposée. Que cette direction soit ferme, uniforme, constante, que nulle mesure ne soit hâtivement édictée sans qu’on ait pris le temps d’en étudier les effets ; en un mot, que tout soit pesé, afin que chacun soit mis à même de connaître nettement et une fois pour toutes son devoir. L’état-major général doit pouvoir exercer sur les officiers la même action qu’il demande à ceux-ci d’exercer sur leurs troupes. Cela fait, il ne restera plus qu’à entretenir dans nos rangs ce sentiment suprême qui fait les armées victorieuses. La dernière proclamation du général Trochu à la population de Paris, celle du général Ducrot aux soldats de la deuxième armée, sont de nobles modèles des seuls discours que, jusqu’à la paix, nous devions entendre

Maintenant, si l’attente des prochains combats laissait quelque repos d’esprit, il serait intéressant de s’arrêter aux changemens qu’apportent dans les mœurs trois mois d’une vie si nouvelle. La société devra sans aucun doute en tirer d’heureux fruits. Ce qui frappe d’abord, c’est la fusion rapide et facile que les circonstances ont faite des élémens les plus divers. La même cause patriotique a réuni, fusil en main, l’homme du monde élevé dans cet élégant scepticisme dont vingt ans de corruption avaient si bien consolidé l’empire, le bourgeois avec ses préoccupations étroites et ses vues timorées sur les affaires du pays, l’ouvrier qui a conservé la foi robuste en dépit d’appétits grossiers, et qui poursuit un certain idéal mêlé d’utopies et de sentimens généreux. Ils ont vécu ensemble et se sont connus, ils ont partagé le même lit de camp sous la tente, ils se sont, comme on dit, senti les coudes dans le rang ; ils savent que le premier d’entre eux qui tombera sera recueilli et vengé par les autres. Les riches ont compris qu’il ne fallait reprocher aux malheureux ni tant d’aveuglement ni tant de noirceur, les pauvres qu’on pouvait jouir des biens de la fortune sans que le cœur devînt égoïste et altier. Surpris au premier jour d’une rencontre inattendue, ils se sont liés bientôt d’une camaraderie sincère, et qui sait combien de préjugés ont été ainsi détruits de part et d’autre ? Quelques politiques prudens conçoivent cependant des craintes et se demandent déjà si, la paix rétablie, il sera bien sage de laisser des armes à cette multitude énorme. Ils allèguent, à tort suivant nous, ce qui s’est passé le 31 octobre ; mais quand l’histoire véritable de cette journée sera connue, on saura qu’il en faut surtout imputer les excès à l’imprudence du gouvernement, qui laissa dégénérer en sédition ce qui n’était d’abord qu’une manifestation inopportune, et qui eût dû faire passer dès longtemps en cour martiale les quelques factieux qui tentèrent un coup d’audace à la faveur du mouvement. Il importe en outre de remarquer que, si l’on n’eût montré une longanimité déplorable, la foule n’aurait pas songé à envahir l’Hôtel de Ville. Enfin n’oublions pas que c’est à l’intervention de la garde nationale elle-même que le gouverneur de Paris et ses collègues durent leur délivrance sans qu’une goutte de sang ait été versée. L’époque où nous vivons est peu propice aux conjectures sur l’avenir ; est-ce pourtant se montrer téméraire que de faire reposer dans la garde nationale, telle quelle est aujourd’hui constituée, une de nos futures garanties d’ordre et de sécurité publique ? D’ailleurs cette époque extraordinaire offre une particularité digne d’attention et capable de rassurer ceux qui redoutent encore des troubles civils : c’est que tout le monde s’accorde à croire que la justice, l’ordre et la paix pourront seuls panser nos blessures et qu’ils n’ont pas besoin d’autres sauveurs, c’est que les partisans mêmes du régime personnel, s’il en reste, n’ont plus de candidat sur qui lever les yeux. Faute d’aspirans à la tyrannie, il nous sera donné peut-être de fonder cette fois en France le règne de la liberté.


E. LIEBERT.